Jean-Michel Devésa
Université de Limoges, France
jmdevesa@free.fr
Le Texte, l’image et la physique du temps réel : l’hypothèse du livre augmenté
Text, Image and Real Time Physics: The Hypothesis of Increased e-book
Abstract: The crisis of representation is increasing due to an information society that undermines the way we feel and think, reflecting our relationship to time and space, which science, particularly physics, teaches us about. Now, with computers, we have a tool to expanded intersemiotic resources. Probably it is necessary to integrate the new technologies with an economy of language that resists “modeling” and reification by ways of the imagination. With this “new” book, the book of a new kind, we may have the vector and the focus of this “integral language” that Roland Barthes saw as the main motive for declaring that “literature is revolutionary”.
Key Words: Enhanced e-book; Contemporary Physics; Time; Real Times; Silent Reading; Contemporary Writing.
Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ?
Roland Barthes, « Écrire la lecture »,
Essais critiques IV, Le Bruissement de la langue.
L’intitulé qui sollicite notre réflexion « La Trahison des images, la déficience des langues » renvoie notamment au travail de René Magritte et à ses expérimentations autour des mots et des images, depuis son intervention de décembre 1927 dans la revue La Révolution surréaliste jusqu’aux différentes versions du tableau titré précisément La Trahison des images, et sa mise en abyme de 1966[1]. Chacun comprend que cette formulation vise l’insurmontable inadéquation du langage à ce qu’il nomme, en raison du caractère arbitraire du signe linguistique. L’enjeu des contributions réunies pour cet ouvrage collectif est bien sûr de mieux cerner le « pas tout montré » et le « mi-dit » inhérents à toute représentation, qu’elle soit iconique ou langagière. Le rappeler n’est pas inutile tant sont nombreux nos contemporains qui ressemblent à l’« adolescente doublement hypnotisée par le défilement d’images sur son écran et le déferlement de sons dans ses écouteurs[2] » qu’observe l’héroïne du dernier roman paru de Julia Deck (Le Triangle d’hiver, 2014). Dans Médium, Philippe Sollers décrit l’état d’hébétude du sujet en butte à ce « bombardement » intensif :
L’habitant anesthésié de la folie est, bien entendu, infecté de télé. Il zappe, il zappe, passe des infos à la météo, des faits divers aux élections, des manifestations aux rabâchages économiques, des divertissements avec rires enregistrés aux drames mondiaux pathétiques, des agonies célèbres à la publicité, des tonnes de chansons à des réunions au sommet (toujours les mêmes marionnettes sur leur inébranlable podium). Nuit et jour, l’image et le bavardage règnent[3].
« Le système » sinon « l’empire des objets » dans lequel nous sommes immergés est moins un « empire des signes », au sens où l’entendait Roland Barthes à propos du Japon, de sa culture et de sa civilisation, que d’abord un « empire de l’information », c’est-à-dire une société capitaliste des écrans : « L’information circule à flots et s’autodétruit, elle n’est jamais pensée, mais sans cesse recouverte par le verbiage des commentaires ‘politiques’.[4] » Du fait de sa tendance à la globalisation, ce régime où domine la circulation d’images « plates » s’affirme de plus en plus comme sans frontière, déterritorialisé, puisqu’« [i]l ne s’agit plus d’un royaume physique conquis par la force des armes, mais d’un empire dématérialisé régi par la technique et l’inquisition financière[5]».Baignant dans l’illusion de la présence immédiate induite par les images et le discours subliminal que celles-ci distillent dans un flux continu et irrépressible de sollicitations visuelles, les sujets humains (dont la première « e-generation » accède au marché du travail et parvient aux responsabilités individuelles et collectives) évoluent aussi dans une cacophonie des langues qui fait que le signe tend non seulement à n’être qu’un simulacre mais que, réduit à sa matérialité, il confine à une logorrhée, parfois à un « magma » d’onomatopées, de borborygmes et d’éructations, n’important que parce qu’ils sont proférés et qu’ils constitue le bruit de fond présidant à l’aliénation de tou(te)s : « Tout le monde écrit et personne ne lit, tout le monde parle et personne n’écoute. J’aurai côtoyé, en passant, ce bruit.[6] » Aveuglés par une représentation qui fait écran et rendus sourds par le brouhaha dans lequel nous plonge l’existence sociale, nous voilà tendanciellement enfermés dans une passivité sans égale : nous sommes agis comme jamais nos prédécesseurs ne l’ont été parce que nous sommes assujettis au règne d’une simulation généralisée. J’en veux pour indice l’accroche parue le 4 septembre 2014 à la une du quotidien de référence suisse romand Le Temps, afin d’attiser l’intérêt et la curiosité des lecteurs pour un billet en page 2 de Jonas Pulver titré « Dieu est-il un ordinateur ? » :
Main numérique
Simuler l’individu. Simuler son vécu. Simuler la société, le climat, les gouvernements, simuler la société, voire la terre entière. Telles sont les promesses des technologies de l’information et des algorithmes. Et si nos vies elles-mêmes étaient déjà les produits d’une super-simulation ? s’interroge Jonas Pulver.[7]
Sous l’effet de cette économie de l’information qui « décroche » les signes de leur signification et de leur ancrage référentiel pour n’en conserver que des formes à bien des égards hologrammatiques, la gouvernance ancienne des hommes, laquelle était disciplinaire, s’est amuïe en un contrôle paralysant. Experte dans l’art de faire du neuf avec du vieux, la société recycle à tout crin les croyances et les certitudes du passé au terme de leur relookage et de leur custermisation. Par la même occasion, elle arase la mémoire politique du corps social et hypothèque toute transmission par le mirage d’un « pouvoir faire et parler sans savoir ». De 2001, L’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey, 1968) de Stanley Kubrick à la trilogie de Matrix[8], c’est le même brouet qui nous est servi : le verbe divin à l’origine de tout, longtemps investi dans la « figure » d’un « grand architecte », est assimilé aux circuits d’une machine autoréférentielle, sur le modèle des « machines célibataires » étudiées par Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Aussi, en raison de ce très sombre printemps des peuples (lequel est un printemps idéologique, c’est-à-dire « congelé[9] »), n’est-il pas spécieux de se pencher sur les leurres qui légitiment l’instrumentation par la communication des images et des langues, et de réfléchir à un emploi démythifié et démystifiant de celles-ci.
Du moins s’il n’est pas trop tard pour procéder de la sorte.
On n’ignore pas qu’au soir de sa vie Pier Paolo Pasolini a eu l’intuition de ce funeste devenir de la société des hommes. Dans un texte confié au quotidien Corriere della sera (le 1er février 1975), il constate pour la déplorer la disparition des lucioles à Rome[10]. Le philosophe Giorgio Agamben n’a pas cessé quant à lui de souligner que « l’homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s’est trouvé dépossédé de son expérience », suggérant ainsi que « l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences [serait] l’une des rares données sûres dont [celui-ci] dispose sur sa propre condition[11] ».
La noirceur de ces deux visions politiques n’emporte pas, en France, la conviction de Georges Didi-Huberman qui, sans contester la mise en place d’une « machine totalitaire », ne se résout pas à admettre sa « victoire définitive et sans partage » :
Le monde est-il aussi totalement asservi que l’ont rêvé – que le projettent, le programment et veulent nous l’imposer – nos actuels « conseillers perfides » ? Le postuler, c’est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. C’est ne voir que la nuit noire ou l’aveuglante lumière des projecteurs. C’est agir en vaincus : c’est être convaincus que la machine accomplit son travail sans reste ni résistance. C’est ne voir que du tout. C’est donc ne pas voir l’espace – fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé – des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout.[12]
Si l’on prend au sérieux l’invitation de Didi-Huberman à « chercher de nouvelles lucioles une fois qu’on a perdu les premières – les ‘lucioles de la jeunesse’ – de vue[13] », il faut par conséquent relancer un chantier, celui des rapports noués entre les images et les langues d’une part et ce qu’elles représentent et désignent d’autre part, avec la certitude qu’en la matière nous ne partons pas de rien, attendu que ces questions ont été au centre de bien des débats qui ont mobilisé et passionné la génération qui nous a précédés, et que nous disposons d’éléments susceptibles, à condition de les actualiser, de nous aider à analyser (afin de nous y soustraire) l’effet anesthésiant, sinon pétrifiant, des Méduses sous le regard desquelles se déroulent nos vies, ainsi que le chant des Sirènes qui nous abasourdit, désoriente et déboussole, l’Histoire n’étant plus le fondement du moment présent parce que celui-ci est extrait de tout procès et aligné sur l’artifice d’une durée indéfiniment reconductible, celle du temps réel.
L’investigation dont je viens d’esquisser les axes nécessite une mise au point.
La sémiologie convie à distinguer les signes (qui sont à la place de ce qu’ils désignent, rendant présent ce qui est pourtant absent) des images qui, et pas seulement en communication visuelle, sont des « choses » (des représentations) qui ressemblent par analogie ou imitation à des réalités avec lesquelles elles ne se confondent (néanmoins) pas, même si le discours courant tend à les réunir sans les dissocier. Par son caractère mimétique, l’image paraît un avatar de la réalité. Le récit par Pline l’Ancien de l’invention du portrait par la fille de Butadès de Sicyone, potier à Corinthe[14] ou sa relation du triomphe provisoire de Zeuxis sur Parrhasios dans la joute qui les a opposés dans un concours de réalisme[15] l’accréditent d’emblée. Toutefois, le registre mythique de ces restitutions n’évacue pas l’essentiel, à savoir que l’art des images est à bien des égards spectral puisqu’il est celui de dessiner les ombres (Athanagoras, Leg. Pro Christ.).
Fort heureusement, nous ne sommes en aucun cas voués à demeurer à la merci de cette fantasmagorie. Ni sensiblement ni théoriquement. D’abord parce que toute image vue contient une zone « aveugle », laquelle exclut toute mise au point mais reste perceptible à un œil exercé, à moins de céder au « miroir aux alouettes » ; et que le champ à explorer n’est pas une terra incognita :Michel Foucault l’a en partie arpenté, il y a un peu plus de quarante ans, en 1973, avec son texte Ceci n’est pas une pipe[16], dans lequel il montre comment Magritte (avec lequel il était en correspondance) s’est efforcé d’« abattre la forteresse où la similitude était la prisonnière de l’assertion de ressemblance ».
Mais si les outils critiques et épistémologiques dont nous avons hérités sont précieux, ils ne sont pas suffisants pour appréhender une crise qui n’est plus circonscrite à la représentation puisqu’en évidant le signe elle a ébranlé notre façon de sentir, de penser et de réfléchir notre rapport au temps et à l’espace, laquelle est déjà considérablement éprouvée par ce que la science, et en particulier la physique, nous enseigne sur eux. Cette intuition, je crois la déceler chez Philippe Sollers quand il oppose à la « folie » du monde une salutaire « contre-folie » :
La folie fait du cinéma, votre contre-folie est astrophysique. La matière noire vous émeut, la découverte du boson vous comble, le néant marche avec vous dans la rue.[17]
Ou lorsqu’il préconise, contre la dictature des médias, de s’adonner à une écriture médiumnique seule capable de donner une forme à l’« or du temps » :
Je veux bien être une particule issue d’une conflagration multimillénaire, un boson, si l’on veut, ma main parle, elle s’adresse à moi depuis plusieurs endroits à la fois. On n’écrit pas à 12 ans, mais il vaut mieux resté à l’âge de 12 ans pour écrire. Tout revient vers vous sur des pattes de colombe, le présent remercie le passé, l’avenir est au bout d’une phrase, les morts vous sourient, un vent doux chasse vos soucis.[18]
Il faut admettre que les systèmes symboliques aujourd’hui à notre disposition accusent un « jeu » augmentant la distance qui les sépare du réel et de la réalité. Je suis d’ailleurs frappé, en ce début de décennie, par le nombre de fictions romanesques ou d’essais de qualité cultivant ce questionnement : Philippe Forest, Le Chat de Schrödinger[19] ; Philippe Sollers, Médium[20] ; Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes[21] ; Pierre Marlière, Variations sur le libertinage, Ovide et Sollers[22] ;Nathalie Quintane, Descente des médiums[23]. Je m’interroge si ces livres ne nous engagent à « repenser notre propre ‘principe d’espérance’ à travers la façon dont l’Autrefois rencontre le Maintenant pour former une lueur, un éclat, une constellation où se libère quelque forme pour notre avenir lui-même[24] ». Dans cette perspective, je suis persuadé qu’une « renaissance » (ou une « réhabilitation ») de la pensée française des années 1960-1970 s’avèrerait décevant car, pour la « réforme du visible », il faudrait davantage qu’une « descente » en nous des voix de celles et de ceux qui nous ont précédés[25] : celles-ci trament en effet déjà les nôtres sans pour autant nous souffler nos discours dans leurs moindres détails ; pour abattre les murailles de Jéricho, on a besoin de beaucoup plus de souffle qu’en exige un numéro de ventriloquie. La conjoncture commande une exploration hardie du « nouveau monde » en train de survenir. Cette aventure ne sollicite pas la seule remémoration ni la reproduction à l’identique des paroles et des révoltes de nos aîné(e)s ; elle sera forcément adossée à un mouvement social qui aura à prendre en compte la faillite des utopies nées de la Révolution capitaliste industrielle, la dévastation des ressources naturelles et humaines de la planète par la société mondialisée et globalisée qui est la nôtre, et le seuil qualitatif que l’humanité et ses civilisations s’apprêtent à franchir sous l’aiguillon des techniques. Loin d’être spéculatifs, les débats relatifs au fonctionnement des images et des langues seront alors en prise directe avec le futur de vastes secteurs d’une industrie culturelle en pleine mutation puisque ce qui se joue, sur et à travers nos écrans, c’est la place structurante qui sera accordée ou non à l’écrit au sein de l’organisation sociale de demain, à moins que les hommes se résignent à devenir les prothèses (organiques) de leurs machines[26].
En vertu de la thèse selon laquelle à chaque période de l’Histoire correspond une technologie surgie du mouvement même de la société, il est loisible de postuler qu’il n’y aurait pas eu de capitalisme industriel sans l’invention de la machine à vapeur ni de capitalisme de consommation sans celle du moteur à explosion. Ce qui induit que ce sont la maîtrise de l’énergie nucléaire et l’avènement du microprocesseur qui ont créé les conditions du capitalisme de l’information. Si l’appareillage qui découle de l’emprise grandissante de la technique détermine les modalités et les formes par lesquelles les hommes vivent et réfléchissent leur relation au réel et leur appartenance au monde, il est probable que le virtuel (devenu la forme dominante de la réalité contemporaine) soit en passe de réorganiser les rapports qu’ils entretiennent entre eux, avec les objets et avec l’existant. Dans notre domaine spécifique, celui du livre et de l’écriture, il est plausible que nous ne soyons qu’au début d’une déferlante numérique qui, en le submergeant, redéfiniranos pratiques. Aucun barrage élaboré à partir de l’humanisme des Lumières ne parviendra à endiguer ce raz-de-marée.
Toutes ces questions gagneraient à être envisagées à partir d’une (re)lecture attentive de Roland Barthes et d’un ardent « compagnonnage » avec Philippe Sollers. Il est temps, pour et dans l’université française, d’opérer un retour à Barthes et un autre à Sollers. Je veux dire par là non pas un retour à la lettre de Barthes et de Sollers, ce qui serait naïf, et trahirait une incompréhension certaine de leurs pensées et de leurs œuvres, et illusoire aussi, ce serait croire à une intégrité dilapidée de celles-ci avec laquelle il conviendrait de renouer, ou avec lesquelles il faudrait tisser un lien ; j’ai à l’esprit un retour à la force de démarcation que leurs pensées et leurs productions avaient, lorsque, notamment autour de ce qui a rendu possible et nécessaire par Tel Quel, elles ont suscité un appel d’air au sein de la critique et de la littérature française.
Je serais ravi si ce livre pouvait modestement attester de l’amorce en France d’un « événement » de cette nature.
Le livre augmenté comme incitation à la projection mentale
Dans toutes ses variantes, le discours à prétention scientifique appréhende le langage en l’arrimant à une théologie, à une théologie du pauvre peut-être, mais à une théologie quand même : alors que Dieu est philosophiquement et théoriquement mort, tout énoncé qui se fonde sur une « vérité » préexistant au langage suppute une instance créatrice.L’exégèse des textes que nous pratiquons dans nos universités valorise, « spontanément », la « précision » de l’expression et le mot « juste », comme si ceux-ci avaient à répondre à l’obligation d’« habiller » et d’orner une idée, un sentiment, une impression, un lieu, un être, etc. La pratique courante est coutumière de ce type d’emploi.À moins d’une « formalisation intégrale », aucun langage ne fait l’économie de l’imaginaire[27] ; un « état neutre du langage » n’existe pas[28]. La réalité advient à la conscience des hommes en la « parlant », le réel ne s’informe pas autrement. Et ce parce qu’il n’y a pas d’homme sans langage[29]. Nous avons en mémoire la « feuille de route » qu’en a tirée Barthes et qu’il a attribuée à l’écriture contemporaine :
écrire, c’est aujourd’hui se faire centre du procès de parole, c’est effectuer l’écriture en s’affectant soi-même, c’est faire coïncider l’action et l’affection, c’est laisser le scripteur à l’intérieur de l’écriture, non à titre de sujet psychologique […], mais à titre d’agent de l’action.[30]
Cette orientation et cette détermination ne sont plus, ou que rarement revendiquées, elles se manifestent plutôt « en acte » et « en ordre dispersé », à l’exception du secteur de la littérature du moi et de l’intime, de l’autobiographie et de l’autofiction qui, dans la dernière période, même de façon confuse et désordonnée, a « relayé » ces préoccupations, ainsi qu’en témoignent quelques belles réussites. Les réserves de la presse et de l’institution universitaire à l’endroit de ces productions participent majoritairement d’un point de vue moral et quasiment jamais d’une démarche critique et littéraire ayant le procès d’écriture comme repère. L’impudeur qui est reprochée à des écrivains comme Christine Angot, Catherine Millet et Michel Houellebecq, sous prétexte que la littérature, la bonne et la grande, ferait l’économie du déballage et de l’exhibitionnisme, exonère de discerner, et donc aussi de trier, entre les textes relevant d’un « écrire actif » et ceux participant d’un « écrire moyen », pour reprendre le propos de Barthes à l’endroit de la littérature romantique et de la modernité, et l’appliquer à celle de notre extrême contemporain :
Ainsi, dans l’écrire moyen, la distance du scripteur et du langage diminue asymptotiquement. On pourrait même dire que ce sont les écritures de la subjectivité, telle l’écriture romantique, qui sont actives, car en elles l’agent n’est pas intérieur, mais antérieur au procès d’écriture : celui qui écrit n’y écrit pas pour lui-même, mais, au terme d’une procuration indue, pour une personne extérieure et antécédente (même s’ils portent tous deux le même nom), tandis que, dans l’écrire moyen de la modernité, le sujet se constitue, s’effectuant et s’affectant par elle : c’est le cas exemplaire du narrateur proustien, qui n’existe qu’en écrivant, en dépit de la référence à un pseudo-souvenir.[31]
Le « Texte » auquel songe à cette époque Roland Barthes – il l’écrit avec une majuscule – est « un champ méthodologique où se poursuivent, selon un mouvement plus ‘einsteinien’ que ‘newtonien’, l’énoncé et l’énonciation, le commenté et le commentant[32] ». Il y a quelque chance pour qu’aujourd’hui écrire, ce soit d’une manière plus encore aiguë (tenter de) rendre sensible la tessiture du discours ininterrompu (un procès sans fin) dans lequel les hommes se content, s’imaginent, se rêvent et se représentent, c’est-à-dire s’articulent (et se construisent) dans la fiction d’une voix qui serait propre à chacun d’entre eux[33] ; et qu’il faille rechercher l’épistémè de cette écriture du côté d’une physique « intégrale » conciliant la relativité restreinte d’Albert Einstein et la théorie quantique de Max Planck.
On m’objectera qu’en dépit de ma référence à la science physique ma problématique est « vieillie » et que les présupposés qui la sous-tendent sont singulièrement datés : l’écriture textuelle n’est plus qu’un souvenir, qu’une péripétie de notre histoire littéraire, qu’un épisode dont les écrivain(e)s ne se réclament plus ; vouloir la ressusciter ne serait que pure gageure. Je n’ai pas assez de candeur pour imaginer que cette littérature expérimentale puisse resurgir dans la production éditoriale française. J’ai en revanche le sentiment que son effacement aussi soudain qu’avait été sa fulgurante et prometteuse apparition s’explique, parmi les multiples facteurs qui l’ont précipité, par le fait que les auteurs qui la pratiquaient ont été confrontés à la contrainte majeure du livre papier qui est de restituer l’imaginaire dont les représentations sont potentiellement multidimensionnelles dans le carcan d’une linéarité héritée du signe linguistique et de sa graphie, celle-ci n’étant interrompue qu’au gré des lecteur(trice)s à l’occasion d’une quête d’information, d’une méditation, d’une rêverie voire d’une pause. Désormais, grâce à l’informatique, nous pouvons disposer d’un outil aux ressources intersémiotiques élargies. Aux mains d’éditeurs et d’auteur(e)s en position de penser non seulement aux moyens de réalisation accrus ménagés par la technique mais surtout aux effets dont celle-ci est porteuse pour ce qui est du travail des formes, au sein de l’ouvroir de chaque créateur, il permet de définir un espace déployant de manière à la fois concrète et dématérialisée un texte cristallisant, pour peu que ses concepteurs le souhaitent, dans sa facture, son architecture et son « fonctionnement » les interrogations, les intuitions et l’apport des avant-gardes artistiques et de la nouvelle critique. Ce que fait André Breton avec « le récit de vie » quand, dans Nadja, il insert des photographie et des documents iconographiques qui le dispensent d’encombrer sa narration de descriptions, un écrivain contemporain peut l’amplifier en « dépliant » son livre dans la virtualité avec un impact poétique et émotionnel incommensurable par rapport à celui obtenu par le livre animé (ou livre à système[34]) dont l’enfance s’émerveille. Celles et ceux qui demeurent attachés aux exigences et au plaisir de l’écriture auraient tort d’agir comme si la défense de la littérature excluait, par principe, l’option numérique. J’appelle au contraire de mes vœux les esprits curieux à réunir leurs forces et leurs talents pour proposer, très vite, des livres qui soient de bons livres et d’authentiques objets artistiques différenciés des ouvrages uniquement « numérisés » voués à déferler sur nos écrans. Le livre augmenté dont j’esquisse les contours, certes idéalement, mais en me fondant sur les interrogations auxquelles je me suis affronté en rédigeant le roman Bordeaux la mémoire des pierres[35] dans sa version « traditionnelle », équivaudrait à une Marelle (pour me référer au formidable Rayuela de Julio Cortázar) à la puissance n puisque le texte en serait serti et maillé par un « treillis » de sons, d’images fixes (photographies, peintures, etc.), de séquences cinématographiques et vidéos, puisés dans les archives et/ou spécialement composés, tous ces « ajouts » et ces « illustrations » ayant été conçus comme autant d’invitations à la projection mentale. Si je me reporte à la très fine analyse de Pierre Marlière qui, dans son essai déjà cité, commente Stéphane Mallarmé en montrant comme Crisesde vers met en branle une « dialectique du langage » qui surmonte l’« absence » de la « fleur » convoquée par le « mot » par le truchement de l’image psychique et du rêve éveillé[36], j’en viens à conclure que rien, dans le livre augmenté tel que je le pressens, ne serait de nature à contrecarrer et à inhiber l’inclination des lecteur(trice)s à prendre le texte comme un « carburant », sinon comme un « stupéfiant », pour nourrir leurs propres fantasmagories et leur imagination. Refuser de défricher et d’arpenter ce champ équivaudrait à se priver d’un vecteur de création et à laisser le marché décider du sort et de la finalité d’un support qui concurrencera selon moi de plus en plus le livre papier dans le domaine de la diffusion des nouveautés, et en premier lieu de celles relevant de la culture de masse, ainsi que des titres tombés dans le domaine public.
Un « Manuel de contre-folie » (Sollers) pour libérer les images et les phrases ?
Pasolini a passionnément et vigoureusement alarmé ses contemporains contre ce qui lui apparaissait un « vrai fascisme[37]», bien plus pernicieux et redoutable que le régime instauré par Benito Mussolini. Il n’a pas été entendu. Ce jour, nul ne peut affirmer si une alternative politique à la société des écrans peut ou non émerger à l’intérieur de l’espace globalisant délimité par ses flux. Les artistes, les écrivains, les lecteurs professionnels que nous sommes, les acteurs du domaine culturel soucieux de ne pas renoncer aux armes de l’intelligence et de la sensibilité ont néanmoins intérêt à suivre quelques pistes dont l’avenir dira si elles leur auront permis ou non de ne pas subir une désolante et catastrophique « mise en conformité » avec l’ordre « marchandisé » du monde.
Si une machine – le téléphone portable – a rendu caduque en moins d’une génération l’articulation des sphères publique, privée et intime, la conjecture qu’un outil numérique (la tablette, la liseuse ou, demain, un engin encore plus performant) modifie radicalement le rapport à l’écrit n’est pas insensée du tout. Plutôt que cultiver la nostalgie d’un « temps du livre » menacé de perdition, il vaudrait mieux essayer de combiner l’innovation technique avec les ressources inépuisables de la création et de l’art. Le livre augmenté à mon sens l’y autorise : en usantd’abord de toutes les virtualités de la langue, de son potentiel poétique et de sa charge érotique, en la « dansant » résolument, c’est-à-dire en l’écrivant chaque fois que possible en vue d’ajouter un peu de tissu personnel, et donc de texte, à la trame symbolique sur laquelle s’inscrit la trajectoire de chacun ; en exaltant simultanément la dimension et la portée symboliques du langage de façon à détourner les « vues du monde » dont la machinerie sociale nous abreuve pour en faire des « images ouvertes » ; en déjouantnotablement la tyrannie d’un vu qui, en s’exhibant, sidère l’œil se portant sur lui et accrédite la méchante fiction que les images parlent d’elles-mêmes, alors qu’elles sont muettes[38]et que c’est nous, les humains, et seulement nous, qui les faisons parler, mieux qui les parlons ; en intégrant enfin le plus possible les nouvelles technologies à une économie du langage qui ménage la possibilité de résister à la « modélisation » et à la réification par les voies splendides de l’imaginaire. Parier sur ce « nouveau » livre, sur ce livre d’un genre nouveau, c’est espérer qu’il se révèle le vecteur et le foyer de ce « langage intégral » en quoi Barthes voyait la cause que « la littérature est révolutionnaire[39] ». En la différenciant de la science qui « se parle » et « est conduite par la voix », celui-ci insistait sur le geste par lequel elle advient, en la faisant dépendre de « la main[40] ». J’observe que, pour Jean-Philippe Toussaint, « [l]a main et le regard, il n’est jamais question que de cela dans la vie, en amour, en art[41] » et que, pour Philippe Sollers, « un écrivain sans ‘main’ est comme un ordinateur débranché » car « la mort habite ses phrases[42] ». Pour conclure, je postulerai que, le clavier n’escamotant pas la main, l’écriture à l’ère du livre augmenté restera une « verbalisation silencieuse » et continuera, chez les grand(e)s auteur(e)s, à solliciter la langue pour en tirer de sublimes chants, à l’encontre des écrans dévolus à la communication qui, eux, la cantonneront à un grésillement et à une « friture ».
Notes
[1] René Magritte, Les Deux Mystères.
[2] Julia Deck, Le Triangle d’hiver, Paris, Éditions de Minuit, 2014, p. 43.
[3] Philippe Sollers, Médium, Paris, Gallimard, 2014, p. 112.
[4] Philippe Sollers, op. cit., p. 79.
[5] Voir Pierre Marlière, Variations sur le libertinage, Ovide et Sollers, Coll. « L’Infini », Paris, Gallimard, 2014, pp. 33-34 : « Or, le XXe siècle marque l’entrée irréversible des pays dits « libéraux » dans la société marchande et spectaculaire à l’échelle mondiale. Il ne s’agit plus d’un royaume physique conquis par la force des armes, mais d’un empire dématérialisé régi par la technique et l’inquisition financière. C’est l’idée d’un capitalisme souverain, indifférent aux frontières naturelles et culturelles, n’ayant d’autre limite que lui-même, aujourd’hui rebaptisé pudiquement « mondialisation ». »
[6] Philippe Sollers, Les Voyageurs du temps, Paris, Gallimard, 2009, p. 101.
[7] Jonas Pulver, « Dieu est-il un ordinateur ? », Le Temps, 4 septembre 2014.
[8] Andy et Lary/Lana Wachowski, The Matrix, 1999 ; Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, 2003.
[9] Allusion à Roland Barthes et à sa conception de l’idéologie.
[10] Pier Paolo Pasolini, « L’articolo delle luciole », (1975), Saggi sulla politica e sulla società, éd. W. Siti et S. De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori, 1999, pp. 404-411. Trad. P. Guilhon, « L’Article des lucioles », Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976 (éd. 2005), pp. 180-189. Cette intervention a fourni matière à un essai de Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
[11] Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, (1977), Trad. Y. Hersant, Paris, Payot, 1989 [Éd. remaniée], p. 19. La citation exacte est celle-ci : « Tout discours sur l’expérience doit aujourd’hui partir de cette constatation : elle ne s’offre plus à nous comme quelque chose de réalisable. Car l’homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s’est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition. » [commenté par Georges Didi-Huberman, op. cit., pp. 62].
[12] Georges Didi-Huberman, op. cit., pp. 36-36. Lequel a approfondit sa pensée avec Sentir le grisou, Paris, Édition de Minuit, 2014.
[13] Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, p. 57.
[14] Elle entoure d’un trait l’ombre portée sur un mur par la lumière d’une lanterne du visage d’un jeune homme dont elle était amoureuse ; son père emplit d’argile l’espace délimité et en fait un relief qu’il confie à la cuisson. (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 151-152).
[15] Zeuxis a peint des raisins que des oiseaux ont voulu becqueter mais il a pris le rideau en trompe-l’œil de Parrhasios pour un vrai, demandant à celui-ci de le soulever pour contempler le tableau qu’il avait conçu. Selon la tradition, il aurait vécu une autre situation de ce type avec une œuvre intitulée Enfant aux raisins : les fruits y auraient été si bien rendus que, de nouveau, un oiseau s’y serait trompé, ce que l’artiste aurait commenté en jugeant qu’« [il avait mieux] peint les raisins que l’enfant […] car si [il eût] aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur ». Son travail avait grugé les volatiles mais celui de son rival l’avait leurré : il avait été indiscutablement surpassé. (Pline l’Ancien, Histoire naturelle).
[16] Publié aux Éditions Fata Morgana.
[17] Philippe Sollers, Médium, p. 47.
[18] Philippe Sollers, op. cit., pp. 86-87.
[19] Philippe Forest, Le Chat de Schrödinger, Paris, Gallimard, 2013.
[20] Philippe Sollers, Médium, Paris, Gallimard, 2014.
[21] Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, Paris, Éditions de Minuit, 2014.
[22] Pierre Marlière, Variations sur le libertinage, Ovide et Sollers, Coll. « L’Infini », Paris, Gallimard, 2014.
[23] Nathalie Quintane, Descente des médiums, Paris, P.O.L., 2014.
[24] Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, p. 51.
[25] Allusion au livre de Nathalie Quintane, op. cit.
[26] À rapprocher de cette remarque de Philippe Sollers dans Médium, p. 65 : « Ce sont les humains qui dérèglent tout, pas la technique. Les humains sont rarement dignes de leurs appareils, ils deviennent des prothèses plus ou moins infirmes par rapport à eux. Trait d’époque. »
[27] Roland Barthes, « De la science à la littérature », in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, (1984), Coll. « Points Essais », n° 258, Paris, Seuil, 1993, p. 16.
[28] Roland Barthes, art. cit., in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, p. 17.
[29] Roland Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? », in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, p. 23 : « […] c’est que le langage ne peut être considéré comme un simple instrument, utilitaire ou décoratif, de la pensée. L’homme ne préexiste pas au langage, ni phylogénétiquement ni ontogénétiquement. Nous n’atteignons jamais un état où l’homme serait séparé du langage, qu’il élaborerait alors pour ‘exprimer’ ce qui se passe en lui : c’est le langage qui enseigne la définition de l’homme. »
[30] Roland Barthes, Art. cit., in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, p. 29.
[31] Ibidem, p. 30.
[32] Roland Barthes, « Jeunes Chercheurs », in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, pp. 107-108.
[33] Songer à Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, p. 67 : « […] le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture […] » ; « […] l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de ‘traduire’, n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment […] ».
[34] En anglais livre pop-up ou pop-hop.
[35] Bordeaux la mémoire des pierres, Bordeaux, Éd. Mollat, 2015.
[36] Pierre Marlière, Variations sur le libertinage, Ovide et Sollers, pp. 122-123 : « En prononçant le mot ‘fleur’, ce n’est pas une fleur que je découvre devant moi, mais son inéluctable absence. Au calice réel de la fleur se substitue le calice sonore du mot la désignant. Le langage n’est rien de moins qu’une virtualité musicale qui fait disparaître la réalité en la nommant. […] Cette inexorable contradiction est pourtant une étape nécessaire de la dialectique du langage ; de la disparition effective et négative du bouquet surgit, simultanément, son image mentale telle qu’elle se manifeste positivement à la conscience sensible. […] En effet, le vide nominal est appelé à être comblé spontanément par l’imagination du locuteur. La fleur que je vois en esprit ne sera jamais la même que mon voisin car nous mettons chacun dans l’idée subsumée par une ‘fleur’ nos projections personnelles. » Marlière adosse son raisonnement à la formule célébrissime de Mallarmé : « Je dis : une fleur ! Et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lèvre, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
[37] Se reporter par exemple à cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=PtZCcwScGBE.
[38] J’ai lu un épisode du roman de Marc Pautrel, Orpheline, comme un opportun rappel de leur mutisme : « Et il y a également, dans la boîte de photos, cette grande feuille cartonnée pliée en deux, de couleur marron clair, datant des années 1960, et que lui a remise son tonton quelques minutes avant qu’elle les quitte : la photographie de ses parents la veille de leur mariage.
Le couple est cadré à la hauteur du buste, mais les deux semblent ne pas se trouver exactement sur le même plan, la femme semble légèrement en arrière, comme s’ils avaient été placés sur une diagonale, et malgré tout leurs épaules se touchent. La photo est en noir et blanc, à dominante sépia, prise en studio, elle paraît beaucoup plus ancienne qu’elle n’est, on dirait qu’elle date des années 1940 alors qu’elle est plus jeune de deux décennies. On voit un homme assez beau, brun, au physique un peu espagnol, le regard grave, et à côté une femme très douce, un peu triste. Les deux ont les yeux dans le vide, ils ne fixent pas l’objectif mais un point abstrait, décalé sur la droite, que leur a sans doute indiqué le photographe pour produire un effet. C’est une photographie très impersonnelle, qui ne dit presque rien du couple, du mystère qui l’a créé, et cela la remplit d’autant plus de secret.
Elle conserve cette photo, elle imagine que s’y cache quelque chose, qu’elle parviendra un jour à découvrir ce que ses parents dissimulent dans leur dos. Mais au temps présent elle ne la regarde jamais, elle ne l’aime pas, elle ne la comprend pas, cette photo ne lui parle pas. Pour elle, les images sont muettes, à l’inverse des livres, des cartes postales reçues, des petits mots manuscrits. Mais elle n’a aucun mot de sa mère. Sa mère n’a rien écrit, rien dit, elle n’a pas laissé une lettre pour elle, une explication, quelque chose pour plus tard, pour ce bébé de quelques mois qui devra apprendre à marcher seul. » (Marc Pautrel, Orpheline, Coll. « L’Infini », Paris, Gallimard, 2014, pp. 40-41. – C’est moi, J.-M. D., qui souligne).
[39] Roland Barthes, « De la science à la littérature », in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, pp. 12-13.
[40] Roland Barthes, Art. cit., in Essais critiques, IV, Du bruissement de la langue, p. 13 : « Techniquement, selon la définition de Roman Jakobson, le ‘poétique’ (c’est-à-dire le littéraire) désigne ce type de message qui prend sa propre forme pour objet, et non ses contenus. Éthiquement, c’est par la seule traversée du langage que la littérature poursuit l’ébranlement des concepts essentiels de notre culture, au premier rang desquels celui qu’aucun langage n’est innocent, c’est en pratiquant ce que l’on pourrait appeler le ‘langage intégral’, que la littérature est révolutionnaire. La littérature se trouve ainsi aujourd’hui seule à porter la responsabilité entière du langage ; car, si la science a certes besoin du langage, elle n’est pas, comme la littérature, dans le langage ; l’une s’enseigne, c’est-à-dire qu’elle s’énonce et s’expose ; l’autre s’accomplit plus qu’elle ne se transmet (c’est seulement son histoire que l’on enseigne). La science se parle, la littérature s’écrit ; l’une est conduite par la voix, l’autre suit la main ; ce n’est pas le même corps, et donc le même désir, qui est derrière l’une et l’autre. »
[41] Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 58 ; repris dans La Main et le regard, Paris, Louvre Éditions/Le Passage, 2012, p. 27.
[42] Philippe Sollers, Médium, pp. 158-159 : « C’est pourquoi, dans Manuel de contre-folie, je crois qu’il faut insister sur le mot « manuel ». Il s’agit de la main directe, revenue du digital et du numérique avec une nouvelle liberté. On peut avoir le bras long, le pouce rapide, mais c’est la main experte qui pense. Un écrivain sans ‘main’ est comme un ordinateur débranché, la mort habite ses phrases. On possède les manuscrits hallucinants du duc [de Saint-Simon]. On les entend s’écrire, s’accorder, comme des petites notes noires de musique. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, vision, luxe, mouvement, terreur, volupté. »