« Le Cinéma, c’est de l’idéogramme » Entretien de Catherine Breillat avec Jean-Michel Devésa /
“Movie is an Ideogram”. An Interview with Catherine Breillat
Abstract: In this long interview with Jean-Michel Devésa, Catherine Breillat explains and comments on how her books and films seek to clarify the process through which women construct their identity. She wants to show what is not watchable. She films as a painter. So her approach is metaphysical. She is indeed convinced that flesh and the body can be a way to the sacred.
Key Words: Flesh; Sacred; Ideogram; Identity; Gender; Movie.
Catherine Breillat était à Bordeaux le vendredi 10 octobre 2014, pour une « avant-première artistique » au colloque universitaire qui a fourni une partie de la matière du présent ouvrage. Dix ans après avoir reçu cette grande cinéaste et romancière (c’était en 2004, pour Anatomie de l’enfer, dans un cinéma qui n’existe plus, le Jean-Vigo), j’avais pris contact avec elle pour lui proposer de parler de l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire, dans le cadre du Colloque international que j’organisais, et dont la tenue avait été fixée au 17 et au 18 octobre. Il me semblait pertinent de la convier à entretenir les participants et le public de son travail examiné sous cet angle, et d’en profiter pour rediffuser son très beau film Une Vieille maîtresse (2007). Catherine Breillat avait immédiatement accepté. Or, entretemps, le Festival de cinéma de Taïwan l’a approchée pour lui demander d’en être l’invitée d’honneur à ces mêmes dates. Je lui ai donc suggéré d’avancer son séjour d’une semaine, puis j’ai sollicité l’équipe de la Librairie Mollat pour filmer l’entretien qu’elle m’accorderait et pour le monter rapidement, de manière à le diffuser lors de l’ouverture du colloque. Ce qui a été fait. Depuis lors, cette vidéo est disponible sur la Toile, notamment à cette adresse :
Le texte qu’on va lire résulte d’une transcription relue et corrigée par Catherine Breillat (en février 2016).
Jean-Michel Devésa : Chère Catherine Breillat, merci d’être à Bordeaux, vous êtes une romancière[1], une scénariste[2] et, bien sûr, une réalisatrice de cinéma[3], vous avez été actrice[4]…
Catherine Breillat : … un tout petit peu…
J.-M. D. : … un tout petit peu, mais vous avez joué devant la caméra… J’ai envie de recourir à une formule, elles sont toutes réductrices, les formules, cependant il me semble à bien des égards que vous êtes une artiste du corps et de l’identité des femmes, je veux dire par là que vous êtes une romancière et une cinéaste du processus à travers lequel les femmes construisent leur identité.
C. B. : Là, je suis d’accord… en particulier, à propos de Romance où c’est la démarche même du film… Pour le reste, oui, mais alors peut-être que je n’en étais pas consciente… Romance, j’ai toujours dit que c’était une quête de l’identité sexuelle, de l’identité de femme… Qu’est-ce qui fait que le sexe définit toujours quelque chose d’autre à l’égard de soi et de la société ?
J.-M. D. : Du coup, votre cinéma est peut-être un cinéma qui montre ce qui n’est pas regardable[5], je reprends un mot d’un de vos personnages dans Anatomie de l’enfer.
C. B. : Oui, j’ai eu les plus grandes difficultés à faire 36 Fillette, il y avait cette très longue scène dans la chambre, où il rôde, comme cela, après elle, et, elle, elle reste, c’est une immense scène, et on me disait toujours : « ça, normalement, on l’ellipse, ça n’est pas intéressant, on sait ce qui va se passer… », et en fait, oui, je suis aussi le metteur en scène du lieu commun, le lieu commun, on sait ce que cela veut dire, c’est quelque chose qui est tellement battu et rebattu, on sait ce que c’est, le lieu commun, on sait et on passe, car c’est trop ennuyeux. Or le lieu commun, c’est bien là où l’on est et ce qu’on cache, c’est justement pour cela qu’on ne le montre pas, il déchaîne une violence absolument sans pareil. C’est ce qu’a produit 36 Fillette. Parce que j’étais allée dans le lieu commun. On l’a donc jugé inintéressant. Ce n’est pas vrai, c’est là que sont les choses !
J.-M. D. : Si vous me permettez, souvent la critique s’arrête à un plan, une scène ; elle soustrait un détail qu’elle considère comme scandaleux, sulfureux. Cette attitude dénote un embarras et un malaise à l’endroit du propos que vous tenez : dans toute votre œuvre, vous insistez énormément sur l’idée que les femmes, eh bien, c’est l’origine du monde. Voilà ce qui peut-être gêne la critique dans vos films…
C. B. : Je voudrais revenir sur les termes « scandaleux » et « sulfureux » que je déteste. L’idée qu’on m’oppose c’est que je voudrais faire scandale parce qu’ainsi j’aurais du succès, je verserais alors dans la vulgarité. Or non. Mes films ne sont pas scandaleux, mes livres ne le sont pas davantage, je suis un scandale. Moins maintenant mais au départ, l’époque ne tolérait pas ce que je faisais. C’était moins ce que je faisais qui était scandaleux, c’était ce que j’étais, parce qu’on est dans ses œuvres, pour moi, quand j’ai écrit mon premier livre, j’avais seize ans, il a été interdit au moins de dix-huit ans, cela prouve bien que je suis un scandale puisque j’étais interdite à moi-même… La société vous parque de côté, ce genre de personnes, on n’en veut pas ! C’est scandaleux qu’elles existent. Elles sont comme une infirmité, une verrue… Ensuite, « sulfureux », cela veut dire quoi ? Une fois j’avais répondu à un journaliste que je n’étais pas sulfureuse, c’était la société qui sentait le moisi. Et c’est vrai ! Cela s’ouvre un peu et puis cela revient à ce que j’ai fait depuis le début. Quand vous regardez Abdellatif Kechiche, c’est très proche de moi ce qu’il fait…
J.-M. D. : Votre premier livre, c’est…
C. B. : … L’Homme facile.
J.-M. D. : Une vraie jeune fille, vous l’avez publiée en 1968…
C. B. : Je ne me souviens d’aucune date… Il est vrai que c’était il y a très longtemps…
J.-M. D. : Non, c’était hier…
C. B. : Mais non, c’était il y a vingt-cinq ans, un quart de siècle, au moins…
J.-M. D. : J’ai le sentiment que la manière dont vous filmez les actrices, la manière dont vous filmez les femmes, c’est cela qui dérange la société… Parce que vous regardez les actrices, et à travers elles les femmes, avec beaucoup de tendresse. Cette tendresse que vous exprimez à l’endroit du corps féminin, vis-à-vis du féminin, est complètement rejetée par une société qui « plaque » un propos sur vos films. On dirait que les critiques ne voient pas vos films…
C. B. : C’est très bizarre, le bon ton du cinéma français, mais le bon ton, vraiment, exigeait que les films fussent faits avec une focale de 50, ce qui correspond à la vision, à la perception de la réalité. Or moi, tout le monde pense que je suis réaliste, non !, pas tout à fait, au début je ne savais rien, je ne connaissais pas les focales, rien du tout, et mon chef opérateur disait : « Ah oui », et moi : « Mais non », vous savez, sur les visages féminins le 50 ce n’est pas beau, il faut au moins le 60, cela les rend belles comme le regard rend beau, le 50 rend terne comme la société rend terne, j’ai toujours voulu magnifier les femmes, contrairement à ce qu’on croit, je les rend belles, je trouve la bonne focale, je trouve la coiffure, je trouve les couleurs. Dans Tapage nocturne, Dominique Laffin avait un problème de cheveux, elle n’en avait pas beaucoup, j’ai changé tous les murs, je lui ai mis des murs entièrement marron, si bien qu’on ne voyait pas son crâne, je le lui crayonnais… Vous ne savez pas comme je fais attention, les femmes, je fais très attention à les embellir. Moi, je suis amoureuse de la beauté. Regardez comme elles sont belles mes actrices !
J.-M. D. : Absolument. Votre cinéma et vos films ont une signature, c’est l’image. Vous avez notamment une lumière qui est prodigieuse. Votre collaborateur Yórgos Arvanitis…
C. B. : Oui, il est formidable… J’ai aussi beaucoup aimé Eric Gautier, beaucoup aimé… Yórgos, évidemment… Je devais faire Une vieille maîtresse mais il y a très longtemps, dix ans avant de le faire vraiment… Et je n’avais pas de chef opérateur… Laurent Dailland, mon chef opérateur à moi, était pris pour faire, je crois, un film de Nicole Garcia, qui est quelqu’un que j’aime beaucoup mais qui est dans le sérail, pas moi. Laurent est un très bon chef opérateur, il est maintenant devenu un grand. On me disait « Si tu avais une belle lumière… » Mais il faisait une très belle lumière ! D’ailleurs, 36 Fillette, en Angleterre on trouvait que le chef opérateur était génial, ici c’était le plus mauvais du monde, ses couleurs étaient vulgaires, tout était affreux… Quand les gens veulent détester, ils détestent… En France, à l’époque, un chef opérateur demandait toujours : « Est-ce que tu veux faire le film en bleu ou en grège ?… – En couleur ! » En multicolore, cela ne leur venait pas à l’idée, ce n’était pas chic ! Une vraie jeune fille, j’ai voulu que ce soit des couleurs de l’hyperréalisme de la peinture américaine, un turquoise, un orange, des couleurs comme cela, lesquelles étaient celles du Moyen Âge, et pas seulement des couleurs modernes, mais quand même plus pop…
J.-M. D. : En vous écoutant à propos des couleurs, il m’est venu une idée, je vous la soumets. Vous filmez les actrices, notamment, comme si vous faisiez du cinéma en noir et blanc ; j’ai l’impression que vous faites du cinéma en noir et blanc mais avec de la couleur…
C. B. : [Sourire] C’est ce que j’ai dit à Yórgos quand nous avons tourné Anatomie de l’enfer : je lui ai confié, c’est un film muet mais qui parle beaucoup, et c’est un film expressionniste allemand en noir et blanc sauf qu’il est en couleur… Lui, il l’a très bien compris !
J.-M. D. : Je saisis la balle au bond. Vous parlez de cinéma muet. Il me semble que, dans votre façon de filmer, vous usez du gros plan, vous insistez sur le visage de vos acteurs, de vos actrices. Vous recourez précisément à un expressionnisme auquel nous ne sommes pas habitués par et dans le cinéma contemporain : de votre part, cette « rhétorique » relève du regard d’un peintre, d’un artiste qui connaît et aime la peinture, vous filmez comme si vous étiez un peintre…
C. B. : J’aime la peinture, vous ne pouvez même pas imaginer ! Et je fais les couleurs ! Une vraie jeune fille, j’ai tout peint ! L’herbe, je l’ai jaunie, je ne voulais pas qu’elle fût verte ; c’est moi qui ai cousu les vêtements, j’ai repeint le bikini parce qu’il était bleu marine et blanc, je l’ai refait rose et noir… Pour Romance, quand j’ai vu l’exposition Georges de la tour, j’ai compris dans et avec quelles couleurs j’allais faire le film : blanc, rouge, marron et aussi le blanc blanc blanc sur blanc…, Yórgos en était malade, il me conseillait de mettre un petit peu de beige dans ce blanc, « Regarde la main, là, c’est affreux, il faut une touche… » Je lui répondais que si nous faisions tout blanc, ce serait autre chose, ce serait radical, ce ne serait pas comme une juxtaposition de couleurs à côté du blanc, ce ne serait pas ainsi, nous ferions certaines scènes en blanc, tout en blanc, tout blanc, après il a été ravi !
J.-M. D. : Vous m’encouragez donc à penser que vous filmez comme si vous étiez un peintre mais il y a plus, votre rapport à la matière et aux matériaux. Je sais que pour Une vieille maîtresse, vous avez cherché des tissus. Vous accordez une importance considérable aux objets. Avant de tourner, vous allez dans les marchés, les brocantes, vous avez besoin de choses dont vous éprouvez la réalité à travers la sensation que vous avez d’elle…
C. B. : La robe rouge de Romance, je l’ai achetée parce que c’était une robe de cinéma, je n’avais pas encore Romance en tête, et puis je n’avais guère d’argent, c’était une robe de cinéma, c’est tout, je me suis dit que je la retrouverai pas, parce que pour le rouge il faut des matériaux nobles, une soie qu’on ne fait pratiquement plus, j’aime aussi les coupes intemporelles, oui, bien sûr de l’époque moderne, mais quand même intemporelle, qu’on ne soit pas enfermé dans un temps historique qui fait qu’ensuite, dans un film, on ne comprend plus les sentiments, si les coiffures sont démodées par exemple, il faut tout faire le plus simple possible. Que cela ne prenne pas un coup de vieux, les films ! Quand j’étais petite, je ne faisais que dessiner et peindre, en fait je ne faisais que des portraits. La peinture, malgré tout, ce sont des portraits… C’est cela qui me plaît par-dessus tout…
[Dans la vidéo, fondu au noir]
J.-M. D. : L’entretien que vous m’accordez sera diffusé dans huit jours en ouverture d’un colloque où seront étudiées la trahison des images et la déficience des langues. Quand j’ai pris contact avec vous pour vous y inviter, vous m’avez fait remarquer que vous aviez passé votre vie à vous « trahir », en portant certains de vos textes à l’écran…
C. B. : Je ne me souviens pas de vous l’avoir dit ainsi…
J.-M. : Vous me l’avez écrit…
C. B. : De cette formule, je ne me souviens pas mais c’est vrai, sinon l’œuvre se suffit à elle-même : quand on adapte, si on veut faire œuvre, il faut trahir la précédente. Les Américains et les Français, les producteurs et les acteurs, tous ceux qui pensent qu’un scénario c’est du bronze, eh bien non, c’est un outil de travail, il vaut mieux qu’il soit très agréable à lire, cela emporte vers du romanesque, cela fait rêver, mais c’est un outil de travail ! Justement, si cela fait rêver, cela sert à obtenir les acteurs, le producteur, à réunir l’argent, mais ce n’est pas du tout le film. Dans mon cas, j’écris des films, sur le papier, ils sont très bavards or ce que j’aime c’est le poids du silence. Le poids du silence, c’est entre les lignes. Ce qui est dans le scénario, lorsqu’on le lit, on le lit comme une évidence, ce sont des affirmations, généralement cela m’ennuie. Je fais jouer mes acteurs et je filme tout de suite, je les chorégraphie, on sait où sont les points, ils n’ignorent pas ce qu’ils doivent faire, mais pour jouer ils jouent toujours une fois, tout seuls, sans indication, je filme au cas où ce serait génial, jamais deux fois, le plus souvent ils jouent le pléonasme de ce que j’ai écrit… [Soupir] C’est ennuyeux… C’est tellement ennuyeux que je me dis que je n’ai pas pu m’ennuyer autant en l’écrivant, que c’est impossible que j’aie écrit exactement cela, alors je commence à les « torturer », si on peut dire, à bouger le « rubik’s cube », il y a alors des choses qui apparaissent, du sens, qu’on ne peut pas écrire de manière rectiligne, le sens se produisant par juxtaposition des mots, voilà pourquoi je dis toujours que le cinéma c’est de l’idéogramme, il y a un sens complètement différent qui affleure au même instant, à la même seconde, et qui « retentit » sur celui qui résulte de l’alignement des signes, on a de la sorte des sens qui se contrarient, et c’est là que vient l’émotion, et c’est là qu’on perd un peu ses repères de la réalité. Et moi je fais tout le temps cela, je m’ennuie autrement, je me dirais que je n’aurais pas pu écrire une chose aussi rationnelle, je ne peux pas être rationnelle, je ne peux pas être si attendue… Ou alors il faudrait écrire des dialogues qui fussent un pur chef d’œuvre… Et encore ! Racine, Shakespeare, il ne faut pas les jouer d’une manière attendue…
J.-M. D. : Le sens et la signification de ce que nous disons sont dans les mots mais aussi dans les silences et les espaces entre les mots. Si le cinéma c’est un idéogramme, cela implique que l’encre se détache sur le blanc, sur du blanc, et celui-ci, le blanc, ce n’est pas du néant, c’est ce qui permet au sens d’émerger. Nous sommes d’accord. Je voudrais à ce stade souligner que votre regard, pour moi, est contemporain. J’ai en effet été très sensible à ce que vous avez fait avec Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly. Vous vous êtes sentie à l’aise avec ce roman, avec cet écrivain. Peut-être vous êtes-vous reconnue en lui ?
C. B. : J’ai un côté Barbey d’Aurevilly, c’est évident, ce côté dandy, ce côté blasphématoire, pour l’époque « sulfureux », comme les gens disent, et qui en même temps rentre un tout petit peu dans le rang, mais pas vraiment. En faisant des films, je n’ai jamais eu une conduite totalement suicidaire, quoique… Le roman est volumineux, vous avez vu ?, au cinéma en fait il ne faut pas plus de quatre-vingt dix pages, il convenait de supprimer beaucoup de choses. Et puis je me suis demandé en le faisant quelle était ma légitimité, c’est-à-dire si ce livre me ressemblait suffisamment pour que ce soit mon film, je ne voulais pas adapter l’œuvre de quelqu’un d’autre, ni que cette œuvre s’adapte à moi, j’aspirais à la faire entièrement mienne, d’ailleurs en tournant le film, et pas avant, en tournant je film je me suis rendu compte que je n’étais pas une vieille maîtresse, que je n’étais pas la Vellini. Je l’ai traitée en femme fatale, elle a un décolleté comme cela [geste horizontal de la main droite, depuis la gauche, à hauteur de la poitrine], elle est coiffée comme Marlène Dietrich dans La Femme et le pantin, à son sujet j’ai toujours affirmé que la plus belle Espagnole de tous les temps était allemande et blonde… [Sourire] Oui, Marlène Dietrich, il n’y a pas de doute, La Femme et le pantin avec Marlène Dietrich, c’est la plus belle représentation mythique d’une femme espagnole, flamenca, cela me paraît incroyable… Et Asia [Argento], je voulais qu’elle fût de la sorte, c’était mon rêve finalement de femme fatale, parce que j’adore les femmes fatales de cinéma, je trouve cela sublime, celles des années 1940 et 1950… En revanche, Ryno de Marigny, c’est moi, sauf qu’il est cent fois plus beau que moi, toutefois il a ce côté fille et garçon…
J.-M. D. : Vous me l’avez soufflé de la bouche : vous avez dans ce film un acteur qui est beau comme une fille…
C. B. : Oui, mais qui est un garçon. Il n’est pas efféminé. Je suis éperdument amoureuse des portraits de la Renaissance : Laurent le magnifique, eh bien, voilà ! Ce sont des garçons qui ont la beauté des filles mais qui sont des garçons. Fu’ad [Aït Aattou] quand je l’ai rencontré, c’était avant mon accident cérébral, je l’ai vu dans un café et j’étais avec mon assistant, nous étions en train de préparer Barbe Bleue que nous avons fait bien après, puisque j’ai eu cet accident cérébral, je lui ai dit : « Lui, tu le vois, lui, c’est Ryno de Marigny… » Et comme c’est dur de se lever et d’aller taper sur l’épaule de quelqu’un, nous demeurions ainsi, et je l’ai incité à l’aborder, « Oui, oui, il faut que tu ailles le voir et que tu lui demandes son téléphone, crois-moi, le jour où je te prierai de trouver un garçon beau comme lui, tu iras partout, en vain, s’il sait jouer, il est à moi, il est pour moi, il est à moi… » [Rires]. Cette expression, « il est à moi », les journalistes la prennent très mal. Oui, il est à moi, cela veut dire que c’est quelqu’un qui sera comme moi, avec lequel je serai la même personne. Fu’ad, il est la même personne, sur l’écran, en tous cas. Je le regardais, je me regardais, même s’il est infiniment plus beau, c’était mon rêve depuis mon premier acteur, lequel est Hiram Keller dans Une vraie jeune fille, et qui est la beauté même, j’avais vu le film de Fellini à Paris[6], et j’avais déclaré : « quand je ferai un film, je prendrai cet acteur ! », parce que, bon, il est d’une beauté invraisemblable…
J.-M. D. : Mais de ce roman qui a été écrit en 1851 et dont l’histoire est située en 1835, vous faites un film d’aujourd’hui… Je suis frappé par le carton qui est à la fin du générique, avant que l’action commence, le carton indique « à Paris, 1835 » et il y a une référence à Choderlos de Laclos, c’est un télescopage historique, ce que fait Barbey d’Aurevilly dans son roman, comme l’écrivain vous cherchez dans le passé une histoire et cette histoire, vous ne la restituez pas dans le respect du passé, vous en faites une histoire d’aujourd’hui…
C. B. : Il le fallait absolument. Les grands classiques, les mythes, les tragédies grecques, il n’y a que des rois et des reines, ce n’est pas nous, les sentiments sont si immuables, ce sont des prototypes, finalement c’est nous, nous regardons comme si nous étions des rois et des reines, en nous projetant en eux. Indépendamment de l’époque, ce sont des êtres humains, ils sont comme nous. Au cinéma, nous n’avons pas besoin d’être respectueux de l’histoire. D’ailleurs j’ai commis un anachronisme délibéré lorsque Lio chante un succès de Zarah Leander. On ne peut pas faire de faute d’histoire parce qu’on est ignorant, mais on peut prendre les libertés qu’on veut avec elle parce que le cinéma n’a rien à voir avec la réalité, ce qui compte c’est la vérité, la réalité il y en a plein les journaux, ce qui n’est pas forcément inintéressant, on peut être un artiste de la réalité, quant à moi je ne suis pas un artiste réaliste, ce qui m’intéresse finalement c’est le mythe…
J.-M. D. : C’est très sensible avec Anatomie de l’enfer où la diégèse n’est pas datée, où se rencontrent cette femme et cet homme, tout cela n’a aucune importance, oui, on touche au mythe. Récemment vous avez tourné Barbe bleue, c’est significatif… Vous êtes une cinéaste et une romancière d’aujourd’hui mais vous avez le souci de voir ce qui, peut-être, reste intangible, constant, dans les relations entre les femmes et les hommes.
Notes
[1] Catherine Breillat est notamment l’auteure de L’Homme facile (1968), Le Silence, après… (1970), Les Vêtements de mer (1971), Le Soupirail (1974), Une vraie jeune fille (1976), Tapage nocturne (1979), Pornocratie. (2001), Bad Love (2007).
[2] Il est bon de rappeler que C. Breillat a écrit pour David Hamilton (Bilitis, 1976), Liliana Cavani (La Peau, 1981), Marco Bellochio (Les Yeux, la bouche, 1982), Federico Fellini (Et vogue le navire, 1983), Maurice Pialat (Police, 1985), Christine Pascal (Zanzibar, 1988), pour ne citer qu’eux.
[3] Sa filmographie comprend : Une vraie jeune fille (1976), Tapage nocturne (1979), 36 Fillette ou comment les jeunes filles demandent leur propre meurtre (1988), Sale comme un ange (1991), À propos de Nice, la suite – segment Aux Niçois qui mal y pensent (1995), Parfait Amour (1996), Romance (1999), À ma sœur ! (2001), Brève Traversée (2001), Sex is comedy (2002), Anatomie de l’enfer (2004), Une vieille maîtresse (2007), Barbe bleue (2009), La Belle endormie (2010), Abus de faiblesse (2013).
[4] Dans Le Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, Une saison dans la vie d’Emmanuel (1973) de Claude Weisz, Le Dialogue dans le marécage (1973) de Michel Hermant, Dracula père et fils (1976) d’Édouard Molinaro, Dérapages (1982) de Marie-Christine Questerbert, Une femme de ménage (2002) de Claude Berri .
[5] Dans Anatomie de l’enfer, la fille quand elle propose un singulier contrat à l’homme rencontré dans un bar un singulier contrat explicite son projet en ces termes : « Me regarder par là où je ne suis pas regardable. »
[6] Il est Ascylte dans le Satyricon de Federico Fellini en 1969.