Philippe Walter
Université Grenoble Alpes, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
La tour d’Agriano
Une anti-utopie gay dans le roman de Bérinus (XIVe siècle)
Abstract: In Berinus (a French novel of the 14th century) a young king called Agriano offers homosexuality as a solution to the conflict between genders. He initiates his fellows in a tower that becomes a symbol of schizomorphic sexuality. This antiutopia refuses both the absence of sexuality in the Éden’s garden and the heterosexuality in the biblical world after the Exile. It also refuses the feminist utopias inspired by the Amazone’s myth. It will be wiped out by Berinus who identifies the Trade Act with heterosexuality.
Keywords: Medieval Literature; Chivalry Novel; Berinus ; Homosexuality ; Antifeminism ; Misogyny.
Un texte méconnu du XIVe siècle français dessine les contours d’une anti-utopie : celle d’un monde qui abandonne l’hétérosexualité pour s’adonner à l’homosexualité intégrale. Le roman de Bérinus, daté des années 1350-1370, adapte en prose une œuvre (perdue) en vers octosyllabiques datant du XIIIe siècle[1]. Il se rattache au cycle des Sept sages de Rome dont le canevas principal viendrait d’Orient (avec un prototype qui aurait été écrit en langue pehlevi). Des versions intermédiaires en syriaque ou en grec (Michel Andréopoulos, fin du XIe siècle) ont permis le transfert du récit en Occident. Il existe également des rédactions arabes dont certaines furent insérées dans le recueil des Mille et une nuits, ainsi que des versions hébraïques. L’Espagne eut accès aux versions arabes. La France ne connut sans doute que les versions hébraïques.
Il était une fois un jeune fils de roi nommé Agriano. Son père mourut et Agriano hérita du royaume à l’âge de seize ans. Un jour, il rassembla tous ses sujets et leur déclara : « Mon père est mort parce qu’il était trop assujetti aux femmes ; il est évident que tous ceux qui ont mis leurs espoirs en leur femme ont connu la mort et la honte. C’est pourquoi j’exige que vous vous soumettiez désormais à ma décision : que chacun d’entre vous quitte sa femme pour échapper à son pouvoir. Que tous ceux d’entre vous qui ont une femme ou une fille en soient débarrassés d’ici demain. Que chacun de vous ordonne la même chose à ses vassaux ; il ne doit rester plus aucune femme dans mon royaume. Je veux savoir s’il sera possible de vivre en nous passant d’elles. »
Un de ses hommes nommé Grianor[2] proteste énergiquement contre cette décision, prétextant qu’elle est contre nature. Furieux, le roi fait couper le nez à son sujet récalcitrant et le condamne à partir en exil avec les femmes. Cette castration symbolique infligée au contestataire rappelle un châtiment comparable évoqué par Marie-France dans son lai du Bisclavret (loup garou) mais annonce surtout l’île Ennasin (dans le Quart Livre de Rabelais, ch IX) où règnent d’étranges mariages : dans cette île des Sans Nez (énasé peut se comprendre« nez coupé ») tout le monde est parent et appartient à une même famille ; l’inceste y est généralisé. Agriano fait embarquer de force les femmes de son royaume. Elles sont envoyées au loin de sorte qu’il n’en reste plus aucune dans le pays. Une société homosexuelle s’établit alors au royaume d’Agriano :
Li roysAgriano s’en ala en une tour qu’il avoit moult riche, et en celle tour avoit cent damoisiaux moult faitissementassemez(très bien éduqués) et de tous les plus beaulx de son paÿs ; la demanda lyroys les barons l’un pres de l’autre, et leur compta son estre et comment il se maintenoit(se conduisait) avec eulx, si leur monstra et aprist son fol usage et coustume[3].
On soulignera la présence symbolique de cette tour qui deviendra le lieu initiatique où seront éduqués sexuellement les jeunes compagnons d’Agriano. On songe ici à l’homosexualité initiatique et militaire telle qu’elle a pu se pratiquer dans les sociétés antiques[4]. Toutefois, cette île d’Agriano s’imprègne des connotations symboliques que Jean-Jacques Wunenburger[5] a relevées à propos d’une autre figure symbolique celle de l’île (le royaume d’Agriano est d’ailleurs déjà une île en soi ; cette tour est donc une île dans une île). Dans la tour d’Agriano se construit l’homme nouveau, celui qui se passera désormais de la femme dans l’organisation de la cité. C’est un lieu de pure autarcie sexuelle qui protège du « piège » féminin. L’injonction égalitariste et collectiviste d’Agriano est supposée y assurer un bonheur sexuel rigoureusement contrôlé. La nouvelle cité homosexuelle est protégée par un mur militaire du reste du monde extérieur perçu comme hostile car miné par les femmes. C’est donc bien un « imaginaire schizomorphe » qui résulte de cette dénaturation carcérale de la sexualité.
Un anti-mythe édénique
En quoi cet extrait de Bérinus relève-t-il de l’anti-utopie ? L’utopie par excellence du Moyen Age chrétien a été, pendant longtemps, celle du Paradis. Jean Delumeau[6] a raconté l’histoire imaginaire de ce lieu parfait. Plus récemment, Corin Braga a souligné l’échec de son double accomplissement géographique médiéval à travers « la quête manquée de l’Éden oriental » et « la quête manquée de l’Avalon occidentale »[7]. Ce Paradis, on le situe d’abord à l’est d’Éden puis vers l’ouest dans le royaume supposé de l’au-delà, là où le soleil va avalant (comme l’explique Robert de Boron), autrement dit en Avalon. L’utopie médiévale du Paradis se construit sur des bases bibliques (la Genèse, le pays où coule le lait et le miel, etc.) mais aussi sur les débris de croyances mythiques héritées des civilisations païennes absorbées par le christianisme (le pays des femmes du Voyage de Bran). Mais ce paradis chrétien n’est guère porté sur les choses du sexe. Selon la Bible, c’est après leur péché et leur exil du Paradis qu’homme et femme découvrent leur « nudité » (en clair, leurs organes sexuels) et que la femme devra enfanter dans la douleur. Dans le paradis originel, la sexualité n’existait pas. Ni l’homme ni la femme n’étaient des êtres de désir (avant l’arrivée du serpent qui va exciter en eux l’envie).
Dans la catégorie des utopies paradisiaques, un texte du XIIIe siècle intitulé La cour de Paradis dresse le portrait de ce monde de perfection chrétienne pendant la vie éternelle[8]. Il s’agit d’une société angélique où les saints et les élus vivent en bonne intelligence et n’ont finalement d’autre occupation que de célébrer à chaque instant les louanges du Très Haut, par des cantiques d’action de grâce, de somptueuses processions et de magnifiques cérémonies. L’idéal utopique de ce monde ordonné par le divin est liturgique (l’étymologie du grec litourgeiosinduit l’idée d’un service public, un modèle parfait de société ordonnée à partir du divin). Dans un tel univers, la sexualité n’a plus sa place puisque sa seule justification pour le Moyen Age était la procréation. Comme, désormais, les êtres sont immortels, il n’est plus nécessaire de procréer pour maintenir l’effectif du peuple de Dieu. Si les anges n’ont pas de sexe, c’est d’abord parce qu’ils vivent dans un monde où la mort n’existe plus et où il n’est plus nécessaire de procréer pour perpétuer l’espèce humaine. Pendant longtemps, il ne sera guère question de plaisirs sexuels au Paradis. Il faudra attendre le Jardin des Délices de Jérôme Bosch pour trouver évoquée la pure jouissance des plaisirs de l’amour. Devant l’inexistence du plaisir sexuel au paradis, on comprend le cri de révolte d’Aucassin dans la chantefable à la seule évocation du mot « paradis » :
– Qu’ai à faire du paradis ? Je ne désire pas y entrer, mais je veux avoir Nicolette, ma très douce amie que j’aime tant. Je vais vous dire les gens qui vont au paradis : ce sont les vieux prêtres, les vieux éclopés et les manchots qui, jour et nuit, sont à genoux devant les autels et dans de vieilles cryptes, qui ont de vieilles capes élimées et de vieux haillons, qui sont nus, sans souliers et sans chausses, qui meurent de faim, de soif, de froid et de maladie. Ceux-là vont en paradis ; je n’ai rien à faire avec eux. Mais c’est en enfer que je veux aller, car là vont les beaux clercs et les beaux chevaliers[9].
Cette vision radicale de la béatitude éternelle, asexuée et paradisiaque paraît si absolue qu’elle empêche pendant longtemps l’émergence d’utopies concurrentes. La littérature médiévale profane tente néanmoins quelques incursions dans le domaine de l’anti-utopie. Le roman de Bérinus en témoigne. Et si le paradis terrestre pouvait renaître sur terre ? Pour cela, il suffirait de corriger l’erreur originelle commise par Adam et surtout Ève dans le jardin d’Éden. Il serait possible de rendre caduc l’épisode de la Genèse et de faire comme si rien ne s’était passé dans le jardin d’Éden. Il faut réformer l’humanité. C’est le but d’Agriano. Mais comment s’y prendre ?
Pour le Moyen Age, le fait qu’Agriano soit un roi donne à son utopie un caractère politique voire expérimental : « Je vueil savoir se l’en pourra sanz elles durer » (je voudrais savoir s’il nous sera possible de nous passer des femmes) dit le roi[10]. C’est donc un essai de société qu’il veut expérimenter, à la manière des grands utopistes. Son rêve se démarque consciemment de l’utopie chrétienne du paradis (puisque Dieu a créé l’homme et la femme) mais il aspire paradoxalement à retrouver un monde d’avant l’exil (voire d’avant la création d’Ève par Dieu) dominé par l’harmonie et l’entente entre les hommes (uniquement les hommes). Il part d’un raisonnement logique, de nature presque syllogistique. Celui-ci trouve son bien-fondé dans le fond latent de misogynie cléricale et médiévale développé par les interprétations théologiques du péché originel (Genèse)[11] mais vulgarisée également dans certains romans de chevalerie. On se souviendra de la diatribe de Bohort dans la Mort du roi Arthur[12].
Le raisonnement d’Agriano est le suivant. L’homme a été chassé du jardin d’Éden par la faute d’une femme. On pourra donc reconstruire le jardin d’Éden sur terre en éliminant la femme de la société humaine. On peut parler d’une visée utopique, dans les termes choisis par Corin Braga, Agriano propose un « projet logique de rénovation de la société humaine »[13] : celui-ci repose sur la radicalisation d’un raisonnement à base théologique qui n’est pas totalement fantaisiste puisqu’il a été appliqué (institutionnellement) dans le monde chrétien. Comme l’a montré John Boswell, le monachisme sera au Moyen Age une véritable gay subculture : poèmes d’amour masculin écrits par de grands ecclésiastiques, triomphe de Ganymède enlevé par l’aigle au service de Zeus, bordels de garçons dans de nombreuses villes universitaires : Chartres, Sens, Orléans, Paris, etc[14]. L’idéal suprême du christianisme est celui d’une société asexuée. Le saint ou la sainte refusent le sexe.
Si le mot Utopie sert à « désigner un espace insulaire remarquable par sa nouveauté – île nouvelle – et destiné à illustrer l’organisation optimale de la cité – « la meilleure constitution d’une république » – c’est-à-dire un espace politique au sens plein, selon l’acception platonicienne du terme, explique P. Hubner[15], alors la société homosexuelle prônée par Bérinus est utopique. Le christianisme lui-même avait contribué à installer des sociétés homosexuelles, exclusivement masculine ou féminine. Il s’agit des communautés monastiques qui pratiquent une rigoureuse séparation des sexes. Mais leur autarcie est plutôt le résultat d’un choix de vie et non la décision politique d’un souverain. C’est sur ce point que l’utopie de Bérinus achoppe et devient anti-utopique : Agriano est l’exemple du tyran machiavélique. Il pose l’homosexualité en diktat politique. Son mobile est un « péché capital »(et inavoué) nommé luxure. Agriano est le contraire même du prince « prudent » au sens aristotélicien. La société qu’il préconise est un bordel masculin totalitaire. Egaré par le plaisir des sens, il entraîne tous les mâles de son royaume dans sa débauche. Un de ses sujets lui en fait le reproche : « ce n’avendraja, car ce seroit contre droiture et contre la voulenté de Nostre Seigneur, qui femme fist et fourma pour faire à l’ommecompaignie »[16].
Ainsi, le monde vanté par Bérinus se construit en opposition radicale au Paradis judéo-chrétien : cette anti-utopie se fonde sur le plaisir du sexe opérant ainsi un spectaculaire « retour du refoulé ». Comme l’a bien expliqué Jacques Le Goff, la morale sexuelle et cléricale du Moyen Age est fondée sur le refus du plaisir sexuel (qui n’existait pas en Paradis, avant l’exil)[17]. Par ailleurs, cette sexualité de Bérinus se veut transgressive vis-à-vis de la norme hétérosexuelle imposée par Dieu aux hommes après le péché originel : la seule sexualité qui peut caractériser l’anti-monde profane émancipé du divin sera donc homosexuelle. L’anti-utopie se construit contre la Genèse. Dieu a fait la femme pour l’homme (et pas le contraire) et la femme a entraîné l’homme dans le péché. L’exclusion de la femme devrait donc en principe purifier l’homme de toute souillure.
L’anti-Femenie
L’utopie de Bérinus n’est pas seulement anti-biblique. Elle est aussi l’antithèse de la terre de Femenie mentionnée dans toute une série de textes (de provenance non biblique) qui vont des premiers romans antiques (Enéas, Roman de Troie, romans d’Alexandre) jusqu’aux œuvres encyclopédiques (De naturisrerum de Thomas de Cantimpré ou Livre des Merveilles du Monde de Jean de Mandeville)[18].
Dans un récit en vers du XIIIe siècle intitulé Des grands géants, qui se passe 3970 ans après la création du monde. Un roi de Grèce a trente filles et il les marie toutes à de preux seigneurs. Vingt-neuf d’entre elles vont tuer leur époux car elles refusent l’autorité des hommes. Elles seront dénoncées par la seule qui reste fidèle à son mari. Placées dans un navire sans gouvernail ni nourriture, elles sont envoyées sur la mer où elles arrivent sur une terre déserte que l’aînée Albine nomme Albion. Elles se marieront à des démons incubes avec lesquelles elles procréeront des géants, les premiers habitants de l’île appelée à être conquise par Brutus et qui prendra ensuite le nom de Bretagne[19]. Ces géants seront exterminés par le roi Arthur et ses hommes.
Les femmes d’Albion n’ont finalement pas réussi à construire (à elles seules) une société viable. Il n’en fut pas de même pour les Amazones dont on suit très bien la trace tout au long du Moyen Age. Nul ne parviendra jamais à les soumettre car elles ont su résoudre à la fois le problème de leur survie (elles ne voient leur mari qu’une seule fois par an et ne gardent de leur progéniture que les filles) et celui de leur indépendance (seules les vierges sont de bonnes guerrières et défendent leur royaume souverain). Elles incarnent alors l’idéalisation parfaite d’un monde féminin qui se suffit à lui-même.
À tout prendre, cet idéal amazonien, féministe avant la lettre, réussit mieux que l’utopie machiste d’Agriano. Le comble est que les hommes entre eux ont totalement oublié de cultiver les valeurs guerrières. Trop adonnés au sexe, ils se sont ramollis. Par rapport aux Amazones, les hommes d’Agriano ont renoncé à tout engagement collectif. Ils ne pensent qu’à leur plaisir individuel contrairement aux Amazones qui possèdent le sens de la collectivité et travaillent intelligemment à leur survie. On s’éloigne de l’homosexualité initiatique que décrivait Bernard Sergent[20] dans les sociétés de la vieille Europe (chez les Grecs, les Celtes, les Germains, les Macédoniens, les Albanais). Cet antique usage (à finalité militaire) remonte à une morale et une pédagogie de guerriers. Il se heurtera à la « morale des prêtres » mais beaucoup plus encore à la « morale des marchands ».
En fait, du point de vue clérical, parquer les femmes dans une île qui leur est réservée, c’est les abandonner à leur « perversité » fondamentale. De cette perversité, le Livre des Merveilles de l’Inde donne une idée en évoquant précisément une île des femmes insatiables :
« Tout à coup de l’intérieur de l’île arrive une cohue de femmes dont Dieu seul pourrait compter le nombre. Elles tombent sur les hommes, mille femmes ou plus pour chaque homme. Elles les entraînent vers les montagnes et les forcent à devenir les instruments de leurs plaisirs. C’est entre elles une lutte sans cesse renouvelée, et l’homme appartient à la plus forte. Les hommes mouraient d’épuisement l’un après l’autre »[21].
On signalera, dans le même ouvrage, le cas d’une autre île composée d’une société exclusivement féminine où les femmes sont fécondées par le vent et où ne naissent que des filles. La nature a résolu d’elle-même le problème de la survie de cette communauté. Cela n’est pas le cas dans Bérinusoù les hommes ne disposent pas de cet androgynat idéal dont parle Jean de Mandeville en 1365 dans son Voyage autour de la Terre : « Dans une île, il y a des gens qui sont à la fois homme et femme, ils ont un sein d’un côté, de l’autre n’en ont pas et ils ont les organes de génération d’homme et de femme et s’en servent comme ils le veulent, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ; ils engendrent des enfants quand ils agissent en mâles et, quand ils agissent en femmes, ils les conçoivent et les portent »[22].
L’hétérosexualité et l’économie politique
Il reste à comprendre la morale implicite qui se dégage de l’anti-utopie de Bérinus. Le nom d’Agriano dissimule probablement celui d’Hadrien (Adriano en italien), empereur romain[23] connu pour son homosexualité, bien avant le célèbre roman de Marguerite Yourcenar. L’historien SextusAurelius Victor mort au IVe siècle, à une époque où la pédérastie n’était plus considérée comme morale et pédagogique, explique qu’Hadrien recherchait scrupuleusement tous les raffinements du luxe et de la volupté. On l’accusait d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons et d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature. Or, l’homosexualité présentée comme règle politique dans Bérinus relève de l’utopie négative. Le narrateur de Bérinus lui-même se trouve clairement en position dystopique et condamne Agrianole roi dénaturé :
Bien avez oÿ comment li mauvais royrenoiez exploita et comment il fut de mauvaise condicion, car il fist tant que tuit si home habitoientdeshonnestement contre nature li uns a l’autre, par tout son païs[24].
Il dénonce un état de fait qui conduit toute la société au chaos. Pourquoi ? Bérinus avance ici une explication nouvelle de l’impuissance politique de l’homosexualité. Remis en contexte, l’épisode d’Agriano livre une suggestion sociétale intéressante. Le royaume de Gamel (c’est ainsi qu’est nommée la terre d’Agriano) est voisin de la terre de Blandie (« tromperie ») où le héros Bérinus est arrivé pour faire du commerce. Blandie est convoitée par Agriano mais ce dernier échoue dans son entreprise de conquête. Fait prisonnier, il pourrira dans une oubliette avec ses compagnons de fol usage. Dieu enverra un raz-de-marée pour nettoyer la terre de ces hommes dépravés.
Au contraire, Bérinus est le fils d’un riche marchand romain. Il prône la loi du doux commerce et c’est à ce titre qu’il condamne la société homosexuelle du royaume de Gamel. Morale de l’histoire : l’homosexualité est incompatible avec les règles de l’échange économique et cela suffit à le condamner. L’échange exogamique des femmes entre groupes sociaux (en vue du mariage) est à la base de l’économie réelle. C’est même la base de cet « échange généralisé » que Claude Lévi-Strauss a analysé dans un ouvrage célèbre.[25] On note que les groupes sociaux qui, dans l’histoire, ont le plus pratiqué l’homosexualité soient ceux qui ne sont pas soumises à l’obligation de production (clergé, noblesse et militaires[26] en particulier), même s’ils stigmatisent cette homosexualité par ailleurs. [27] Herbert Marcuse avait expliqué que l’organisation du travail suppose la répression de la sexualité.[28]Seule l’absence d’une satisfaction sexuelle totale rend possible et soutient l’organisation sociale du travail. Pour Agriano et ses compagnons, c’est le métier des armes qui a été sacrifié au profit d’une homosexualité envahissante.
Post coitum historia. Agriano avait fait de sa tour le lieu protégé de son utopie homosexuelle. Sa tour n’a pas connu de meilleur sort que celle de Babel. Les TwinTowers, bien réelles, de Manhattan n’ont pas mieux résisté. Faut-il retenir une vérité de cet imaginaire ? Oui, toute tour s’effondrera.
Notes
[5] J.-J. Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 215-227. Sur le symbolisme de la tour, voir aussi : P. Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997.
[7] C. Braga, Le paradis interdit au Moyen Age. La quête manquée de l’Éden oriental, L’Harmattan, 2004 et Le paradis interdit au Moyen Age 2. La quête manquée de l’Avalon occidentale, L’Harmattan, 2006.
[8] La Cour de Paradis, éd. par E. Vilamo-Pentti, Helsinki, 1953. Le poème illustre le thème théologique de la communion des saints porté par la fête de la Toussaint (1er novembre).
[11] R. H. Bloch, « La misogynie médiévale et l’invention de l’amour en Occident », Les Cahiers du GRIF, 47, 1993, p. 9-23.
[12] « Je n’ai jamais vu un homme de valeur aimer longtemps d’amour sans finir par être honni (par une femme) … Jamais homme ne fut captivé par une femme sans être honni et en mourir » (§ 86 et 87, Livre du Graal, t. 3, trad. Ph. Walter, Paris, Gallimard-Pléiade, 2009, p. 1256-1257). Suivent les exemples de Salomon, Samson, Hector et Achille victimes de la guerre de Troie (provoquée par l’enlèvement d’Hélène), et enfin Tristan lui-même.
[14] J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Paris, Gallimard, 1985.
[15] Article « Utopie » dans : P. Brunel éd., Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Editions du Rocher, 1988.
[17] J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 136-148. Voir aussi les contributions rassemblées dans : Communications, 35, 1982 « Sexualités occidentales » sous la direction de Philippe Ariès.
[18] Voir l’article de C. Ferlampin-Acher, Femenie (Terre de), dans : J. J. Vincensini et alii éd., Dictionnaire des lieux et pays mythiques, Paris, Laffont, 2011, p. 484-488.
[19] Des grants geanz, édition de G. Brereton, Oxford, 1937. Le thème de l’apparition du mal lié aux géants apparaît déjà dans l’apocalyptique juive : M. Delcor, « Le mythe de la chute des anges et de l’origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l’apocalyptique juive. Histoire des traditions », Revue de l’histoire des religions, 190, 1976, p. 3-53.
[21] Cité d’après L. Boia, Entre l’ange et la bête. Le mythe de l’homme différent de l’Antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1995, p. 33. Sur la portée utopique des merveilles de l’Inde : J. Le Goff, L’occident médiéval et l’océan indien : un horizon onirique, Pour un autre Moyen Age, Gallimard, 1977, p. 280-298.
[25] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin & New York, Mouton de Gruyter, 1967 (2e édition).
Philippe Walter
Université Grenoble Alpes, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
Agriano’s tower
A gay antiutopia in Berinus (a French novel of the 14th century)
Abstract: In Berinus (a French novel of the 14th century) a young king called Agriano offers homosexuality as a solution to the conflict between genders. He initiates his fellows in a tower that becomes a symbol of schizomorphic sexuality. This antiutopia refuses both the absence of sexuality in the Éden’s garden and the heterosexuality in the biblical world after the Exile. It also refuses the feminist utopias inspired by the Amazone’s myth. It will be wiped out by Berinus who identifies the Trade Act with heterosexuality.
Keywords: Medieval Literature; Chivalry Novel; Berinus ; Homosexuality ; Antifeminism ; Misogyny.
Un texte méconnu du XIVe siècle français dessine les contours d’une anti-utopie : celle d’un monde qui abandonne l’hétérosexualité pour s’adonner à l’homosexualité intégrale. Le roman de Bérinus, daté des années 1350-1370, adapte en prose une œuvre (perdue) en vers octosyllabiques datant du XIIIe siècle[1]. Il se rattache au cycle des Sept sages de Rome dont le canevas principal viendrait d’Orient (avec un prototype qui aurait été écrit en langue pehlevi). Des versions intermédiaires en syriaque ou en grec (Michel Andréopoulos, fin du XIe siècle) ont permis le transfert du récit en Occident. Il existe également des rédactions arabes dont certaines furent insérées dans le recueil des Mille et une nuits, ainsi que des versions hébraïques. L’Espagne eut accès aux versions arabes. La France ne connut sans doute que les versions hébraïques.
Il était une fois un jeune fils de roi nommé Agriano. Son père mourut et Agriano hérita du royaume à l’âge de seize ans. Un jour, il rassembla tous ses sujets et leur déclara : « Mon père est mort parce qu’il était trop assujetti aux femmes ; il est évident que tous ceux qui ont mis leurs espoirs en leur femme ont connu la mort et la honte. C’est pourquoi j’exige que vous vous soumettiez désormais à ma décision : que chacun d’entre vous quitte sa femme pour échapper à son pouvoir. Que tous ceux d’entre vous qui ont une femme ou une fille en soient débarrassés d’ici demain. Que chacun de vous ordonne la même chose à ses vassaux ; il ne doit rester plus aucune femme dans mon royaume. Je veux savoir s’il sera possible de vivre en nous passant d’elles. »
Un de ses hommes nommé Grianor[2] proteste énergiquement contre cette décision, prétextant qu’elle est contre nature. Furieux, le roi fait couper le nez à son sujet récalcitrant et le condamne à partir en exil avec les femmes. Cette castration symbolique infligée au contestataire rappelle un châtiment comparable évoqué par Marie-France dans son lai du Bisclavret (loup garou) mais annonce surtout l’île Ennasin (dans le Quart Livre de Rabelais, ch IX) où règnent d’étranges mariages : dans cette île des Sans Nez (énasé peut se comprendre« nez coupé ») tout le monde est parent et appartient à une même famille ; l’inceste y est généralisé. Agriano fait embarquer de force les femmes de son royaume. Elles sont envoyées au loin de sorte qu’il n’en reste plus aucune dans le pays. Une société homosexuelle s’établit alors au royaume d’Agriano :
Li roysAgriano s’en ala en une tour qu’il avoit moult riche, et en celle tour avoit cent damoisiaux moult faitissementassemez(très bien éduqués) et de tous les plus beaulx de son paÿs ; la demanda lyroys les barons l’un pres de l’autre, et leur compta son estre et comment il se maintenoit(se conduisait) avec eulx, si leur monstra et aprist son fol usage et coustume[3].
On soulignera la présence symbolique de cette tour qui deviendra le lieu initiatique où seront éduqués sexuellement les jeunes compagnons d’Agriano. On songe ici à l’homosexualité initiatique et militaire telle qu’elle a pu se pratiquer dans les sociétés antiques[4]. Toutefois, cette île d’Agriano s’imprègne des connotations symboliques que Jean-Jacques Wunenburger[5] a relevées à propos d’une autre figure symbolique celle de l’île (le royaume d’Agriano est d’ailleurs déjà une île en soi ; cette tour est donc une île dans une île). Dans la tour d’Agriano se construit l’homme nouveau, celui qui se passera désormais de la femme dans l’organisation de la cité. C’est un lieu de pure autarcie sexuelle qui protège du « piège » féminin. L’injonction égalitariste et collectiviste d’Agriano est supposée y assurer un bonheur sexuel rigoureusement contrôlé. La nouvelle cité homosexuelle est protégée par un mur militaire du reste du monde extérieur perçu comme hostile car miné par les femmes. C’est donc bien un « imaginaire schizomorphe » qui résulte de cette dénaturation carcérale de la sexualité.
Un anti-mythe édénique
En quoi cet extrait de Bérinus relève-t-il de l’anti-utopie ? L’utopie par excellence du Moyen Age chrétien a été, pendant longtemps, celle du Paradis. Jean Delumeau[6] a raconté l’histoire imaginaire de ce lieu parfait. Plus récemment, Corin Braga a souligné l’échec de son double accomplissement géographique médiéval à travers « la quête manquée de l’Éden oriental » et « la quête manquée de l’Avalon occidentale »[7]. Ce Paradis, on le situe d’abord à l’est d’Éden puis vers l’ouest dans le royaume supposé de l’au-delà, là où le soleil va avalant (comme l’explique Robert de Boron), autrement dit en Avalon. L’utopie médiévale du Paradis se construit sur des bases bibliques (la Genèse, le pays où coule le lait et le miel, etc.) mais aussi sur les débris de croyances mythiques héritées des civilisations païennes absorbées par le christianisme (le pays des femmes du Voyage de Bran). Mais ce paradis chrétien n’est guère porté sur les choses du sexe. Selon la Bible, c’est après leur péché et leur exil du Paradis qu’homme et femme découvrent leur « nudité » (en clair, leurs organes sexuels) et que la femme devra enfanter dans la douleur. Dans le paradis originel, la sexualité n’existait pas. Ni l’homme ni la femme n’étaient des êtres de désir (avant l’arrivée du serpent qui va exciter en eux l’envie).
Dans la catégorie des utopies paradisiaques, un texte du XIIIe siècle intitulé La cour de Paradis dresse le portrait de ce monde de perfection chrétienne pendant la vie éternelle[8]. Il s’agit d’une société angélique où les saints et les élus vivent en bonne intelligence et n’ont finalement d’autre occupation que de célébrer à chaque instant les louanges du Très Haut, par des cantiques d’action de grâce, de somptueuses processions et de magnifiques cérémonies. L’idéal utopique de ce monde ordonné par le divin est liturgique (l’étymologie du grec litourgeiosinduit l’idée d’un service public, un modèle parfait de société ordonnée à partir du divin). Dans un tel univers, la sexualité n’a plus sa place puisque sa seule justification pour le Moyen Age était la procréation. Comme, désormais, les êtres sont immortels, il n’est plus nécessaire de procréer pour maintenir l’effectif du peuple de Dieu. Si les anges n’ont pas de sexe, c’est d’abord parce qu’ils vivent dans un monde où la mort n’existe plus et où il n’est plus nécessaire de procréer pour perpétuer l’espèce humaine. Pendant longtemps, il ne sera guère question de plaisirs sexuels au Paradis. Il faudra attendre le Jardin des Délices de Jérôme Bosch pour trouver évoquée la pure jouissance des plaisirs de l’amour. Devant l’inexistence du plaisir sexuel au paradis, on comprend le cri de révolte d’Aucassin dans la chantefable à la seule évocation du mot « paradis » :
– Qu’ai à faire du paradis ? Je ne désire pas y entrer, mais je veux avoir Nicolette, ma très douce amie que j’aime tant. Je vais vous dire les gens qui vont au paradis : ce sont les vieux prêtres, les vieux éclopés et les manchots qui, jour et nuit, sont à genoux devant les autels et dans de vieilles cryptes, qui ont de vieilles capes élimées et de vieux haillons, qui sont nus, sans souliers et sans chausses, qui meurent de faim, de soif, de froid et de maladie. Ceux-là vont en paradis ; je n’ai rien à faire avec eux. Mais c’est en enfer que je veux aller, car là vont les beaux clercs et les beaux chevaliers[9].
Cette vision radicale de la béatitude éternelle, asexuée et paradisiaque paraît si absolue qu’elle empêche pendant longtemps l’émergence d’utopies concurrentes. La littérature médiévale profane tente néanmoins quelques incursions dans le domaine de l’anti-utopie. Le roman de Bérinus en témoigne. Et si le paradis terrestre pouvait renaître sur terre ? Pour cela, il suffirait de corriger l’erreur originelle commise par Adam et surtout Ève dans le jardin d’Éden. Il serait possible de rendre caduc l’épisode de la Genèse et de faire comme si rien ne s’était passé dans le jardin d’Éden. Il faut réformer l’humanité. C’est le but d’Agriano. Mais comment s’y prendre ?
Pour le Moyen Age, le fait qu’Agriano soit un roi donne à son utopie un caractère politique voire expérimental : « Je vueil savoir se l’en pourra sanz elles durer » (je voudrais savoir s’il nous sera possible de nous passer des femmes) dit le roi[10]. C’est donc un essai de société qu’il veut expérimenter, à la manière des grands utopistes. Son rêve se démarque consciemment de l’utopie chrétienne du paradis (puisque Dieu a créé l’homme et la femme) mais il aspire paradoxalement à retrouver un monde d’avant l’exil (voire d’avant la création d’Ève par Dieu) dominé par l’harmonie et l’entente entre les hommes (uniquement les hommes). Il part d’un raisonnement logique, de nature presque syllogistique. Celui-ci trouve son bien-fondé dans le fond latent de misogynie cléricale et médiévale développé par les interprétations théologiques du péché originel (Genèse)[11] mais vulgarisée également dans certains romans de chevalerie. On se souviendra de la diatribe de Bohort dans la Mort du roi Arthur[12].
Le raisonnement d’Agriano est le suivant. L’homme a été chassé du jardin d’Éden par la faute d’une femme. On pourra donc reconstruire le jardin d’Éden sur terre en éliminant la femme de la société humaine. On peut parler d’une visée utopique, dans les termes choisis par Corin Braga, Agriano propose un « projet logique de rénovation de la société humaine »[13] : celui-ci repose sur la radicalisation d’un raisonnement à base théologique qui n’est pas totalement fantaisiste puisqu’il a été appliqué (institutionnellement) dans le monde chrétien. Comme l’a montré John Boswell, le monachisme sera au Moyen Age une véritable gay subculture : poèmes d’amour masculin écrits par de grands ecclésiastiques, triomphe de Ganymède enlevé par l’aigle au service de Zeus, bordels de garçons dans de nombreuses villes universitaires : Chartres, Sens, Orléans, Paris, etc[14]. L’idéal suprême du christianisme est celui d’une société asexuée. Le saint ou la sainte refusent le sexe.
Si le mot Utopie sert à « désigner un espace insulaire remarquable par sa nouveauté – île nouvelle – et destiné à illustrer l’organisation optimale de la cité – « la meilleure constitution d’une république » – c’est-à-dire un espace politique au sens plein, selon l’acception platonicienne du terme, explique P. Hubner[15], alors la société homosexuelle prônée par Bérinus est utopique. Le christianisme lui-même avait contribué à installer des sociétés homosexuelles, exclusivement masculine ou féminine. Il s’agit des communautés monastiques qui pratiquent une rigoureuse séparation des sexes. Mais leur autarcie est plutôt le résultat d’un choix de vie et non la décision politique d’un souverain. C’est sur ce point que l’utopie de Bérinus achoppe et devient anti-utopique : Agriano est l’exemple du tyran machiavélique. Il pose l’homosexualité en diktat politique. Son mobile est un « péché capital »(et inavoué) nommé luxure. Agriano est le contraire même du prince « prudent » au sens aristotélicien. La société qu’il préconise est un bordel masculin totalitaire. Egaré par le plaisir des sens, il entraîne tous les mâles de son royaume dans sa débauche. Un de ses sujets lui en fait le reproche : « ce n’avendraja, car ce seroit contre droiture et contre la voulenté de Nostre Seigneur, qui femme fist et fourma pour faire à l’ommecompaignie »[16].
Ainsi, le monde vanté par Bérinus se construit en opposition radicale au Paradis judéo-chrétien : cette anti-utopie se fonde sur le plaisir du sexe opérant ainsi un spectaculaire « retour du refoulé ». Comme l’a bien expliqué Jacques Le Goff, la morale sexuelle et cléricale du Moyen Age est fondée sur le refus du plaisir sexuel (qui n’existait pas en Paradis, avant l’exil)[17]. Par ailleurs, cette sexualité de Bérinus se veut transgressive vis-à-vis de la norme hétérosexuelle imposée par Dieu aux hommes après le péché originel : la seule sexualité qui peut caractériser l’anti-monde profane émancipé du divin sera donc homosexuelle. L’anti-utopie se construit contre la Genèse. Dieu a fait la femme pour l’homme (et pas le contraire) et la femme a entraîné l’homme dans le péché. L’exclusion de la femme devrait donc en principe purifier l’homme de toute souillure.
L’anti-Femenie
L’utopie de Bérinus n’est pas seulement anti-biblique. Elle est aussi l’antithèse de la terre de Femenie mentionnée dans toute une série de textes (de provenance non biblique) qui vont des premiers romans antiques (Enéas, Roman de Troie, romans d’Alexandre) jusqu’aux œuvres encyclopédiques (De naturisrerum de Thomas de Cantimpré ou Livre des Merveilles du Monde de Jean de Mandeville)[18].
Dans un récit en vers du XIIIe siècle intitulé Des grands géants, qui se passe 3970 ans après la création du monde. Un roi de Grèce a trente filles et il les marie toutes à de preux seigneurs. Vingt-neuf d’entre elles vont tuer leur époux car elles refusent l’autorité des hommes. Elles seront dénoncées par la seule qui reste fidèle à son mari. Placées dans un navire sans gouvernail ni nourriture, elles sont envoyées sur la mer où elles arrivent sur une terre déserte que l’aînée Albine nomme Albion. Elles se marieront à des démons incubes avec lesquelles elles procréeront des géants, les premiers habitants de l’île appelée à être conquise par Brutus et qui prendra ensuite le nom de Bretagne[19]. Ces géants seront exterminés par le roi Arthur et ses hommes.
Les femmes d’Albion n’ont finalement pas réussi à construire (à elles seules) une société viable. Il n’en fut pas de même pour les Amazones dont on suit très bien la trace tout au long du Moyen Age. Nul ne parviendra jamais à les soumettre car elles ont su résoudre à la fois le problème de leur survie (elles ne voient leur mari qu’une seule fois par an et ne gardent de leur progéniture que les filles) et celui de leur indépendance (seules les vierges sont de bonnes guerrières et défendent leur royaume souverain). Elles incarnent alors l’idéalisation parfaite d’un monde féminin qui se suffit à lui-même.
À tout prendre, cet idéal amazonien, féministe avant la lettre, réussit mieux que l’utopie machiste d’Agriano. Le comble est que les hommes entre eux ont totalement oublié de cultiver les valeurs guerrières. Trop adonnés au sexe, ils se sont ramollis. Par rapport aux Amazones, les hommes d’Agriano ont renoncé à tout engagement collectif. Ils ne pensent qu’à leur plaisir individuel contrairement aux Amazones qui possèdent le sens de la collectivité et travaillent intelligemment à leur survie. On s’éloigne de l’homosexualité initiatique que décrivait Bernard Sergent[20] dans les sociétés de la vieille Europe (chez les Grecs, les Celtes, les Germains, les Macédoniens, les Albanais). Cet antique usage (à finalité militaire) remonte à une morale et une pédagogie de guerriers. Il se heurtera à la « morale des prêtres » mais beaucoup plus encore à la « morale des marchands ».
En fait, du point de vue clérical, parquer les femmes dans une île qui leur est réservée, c’est les abandonner à leur « perversité » fondamentale. De cette perversité, le Livre des Merveilles de l’Inde donne une idée en évoquant précisément une île des femmes insatiables :
« Tout à coup de l’intérieur de l’île arrive une cohue de femmes dont Dieu seul pourrait compter le nombre. Elles tombent sur les hommes, mille femmes ou plus pour chaque homme. Elles les entraînent vers les montagnes et les forcent à devenir les instruments de leurs plaisirs. C’est entre elles une lutte sans cesse renouvelée, et l’homme appartient à la plus forte. Les hommes mouraient d’épuisement l’un après l’autre »[21].
On signalera, dans le même ouvrage, le cas d’une autre île composée d’une société exclusivement féminine où les femmes sont fécondées par le vent et où ne naissent que des filles. La nature a résolu d’elle-même le problème de la survie de cette communauté. Cela n’est pas le cas dans Bérinusoù les hommes ne disposent pas de cet androgynat idéal dont parle Jean de Mandeville en 1365 dans son Voyage autour de la Terre : « Dans une île, il y a des gens qui sont à la fois homme et femme, ils ont un sein d’un côté, de l’autre n’en ont pas et ils ont les organes de génération d’homme et de femme et s’en servent comme ils le veulent, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ; ils engendrent des enfants quand ils agissent en mâles et, quand ils agissent en femmes, ils les conçoivent et les portent »[22].
L’hétérosexualité et l’économie politique
Il reste à comprendre la morale implicite qui se dégage de l’anti-utopie de Bérinus. Le nom d’Agriano dissimule probablement celui d’Hadrien (Adriano en italien), empereur romain[23] connu pour son homosexualité, bien avant le célèbre roman de Marguerite Yourcenar. L’historien SextusAurelius Victor mort au IVe siècle, à une époque où la pédérastie n’était plus considérée comme morale et pédagogique, explique qu’Hadrien recherchait scrupuleusement tous les raffinements du luxe et de la volupté. On l’accusait d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons et d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature. Or, l’homosexualité présentée comme règle politique dans Bérinus relève de l’utopie négative. Le narrateur de Bérinus lui-même se trouve clairement en position dystopique et condamne Agrianole roi dénaturé :
Bien avez oÿ comment li mauvais royrenoiez exploita et comment il fut de mauvaise condicion, car il fist tant que tuit si home habitoientdeshonnestement contre nature li uns a l’autre, par tout son païs[24].
Il dénonce un état de fait qui conduit toute la société au chaos. Pourquoi ? Bérinus avance ici une explication nouvelle de l’impuissance politique de l’homosexualité. Remis en contexte, l’épisode d’Agriano livre une suggestion sociétale intéressante. Le royaume de Gamel (c’est ainsi qu’est nommée la terre d’Agriano) est voisin de la terre de Blandie (« tromperie ») où le héros Bérinus est arrivé pour faire du commerce. Blandie est convoitée par Agriano mais ce dernier échoue dans son entreprise de conquête. Fait prisonnier, il pourrira dans une oubliette avec ses compagnons de fol usage. Dieu enverra un raz-de-marée pour nettoyer la terre de ces hommes dépravés.
Au contraire, Bérinus est le fils d’un riche marchand romain. Il prône la loi du doux commerce et c’est à ce titre qu’il condamne la société homosexuelle du royaume de Gamel. Morale de l’histoire : l’homosexualité est incompatible avec les règles de l’échange économique et cela suffit à le condamner. L’échange exogamique des femmes entre groupes sociaux (en vue du mariage) est à la base de l’économie réelle. C’est même la base de cet « échange généralisé » que Claude Lévi-Strauss a analysé dans un ouvrage célèbre.[25] On note que les groupes sociaux qui, dans l’histoire, ont le plus pratiqué l’homosexualité soient ceux qui ne sont pas soumises à l’obligation de production (clergé, noblesse et militaires[26] en particulier), même s’ils stigmatisent cette homosexualité par ailleurs. [27] Herbert Marcuse avait expliqué que l’organisation du travail suppose la répression de la sexualité.[28]Seule l’absence d’une satisfaction sexuelle totale rend possible et soutient l’organisation sociale du travail. Pour Agriano et ses compagnons, c’est le métier des armes qui a été sacrifié au profit d’une homosexualité envahissante.
Post coitum historia. Agriano avait fait de sa tour le lieu protégé de son utopie homosexuelle. Sa tour n’a pas connu de meilleur sort que celle de Babel. Les TwinTowers, bien réelles, de Manhattan n’ont pas mieux résisté. Faut-il retenir une vérité de cet imaginaire ? Oui, toute tour s’effondrera.
Notes
[5] J.-J. Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 215-227. Sur le symbolisme de la tour, voir aussi : P. Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997.
[7] C. Braga, Le paradis interdit au Moyen Age. La quête manquée de l’Éden oriental, L’Harmattan, 2004 et Le paradis interdit au Moyen Age 2. La quête manquée de l’Avalon occidentale, L’Harmattan, 2006.
[8] La Cour de Paradis, éd. par E. Vilamo-Pentti, Helsinki, 1953. Le poème illustre le thème théologique de la communion des saints porté par la fête de la Toussaint (1er novembre).
[11] R. H. Bloch, « La misogynie médiévale et l’invention de l’amour en Occident », Les Cahiers du GRIF, 47, 1993, p. 9-23.
[12] « Je n’ai jamais vu un homme de valeur aimer longtemps d’amour sans finir par être honni (par une femme) … Jamais homme ne fut captivé par une femme sans être honni et en mourir » (§ 86 et 87, Livre du Graal, t. 3, trad. Ph. Walter, Paris, Gallimard-Pléiade, 2009, p. 1256-1257). Suivent les exemples de Salomon, Samson, Hector et Achille victimes de la guerre de Troie (provoquée par l’enlèvement d’Hélène), et enfin Tristan lui-même.
[14] J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Paris, Gallimard, 1985.
[15] Article « Utopie » dans : P. Brunel éd., Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Editions du Rocher, 1988.
[17] J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 136-148. Voir aussi les contributions rassemblées dans : Communications, 35, 1982 « Sexualités occidentales » sous la direction de Philippe Ariès.
[18] Voir l’article de C. Ferlampin-Acher, Femenie (Terre de), dans : J. J. Vincensini et alii éd., Dictionnaire des lieux et pays mythiques, Paris, Laffont, 2011, p. 484-488.
[19] Des grants geanz, édition de G. Brereton, Oxford, 1937. Le thème de l’apparition du mal lié aux géants apparaît déjà dans l’apocalyptique juive : M. Delcor, « Le mythe de la chute des anges et de l’origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l’apocalyptique juive. Histoire des traditions », Revue de l’histoire des religions, 190, 1976, p. 3-53.
[21] Cité d’après L. Boia, Entre l’ange et la bête. Le mythe de l’homme différent de l’Antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1995, p. 33. Sur la portée utopique des merveilles de l’Inde : J. Le Goff, L’occident médiéval et l’océan indien : un horizon onirique, Pour un autre Moyen Age, Gallimard, 1977, p. 280-298.
[25] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin & New York, Mouton de Gruyter, 1967 (2e édition).