Mireille Courrent
Université de Perpignan, France
courrent@univ-perp.fr
La Thessalie, terre vouée au malheur (Lucain, Bellum ciuile, VI, 333-462)
Thessalia, A Land Doomed To Calamity
Abstract: Latin poet Lucan lengthily describes Thessalia as the place where the battle of Pharsalia took place, the climax of the civilian war between Caesar and Pompei. This account connects theland ofPharsalia with a fancied world of ever shifting images: Thessalia’s geography is stirred by motions antagonizing natural order and is then naturally led to clashes and war. In order to convince his readers, Lucan supported his statement with references to their mythological, literary and scientific background, and with the horrified remembrance of a dark chapter of Roman history.
Keywords: Lucan; Civil war; Herodotus; Golden age; Infernal world; Order and disorder.
Le Mal tel que le conçoivent nos civilisations judéo-chrétiennes prend sa source dans le monde de la Bible. La notion est étrangère au monde gréco-romain classique : les Romains qualifiaient de malum, que l’on peut rendre par « mal » ou « malheur », soit une souffrance physique ou psychique individuelle, soit une calamité qui touchait la collectivité. Le lieu où sévit plus particulièrement cette souffrance se trouve aux Enfers, monde des morts, dont la topographie sépare les Bienheureux, installés dans les Champs Élysées, de ceux dont la vie a mérité un châtiment éternel et qui croupissent dans le Tartare. Sur terre en revanche, non seulement le malheur et la souffrance ne sont pas intrinsèquement liés à des lieux déterminés, mais les auteurs latins semblent en général peu attentifs à l’expression d’une géographie du mal. Un seul d’entre eux fait nettement exception : le poète Lucain.
Lucain a consacré une épopée à la guerre civile qui, une centaine d’années auparavant, avait mis aux prises les troupes de César et celles de Pompée. Ce long poème est fondé sur le récit d’événements historiques. Il tire donc sa dimension épique de la présentation et de la mise en perspective des faits racontés, et, en particulier, de la mise en œuvre des forces naturelles : les éléments sont engagés dans les destinées humaines et participent à la lutte qui oppose les deux camps romains. Chez Lucain, l’environnement n’est pas seulement le décor des actions humaines mais un acteur à part entière contre lequel se développe, dans une lutte constante, la force d’âme des grands chefs de guerre[1]. Dans ce monde généralement hostile, deux lieux relèvent plus spécifiquement d’une géographie du mal : le désert de Libye, rendu célèbre par l’épisode des serpents qui attaquent l’armée de Caton[2], et la Thessalie, à la description de laquelle est consacré un développement de plus de cent vers. Nous nous proposons donc ici de dégager et d’analyser, au fil du texte, les procédés que Lucain a mis en œuvre pour donner à la Thessalie tous les caractères d’une région liée au malheur et à la calamité.
Après le combat malheureux qui les a opposés à Dyrrachium, César s’enfuit en Thessalie, poursuivi par Pompée. C’est là, près de la ville de Pharsale, qu’a lieu, en août – 48, la bataille décisive qui provoque la chute de Pompée et annonce la victoire définitive de César. L’importance de cette bataille dans l’épopée est telle qu’elle a donné, dans la tradition philologique, son nom à l’œuvre de Lucain, plus connue sous le titre de Pharsale que sous son intitulé orignal de Guerre civile. Le combat fratricide de Pharsale représente donc, dans l’esprit de Lucain, une terrible calamité pour le peuple romain. Or, avant de raconter la bataille, le poète décrit longuement la Thessalie, qu’il s’emploie à présenter de façon systématique comme un territoire maléfique.
Cette description, nous allons le voir, croise évidemment des données historiques et un jugement sinon politique, du moins moral de Lucain, mais elle fait aussi appel à diverses références mythologiques, qui, mises en relation avec les éléments naturels, participent de la dimension épique et elle prend sa source littéraire dans une brève description de la Thessalie faite, au Ve siècle avant notre ère, par le célèbre historien grec Hérodote, et qui s’ouvrait ainsi : « La Thessalie, dit-on, était jadis un lac entouré de tous côtés par de hautes montagnes : elle est fermée du côté de l’aurore par le Pélion et l’Ossa dont les contreforts se rejoignent ; du côté du borée, par l’Olympe ; au couchant, par le Pinde ; du côté du midi et du notos, par l’Othrys. Au milieu de cette chaîne de montagnes, la Thessalie forme une cuvette. »[3]
Cette énumération devient chez Lucain :
Thessaliam, qua parte diem brumalibus horis / attollit Titan, rupes Ossaea coercet ; / cum per summa poli Phoebum trahit altior aestas, / Pelion opponit radiis nascentibus umbras ; / at medio signes caeli rapidique Leonis / solstitiale caput nemorosus summouet Othrys ; / excipit aduersos zephyros et iapyga Pindus / et maturato praecidit uespere lucem ; / nec metuens imi borean habitator Olympi / lucentem totis ignorat noctibus Arcton.
La Thessalie, dans la partie où, aux heures d’hiver, Titan fait monter le jour, est limitée par les roches de l’Ossa ; quand l’été entraîne Phébus plus haut vers le sommet du ciel, le Pélion oppose ses ombres à ses rayons naissants ; les feux du midi et la tête solsticiale du Lion dévorant, c’est l’Othrys boisé qui les écarte. Le Pinde fait face aux zéphyrs et à l’iapys et hâte le soir en interceptant la lumière ; l’habitant de l’Olympe ne craint pas le borée et ignore l’Ourse qui brille tout au long de la nuit.[4]
La situation de ces montagnes dans l’espace ne repose pas, comme chez Hérodote, sur les quatre points cardinaux, mais sur les lieux d’apparition du soleil selon les saisons. En remplaçant le critère géographique classique, spatial, par un critère temporel, Lucain brouille les repères habituels du lecteur. Son exposé ne permet pas de localiser précisément ces frontières[5] alors même que ce sont, pour la plupart, des montagnes très célèbres, liés à de grands récits mythologiques gréco-romains : les repères les plus stables, géographiquement et culturellement, sont rendus mouvants, et, par là, complètement inopérants. L’impression de malaise qui se dégage de la lecture de ces informations est accrue par deux éléments de la technique narrative de Lucain. Le premier est formel, purement lexical et relève du choix du vocabulaire : pour tirer le texte vers l’univers de l’épopée, Lucain emploie une terminologie mythologique qui ne facilite pas la compréhension immédiate de l’information, – ainsi l’expression « Titan fait monter le jour » renvoie à la figure d’Hypérion, l’un des Titans, assimilé depuis Homère par la tradition littéraire au soleil et que Lucain utilise pour exprimer d’une façon contournée une idée aussi simple que « le jour se lève ». Cet usage de la mythologie permet de créer un effet de distance entre le lecteur et les informations qui lui sont données et dont il connaît déjà la teneur ou, en d’autres termes, d’enchanter l’Histoire. L’autre moyen que Lucain met en œuvre pour produire du malaise chez son lecteur est conceptuel, relève de l’imaginaire et concerne l’usage fait du mouvement et de la verticalité.
Au mouvement vertical s’associent en effet en général des « symboles ascensionnels » et, comme le souligne Gilbert Durand, la verticalité est l’image de l’axe stable des choses[6]. Si la montagne est en général perçue comme un axe cosmique, – c’est le cas de l’Olympe, pour les Grecs -, cet axe est ici singulièrement ébranlé : la verticalité n’exprime pas une élévation vers la lumière, mais d’une part une résistance au soleil et à la lumière[7] qu’il apporte et d’autre part la fermeture et la cécité aux mouvements des étoiles. Elle n’est ni une valeur dynamique ni un symbole de stabilité. Au contraire, les montagnes barrent l’accès aux éléments cosmiques (soleil, vent, étoiles) et aux mouvements du monde, quel que soit le moment du jour et de l’année. La Thessalie ne s’inscrit donc pas dans l’ordre naturel des choses. Les repères humains de l’espace, – les étoiles -, et du temps, – le soleil -, assiègent ces montagnes : sous l’apparence d’une lutte de l’ombre contre la lumière, le texte expose un conflit entre ce territoire et la représentation que les hommes se font du monde. Au lieu de déterminer le territoire thessalien dans l’espace, les montagnes le défendent contre le temps. Leur immobilité se dresse contre les marques du passage du temps. Elles créent donc un espace qui reste hors du temps humain.
Or, s’il arrête les mouvements des forces naturelles, cet espace est en revanche lui-même susceptible de mouvement : ces montagnes ont été, autrefois, mobiles. Elles présentent donc deux qualités contraires à l’ordre naturel des choses. Ce « mouvement » n’avait en réalité rien que de très naturel : Hérodote explique qu’un tremblement de terre a ouvert, un jour, sur la mer le lac contenu par cette cuvette montagneuse. Mais le récit que fait Lucain de cet événement le charge de valeurs négatives :
Hos inter montis, media qui ualle premuntur / perpetuis quondam latuere paludibus agri.
Dans la vallée qui occupe l’espace central entre ces montagnes, les champs étaient autrefois dissimulés sous des marais ininterrompus.[8]
Lucain remplace l’eau claire du lac d’Hérodote par un marais, lieu inhospitalier, entre-deux incertain entre le solide et le liquide, dont l’eau stagnante, immobile, était réputée à Rome pour être source de maladies ; mais la boue, on le sait, est aussi l’image de la terre molle, la matière première, la chair terrestre mouvante et tiède, l’argile avec laquelle on pétrit les corps[9]. Non seulement la terre mère de Thessalie porte en elle une immobilité funeste, mais le mouvement de l’eau, comme celui qui était associé aux montagnes, s’y fait une fois encore non dans l’espace (l’eau des marais ne s’écoule pas), mais dans le temps : les marais un jour se sont transformés en plaine. Et Lucain construit sa phrase de façon à renverser la chronologie : il ne dit pas que les champs ont succédé aux marais, mais que les marais ont empêché les hommes d’accéder à la terre des champs. Tout est fait dans la description pour suggérer que la Thessalie est un territoire qui résiste à toute intrusion, un monde qui refuse par nature les influences cosmiques et humaines.
Et le lecteur pressent déjà que sur cette terre du refus, l’installation humaine a été marquée par le conflit :
Postquam discessit Olympo / Herculea grauis Ossa manu, subitaeque ruinam / sensit aquae Nereus, melius mansura sub undis / Emathis aequorei regnum Pharsalos Achillis / eminet.
Lorsque le lourd Ossa fut écarté de l’Olympe par la main d’Hercule et que Nérée sentit soudain s’effondrer cette eau, voici que, – alors qu’il aurait mieux valu qu’elle restât sous l’eau-, l’émathienne Pharsale, royaume d’Achille né de la mer, se dresse .[10]
Pour raconter l’ouverture du marais sur la mer, Lucain a remplacé la cause naturelle avancée par Hérodote, – un tremblement de terre –, par un récit de nature mythologique, qui s’explique, certes, par sa volonté de donner une dimension épique aux faits qu’il rapporte, mais qui lui permet aussi de continuer à produire des images qui confortent la représentation première de ce territoire. La naissance du temps humain se fait en effet sur le mode de l’opposition, des mouvements contraires : le passage n’est pas celui du marais à la plaine, mais directement celui du marais à la ville, et il repose sur le déchirement, la chute et la verticalité. Lucain rend la violence de l’écoulement de la masse des marais dans la mer par une image saisissante, – « Nérée sentit soudain s’effondrer cette eau » : de l’écroulement du monde liquide jaillit le monde minéral de la ville.
L’écriture de Lucain enferme alors le territoire dans un mouvement circulaire et dans un double système d’opposition : la description va de la verticalité des montagnes à l’horizontalité de l’eau, puis retourne à la verticalité de la ville, et, en même temps que l’eau de la plaine tombe dans la mer, quelqu’un né de la mer, Achille, fils de la néréide Thétis, monte sur la plaine.
La Thessalie, monde fermé et géographie cyclique, possède donc deux caractères fondamentaux : le marais, lieu matriciel de la ville, lui transmet ses propriétés funestes, et la transition d’un monde à l’autre se fait dans une dynamique violente. Ce territoire ne peut se dire que dans le conflit, les forces élémentaires (eau, terre, air, feu du soleil) non seulement n’y sont pas en repos, mais sont même contraintes à des mouvements qui ne correspondent pas à ceux de l’ordre naturel. Or, dans l’antiquité gréco-romaine, la théorie ethnographique la plus courante voulait que les qualités (physiologiques et mentales) des peuples soient issues de celles des terres qui les portent[11]. Si les qualités des peuples sont une émanation de celles de leur territoire, alors la Thessalie, lieu de conflit des éléments, ne peut produire que des hommes en conflit. Ce sera, par essence, le territoire de la guerre, de la violence, du mal.
Et Pharsale, première ville que Lucain fait surgir de l’effondrement des marais est, certes, le lieu symbolique de la guerre civile qui oppose César et Pompée, mais c’est aussi la ville d’Achille, le héros grec de la guerre de Troie. Or la guerre de Troie, à travers la figure d’Enée, le vaincu fuyant, est l’origine la plus lointaine de la fondation de Rome ; le conflit qui oppose César et Pompée trouve ainsi son aboutissement à l’endroit même où est né l’homme qui a été la cause première de la naissance de Rome. Le destin de Rome est enfermé ici dans un monde circulaire à la fois spatialement, par les montagnes, et temporellement : c’est le lieu de l’éternel recommencement des souffrances des ancêtres de Rome et des Romains eux-mêmes. Enfin, Pharsale est née de l’écoulement soudain de l’eau retenue ; sa naissance quasi humaine a quelque chose de monstrueux : elle « émerge » de la plaine vidée de ses eaux par l’écartement qu’Hercule fait subir aux montagnes qui la fermaient. La poche des eaux une fois crevée, la terre accouche en effet des villes humaines et cet accouchement ne pourra donner que des êtres semblables à leur mère terre[12].
Mais l’effondrement du marais, s’il génère le jaillissement des cités, se résout aussi dans l’écoulement d’une quinzaine de fleuves. La chute originelle donne donc naissance aux deux mouvements qui synthétisent les formes premières du territoire : la verticalité et l’horizontalité. Le dernier de ces fleuves, sur lequel s’achève la description du pays, résume les caractéristiques du territoire dont il est l’émanation ultime :
Solus, in alterius nomen cum uenerit undae / defendit Titaresos aquas, lapsusque superne / gurgite Penei pro siccis utitur aruis ; / hunc fama est Stygiis manare paludibus amnem.
Seul, quand il vient se jeter dans des ondes qui portent un autre nom, le Titaressos défend ses eaux : il glisse sur les tourbillons du Pénée comme si c’était la terre des champs ; on dit que ce fleuve est une émanation des marais du Styx.[13]
Emanant du Styx, le Titaressos appartient donc à l’autre monde. D’ailleurs, il ne coule pas, mais « glisse » à la manière du serpent, animal avec lequel il partage le type de déplacement horizontal et l’origine infernale : l’un comme l’autre, issus du monde des morts, viennent ramper sur terre. Le serpent, omniprésent dans la mythologie gréco-romaine, est une image des forces naturelles chtoniennes et mortifères que les divinités olympiennes n’ont de cesse de maîtriser[14]. Le rapprochement que Lucain invite à faire ici entre le fleuve et l’animal rappelle que la Thessalie est soumise à des forces infernales qui s’opposent à l’ordre ouranien du monde, auquel adhèrent les cités humaines.
Le Titaressos entre d’autant moins dans l’ordre terrestre des choses que ses eaux ne se mêlent pas à celles du Pénée lorsque les deux fleuves confluent. La Thessalie est un lieu où le monde des morts déborde constamment sur celui des vivants, ce qui en fait un territoire voué au mal : l’ordre du monde n’y est pas respecté. En outre, la comparaison des eaux du Pénée, sur lesquelles s’écoule le Titaressos, avec la terre des champs renvoie le lecteur à l’image première de ces mêmes champs recouverts par les marais[15]. D’un liquide à l’autre l’esprit fait vite le rapprochement : les premiers marais étaient donc de nature infernale.
La terre de Thessalie, parce qu’elle est un lieu d’épanchement du monde souterrain dans notre espace, confère alors aux hommes qu’elle porte le germe du malheur. En effet :
Vt primum emissis patuerunt amnibus arua, / pinguis Brebycio discessit uomere sulcus ; / mox Lelegum dextra pressum descendit aratrum ; / Aeolidae Dolopesque solum fregere coloni / et Magnetes equis, Minyae gens cognita remis.
Dès que les fleuves furent lancés en avant, les champs apparurent ; le sillon gras se fendit sous la charrue du Brébyce ; bientôt, poussée par la main des Lélèges, la charrue s’enfonça ; les paysans Eolides et Dolopes brisèrent le sol, de même que les Magnètes, célèbres pour leurs chevaux, et les Myniens, célèbres pour leurs rames.[16]
La Thessalie de Lucain est d’abord une image du monde à l’envers : dans son déroulement, le texte nous donne à voir les villes (Pharsale et les huit autres cités célèbres de la région) avant l’agriculture. Cette inversion dans la présentation de la chronologie commune à toutes les civilisations, qui passent habituellement du monde agricole et rural à celui des cités, n’est pas un hasard ni une faiblesse dans la construction du texte : la Thessalie est un lieu qui s’oppose point par point, dans tous ses aspects, à l’ordre habituel des choses. On retrouve d’ailleurs dans cette évocation de l’agriculture l’opposition primitive entre la dureté verticale des montagnes et la mollesse horizontale du marais : les outils tranchants qui s’enfoncent dans la chair de la terre sont à la fois des épées qui brisent la résistance du sol et des sexes qui le fécondent. La relation de l’homme au territoire est une violence. En outre, l’allusion aux premiers labours, notamment quand elle est associée à une idée de violence, suggère automatiquement, dans l’esprit des Romains, la référence à un temps antérieur aux labours, un temps sans agriculture, qui est celui de l’âge d’or.
L’âge d’or est un thème largement utilisé par la poésie latine pour dénoncer la violence des guerres civiles qui ont marqué l’histoire de Rome au premier siècle avant notre ère. S’il a servi d’abord, chez Catulle, à déplorer le conflit entre Sylla et Marius, on le retrouve ensuite, chez Virgile ou Horace, par exemple, en contrepoint de l’évocation de la guerre qui opposa César et Pompée[17]. La description que Lucain propose de la Thessalie participe de la condamnation du malum suprême qu’est la guerre civile et renoue donc avec la tradition poétique romaine en faisant référence, en négatif, à cette image d’un temps heureux d’avant tout conflit. L’âge d’or est en effet caractérisé par la communauté de vie des hommes avec les dieux, la fertilité spontanée de la nature, l’absence totale d’agressivité des hommes et des animaux et l’inexistence de trois catégories sociales, porteuses par nature de violences, les agriculteurs, les soldats et les marins. La Thessalie telle que Lucain l’imagine n’a jamais connu l’âge d’or. La terre non labourée n’y a jamais rien produit : son sol était voué, avant même d’être sec, à être fendu, brisé, agressé par la main humaine ; parmi ses premiers peuples, on trouve des cavaliers et des marins dont l’apparition, chez tous les poètes qui traitent ce thème, marque justement, par la soif de conquête qui les anime, la fin de l’âge d’or ; et, s’il y a eu vie commune des hommes et des divinités, ce ne fut pas avec les dieux ouraniens, mais avec des centaures semiferos « à demi-sauvages » dont Lucain se plaît à rappeler que l’un brisait des rochers, le deuxième faisait tournoyer des arbres arrachés et les autres blessèrent ou furent blessés par des flèches[18].
C’est même la Thessalie de Lucain qui a engendré les peuples qui ont causé la fin de l’âge d’or : Hac tellure feri micuerunt semina Martis « C’est sur cette terre qu’ont jailli les germes du sauvage Mars »[19]. Après avoir énuméré toutes les raisons qui font des premiers temps de cette terre un anti-âge d’or (Il rappelle que c’est là que sont apparus les premiers marins, les premiers soldats, les premiers fondeurs de métaux et la première course à la richesse[20]), Lucain conclut :
Hinc maxima serpens / descendit Python Cirrhaeaque fluxit in arua, / unde et Thessalicae ueniunt ad Pythia laurus. / Impius hinc prolem superis immisit Aloeus, / inseruit celsis prope se cum Pelion astris / sideribusque uias incurrens abstulit Ossa.
D’ici descendit le plus grand serpent, Python, et il coula sur les champs de Cirrha, – voilà pourquoi on fait venir les lauriers thessaliens aux Jeux Pythiques. C’est d’ici que l’impie Aloée lança ses enfants contre le ciel, lorsque le Pélion s’inséra presque parmi les astres élevés et l’Ossa, en se jetant sur les étoiles, leur barra le chemin.[21]
Après avoir développé tout ce qui fait de la Thessalie un territoire maudit et l’avoir opposée aux lois qui régissent le reste du monde, il en fait soudain le point de départ du mal suprême, le conflit avec le sacré. Il la rapproche de l’un des lieux les plus vénérables, le sanctuaire de Delphes, en l’associant à la figure de Python, le serpent géant qu’Apollon tua au pied d’une autre montagne célèbre de la Grèce, le Parnasse. L’image, véhiculée par un verbe étrange, – fluxit, « s’écoula, se répandit » –, fait écho à celle où le verbe « glisser » donnait à voir l’aspect ophidien du Titaressos. Ce serpent devient ainsi un avatar du liquide infernal qui s’épanche sur le sol de ce territoire, d’autant plus qu’il est arrivé à Delphes par la mer[22], celle-là même dans laquelle s’est déversé le marais thessalien : le mal s’est depuis longtemps répandu hors de la Thessalie.
Lucain referme enfin la description sur elle-même, en la ramenant à son point de départ, le Pélion et l’Ossa. Mais ici ces montagnes n’expriment plus seulement, comme dans les premiers vers, une résistance aux forces cosmiques, mais bien une déclaration de guerre aux lois divines. Tout mouvement de la Thessalie vers l’extérieur ne produit donc que du conflit et du mal. Ce qui sort de la Thessalie, c’est le mal. Et César va en sortir vainqueur.
Lucain a donc choisi de représenter une géographie du mal à partir des composantes même du territoire, l’espace et le temps, ou, plus précisément, en insérant une dimension temporelle dans la description de l’espace. Dans la perception latine du monde, la morphologie des paysages, ce que nous appelons l’environnement naturel, est caractérisée par la stabilité, l’immuabilité en opposition avec la mutabilité des événements qui relèvent de la sphère des activités humaines. Mais la Thessalie de Lucain est en complète contradiction avec cette conception des choses. D’abord ce territoire est par nature parcouru de deux mouvements, un mouvement rectiligne (lui-même redoublé, puisqu’il est tantôt vertical (vers le haut, à propos des montagnes et des villes, et vers le bas, à propos de l’eau et de la charrue) et tantôt horizontal, quand il s’agit des fleuves et du serpent) enfermé dans une double circularité, celle du temps, marquée par le mouvement du soleil dans le ciel, et celle de l’espace, dessinée par les montagnes qui encerclent le pays. Or l’image de mouvements linéaires inclus dans un mouvement circulaire caractérise, dans la représentation antique des choses, la relation entre le monde sublunaire (où poussent, par exemple, les plantes sous l’action des rayons du soleil et où toute vie s’étend linéairement d’une naissance à une fin) et la ronde éternelle des planètes dans le cosmos : riche de ces deux mouvements et fermée aux processus cosmiques, la Thessalie constitue donc un monde entier à elle seule, qui s’oppose à celui des dieux et des hommes.
Ensuite, Lucain associe à cet espace un imaginaire du mouvant : les mouvements qui agitent la géographie de la Thessalie se font contre l’immuable des lois divines et contre l’ordre naturel et, de résistance en débordement, génèrent naturellement le conflit et la guerre. Et le texte invite à penser que c’est parce que la Thessalie est une terre infernale que les destins humains qui se réalisent sur son sol deviennent monstrueux. Pour emporter l’adhésion de ses lecteurs, Lucain a appuyé son propos sur des références à leur culture mythologique, littéraire et scientifique, ainsi que sur le sentiment d’horreur généré par le souvenir d’une page sombre de l’histoire romaine et par l’association, dans la tradition littéraire latine, de la Thessalie à une inquiétante terre de sorcières[23]. La Thessalie mérite donc amplement le qualificatif de damnata fatis tellus[24], « terre condamnée par son destin, terre vouée au malheur ».
Notes
[1] Les personnages de Lucain sont fréquemment en butte aux éléments déchaînés, tempêtes, inondations etc. contre lesquels ils doivent lutter plus encore que contre le camp adverse. Les deux images les plus célèbres de cette lutte de l’homme contre la nature sont celles de César sur une barque de nuit dans la tempête (au livre V) et de Caton pris dans une tempête de sable dans le désert (au livre IX). Sur l’usage des éléments dans l’invention narrative de Lucain, voir Françoise Morzadec, « Brumes et nuages dans les épopées de Lucain, Stace et Silius Italicus : entre mythologie et météorologie », in Christophe Cusset (dir.), La météorologie dans l’Antiquité, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003, 179-200 et Annie Loupiac, La poétique des éléments dans la Pharsale de Lucain, Bruxelles, Latomus, 1998.
[2] Voir Joël Thomas, « Le thème du désert dans l’hagiographie de saint Antoine et dans la Pharsale de Lucain », Euphrosyne, 1998, XXVI, 169-175.
[3] Hérodote, Histoire, VII, 129. Rappelons que Borée est le nom du vent du nord et notos, celui du vent du sud. Même si d’autres auteurs latins, plus proches de Lucain, ont évoqué la Thessalie, c’est la description d’Hérodote qui sert de référence à notre passage.
[4] Lucain, Bellum ciuile, VI, 333-342. Les traductions seront nôtres. La poésie de Lucain est difficile à rendre en français. Elle repose sur des images souvent soit très condensées, soit rudes. Nous avons cependant fait le choix d’en conserver la vigueur et l’étrangeté, au risque de rendre le texte parfois difficile à saisir. Le lecteur qui cherche des éclaircissements mythologiques, historiques et géographiques de ce passage les trouvera dans l’analyse précise et savante qu’en a faite J. Soubiran (Lucain, La guerre civile (VI 333 – X 546), Introduction, texte et traduction rythmée, notes par Jean Soubiran, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1998).
[5] D’autant plus que, comme le signale J. Soubiran (op. cit., p. 158), Lucain inverse les positions du Pélion et de l’Ossa.
[7] Tous les verbes qui définissent ces montagnes expriment cette résistance : coercet (est limité), opponit (oppose), summouet (écarte), excipit (fait face), praecidit (intercepte).
[11] On lit d’abord cette théorie dans le traité de l’école hippocratique Airs, eaux, lieux. Elle s’est ensuite largement répandue dans le monde romain (Voir notre article : « De l’humidité au soleil : le corps des peuples dans la littérature gréco-latine », in Le corps dans la culture méditerranéenne (Actes du colloque international, Université de Perpignan, 30 mars-1er avril 2006), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2007, 43-57).
[12] Cette image est l’expression, sur un mode mythologique, de la théorie hippocratique qui lie un peuple à son milieu. Après Pharsale, Lucain énumère huit noms de villes liées à de célèbres et sanglantes scènes mythologiques et qui, toutes, possèdent au plus haut degré les caractères conflictuels de ce territoire.
[14] Il est, par exemple, lié à la figure d’Asclépios et, sous la forme de Python, à celle d’Apollon.
[15] En Thessalie, les labours sont donc condamnés à être dessous, sous l’eau, ou plus précisément sous un liquide mortifère : marais, eau du Styx, et, on le devine déjà, ensuite, sang des combats.
[17] Voir Jean-Paul Brisson, Rome et l’âge d’or. De Catulle à Ovide, vie et mort d’un mythe, Paris, La Découverte, 1992.
[23] Cette description de la Thessalie constitue d’ailleurs le prologue d’un long développement sur les sorcières, du portrait de celle qui était appelée à devenir la plus célèbre sorcière de la littérature latine, Erictho, et d’une scène particulièrement saisissante de nécromancie (Bellum ciuile, VI, 413-830).