Jean-Jacques Wunenburger
Institut de recherches philosophiques, Lyon, France
jean-jacques.wunenburger@wanadoo.fr
Figures schizomorphes du Mal: Satanisme et millénarisme
Schizoid Figures of Evil: Satanism and Millenarism
Abstract: In biblical tradition, the imagination of evil identifies modes and loci of manifestation in the world. To the extent that the evil finds itself everywhere, in its extreme version, Satanism goes beyond geography. Its schizomorphic mythification will come to inform the temporal frame (calendar-wise or millenarian) and fuel a whole dramaturgy of paroxysms.
Keywords: Evil; Diabolism; Satanism; Millenarianism.
Le mal existe-t-il, est-il représentable ? Nous ne connaissons à vrai dire que des maux que l’on a l’habitude de répartir en grandes catégories : le mal physique, la douleur pouvant conduire à la mort, le mal moral, ou méchanceté, entraîné par les passions haineuses et destructrices, le mal métaphysique, reconnaissance de la finitude humaine et de sa mortalité, seul savoir dont on est vraiment certain. Ces manifestations suscitent déjà de nombreuses images, symbolisations, narrations qui nourrissent les imaginaires individuels et collectifs –artistiques d’abord. Mais l’expérience du mal conduit-elle à son intelligence ? Une fois subi et vécu, comment le comprendre et surtout comment l’expliquer ? Théologie, mythologie, philosophie n’ont cessé de produire des discours pour en déterminer la raison d’être. Rapidement confrontée aux apories et paradoxes, la pensée abstraite, spéculative, cède aisément la place à des récits mythiques sur son origine, sa source, en identifiant, substantivant, personnifiant le mal. Cette hypostase maléfique, particulièrement exacerbée par le monothéisme d’un unique dieu bon, rejoint sans doute un archétype majeur du psychisme à partir duquel vont émerger représentations et narrations. L’image du mal depuis le récit inaugural de la Genèse biblique, vient contaminer le processus de la création et de l’histoire de l’humanité à travers chute et rédemption. L’herméneutique symbolique du mal peut alors s’ouvrir à un dualisme mitigé, évitant de renforcer la polarité négative, mais souvent se laisse aller à exaspérer la dramatique de l’affrontement du bien et du mal jusqu’à hypertrophier le mal dans une figure monstrueuse et redoutable par sa violence directe ou indirecte. A la construction mythique d’un harcèlement d’une force mauvaise aux confins du monde, se substitue alors le tableau d’une domination, d’un règne de Satan sur le monde, ouvrant la voie à d’incessants et dramatiques combats sur la scène de l’histoire humaine.
Ainsi naissent différentes topographies, figurations et scénarisations du mal, dont l’image majeure dans les traditions monothéistes est Satan, le diviseur, le diable. Comment s’élabore cette généalogie du mal, cette personnification d’une unité négative, ce personnage mythique censé concentrer les maux ? Mais s’il existe dans l’imaginaire un être mauvais, voire un dieu mauvais, comment raconter son histoire, comment saisir ses faits et gestes et en particulier comment se fait son entrée dans l’histoire du monde et dans celle des hommes ? La geste satanique a alors besoin d’une temporalité et pas seulement d’un espace, temporalité commune à l’histoire des hommes. Il en résulte une fresque de l’action de Satan dans l’histoire, dont le nom générique est associé à celui du millénarisme en Occident[1].
L’imaginaire du mal se décline donc le long d’une chaîne narrative complète : l’entité mauvaise, sa personnification, les espaces de sa localisation et de sa manifestation qui peuvent aller de lieux sédentaires (les enfers) au cosmos entier, ses moyens d’action allant de la séduction rusée à la violence frontale, ses actions effectives, sa participation à l’avènement de l’histoire et en fin de compte la destination finale : la figure du mal sera-t-elle vainqueur ou vaincue, une fois pour toutes, ou au long de reprises incessantes, à quel prix se payera la victoire sur les forces mauvaises ? Quant aux motifs et points de passage obligés d’une scénarisation du mal, ils sont autant d’entrées sur l’imaginaire du mal. Si l’on peut privilégier la topographie, il nous semble nécessaire de remonter d’abord aux structures antérieures de sa représentation qui permettent de configurer l’incarnation du mal et donc d’anticiper des attributs de toutes histoire et géographie du mal.
1- Topiques du diabolisme
Les récits cosmogoniques de l’irruption du mal sont légions ; il s’agit de configurations négatives soit mitigées, soit exacerbées, correspondant aux régimes diurne et nocturne de l’imagination selon la classification de G. Durand. La proximité, la familiarité avec la figure du mal relève d’une tradition plutôt gnostique qui n’a de cesse de chercher à décrire une voie du salut par l’émancipation à l’égard des forces ténébreuses. Le gnosticisme dualiste atteint ainsi à une personnification extrême et profondément schizomorphe du mal. Bien que la théologie dogmatique développe généralement un dualisme mitigé, elle échappe difficilement à son tour aux tropismes gnostiques lorsqu’il s’agit de comprendre le mal.
Dès lors que le mal n’est plus considéré comme une imperfection accidentelle, mais comme une fissure ontologique, n’est plus une ombre à dissiper mais un rideau de ténèbres à transpercer, il devient nécessaire de donner corps au négatif. Le diable devient ainsi la figure privilégiée d’une dualité, en concentrant en lui cette charge du Mal qu’il importe de désigner, de contenir puis d’expulser pour assurer la sauvegarde ou le salut de sa propre identité. Le diable incarne donc, principiellement, et même étymologiquement, la figure du diviseur, de la déchirure, qui féconde la violence conflictuelle et la haine destructrice. Il est toujours identifié à cette altérité néfaste et corrompue qui aliène l’homme, mais active par là même une révolte, une lutte cathartique contre son emprise et contre son empire. Porté par une croyance collective religieuse ou émergeant au sein des fantasmes personnels, le diable résume à lui tout seul le trajet imaginaire du dualisme, étant tout à la fois la suprême figure du désir tentateur dépossédant l’homme de lui-même, et la figure extrême de ce qui souille la création.
Les méfaits du diable deviennent ainsi d’autant plus redoutables qu’il échappe aux logiques identitaires de la localisation et de la personnification stable. D’un côté, le diable est d’autant plus menaçant qu’il se masque à travers séduction, ruse et mensonge, rendant ainsi difficile l’identification d’un être qui se dissimule dans la séduction et la ruse. Au lieu d’affronter l’homme à visage découvert et de l’enrôler de force, le diable le conquiert en déjouant sa vigilance, en démobilisant sa volonté de résistance, en troquant ses attributs répulsifs contre des attributs attractifs. Le mal peut ainsi se propager sous la forme d’une beauté « diabolique », d’une apparence trompeuse, d’une vérité qui n’est que mensonge. La force du diable pour endormir notre hostilité à son égard, pour capturer notre volonté, réside donc dans la ruse. Le diable, surtout dans l’imaginaire religieux chrétien, participe de cette sémantique de la ruse que les Grecs assimilent à l’intelligence de la domination[2]. Tel le renard du bestiaire antique, le diable piège ses victimes en simulant son caractère inoffensif, avant de se découvrir comme cynique prédateur. La diabolique est alors proche de la « renardie », dans la mesure où dans les deux cas se manifestent des comportements obliques, qui aboutissent à la défaite d’une proie, vaincue non par la force, mais par le leurre. Saint Jean de la croix ne décrit pas autrement la stratégie sournoise de cet adversaire, qui s’empare de l’homme, non à découvert, mais par toutes sortes d’embuscades. Comme le souligne L.M. de saint Joseph analysant les images de la Montée du Carmel : « un principe semble dominer toute sa tactique habituelle : pour mieux contrarier l’oeuvre de Dieu dans l’âme il commence toujours par la contrefaire (…). ordinairement il se comporte envers l’âme avec le même vêtement que Dieu, en lui proposant des choses si vraisemblables à celles que Dieu lui communique – pour s’ingérer en rôdant comme le loup dans le troupeau sous la peau de brebis – qu’à peine peut-on la discerner »[3]. Ainsi l’âme peut se trouver emprisonnée et dépossédée, non par suite d’une fuite panique devant un danger effrayant, mais au contraire, parce qu’elle se trouve séduite, tétanisée, par un adversaire masqué, dont l’arme est l’illusion. L’absence de dissemblance, de différence, devient ainsi la ruse de l’ennemi ; la familiarité et la proximité superficielle permettent alors au diable d’entrer dans un Moi assiégé, comme le cheval d’Ulysse dans Troie.
Mais sa force vient non seulement de sa ruse, mais aussi de son ubiquité et de sa polymorphie. Car le diable, comme la pieuvre, ne combat pas l’homme dans une sorte de face-à-face, mais se cache dans des formes méconnaissables et mobiles. Le diable ne peut détourner l’homme que parce qu’il le désoriente d’abord. Il est alors comme ce poulpe du bestiaire grec de la métis qui vient à bout de ses proies par son apparence « amorphe » : l’ubiquité du diable, c’est-à-dire sa démultiplication, est souvent considérée comme la négation de l’unité de Dieu. Mais comme le suggère Germain Bazin : « Plus peut-être que celui dont il est la contre-épreuve, le diable est insaisissable. Dieu est Un ; pour incommensurable qu’il soit, l’unité étant la raison profonde de l’âme humaine, celle-ci vers son principe tend naturellement, comme à l’être qu’elle aspire. Mais le diable est légion : à cette totalité dans l’unité il ne peut atteindre et l’infernale condition du maudit réside dans cet éloignement indéfini de son principe : là est l’anathème qui précipite son âme incohérente et lacunaire dans l’abîme du chaos, faisant du seigneur des enfers le souverain de la discorde. Partout où règne la contradiction s’assouvit le prince du difforme et de l’hétérogène »[4].
La fonction théologique du diable permet cependant simultanément d’esquisser une stratégie de défense et à le vaincre pour ouvrir la voie à la restauration de la monarchie légitime du dieu bon. Bien plus, le scénario diabolique de la théologie chrétienne fait de l’expérience de la possession par le diable, l’occasion et l’élan pour l’homme pêcheur de rendre à nouveau possible la séparation radicale du bien et du mal. Seul le mélange le plus sulfureux, né de la diabolisation de la volonté humaine, peut reconduire vers l’unité de la grâce. Cette alliance avec l’autre maléfique donne lieu à différents descriptifs contrastés qui épousent d’une certaine manière les sensibilité protestante et catholique dans le christianisme.
2- Bassins sémantiques du diabolisme
La réforme luthérienne se place d’emblée dans le sillage d’une théologie du diable dont les attributs servent à définir aussi bien la condition de l’Eglise que celle du pécheur, et dont l’emblème accompagne sans cesse la lutte héroïque du chrétien pour le salut. Les placards de Wittenberg résonnent comme un appel vibrant à la sécession, à l’insurrection contre le siècle et la papauté, chargés de tous les vices. Prophète d’une rénovation religieuse Luther inscrit tout son message et son action dans une logique de la coupure, du conflit entre un monde impur et un monde pur. Cette sensibilité réformée de Luther impose dès lors une vision noire de son temps et une exaltation exacerbée des forces purificatrices.
Aussi Luther voit-il dans les maux du siècle, la présence d’une force maléfique, dont l’emprise aurait corrompu jusqu’aux fidèles de Dieu. L’adversaire de Dieu pervertit toutes les oeuvres civiles et religieuses de l’homme : « Confessons avec Paul que toutes nos œuvres, toute notre justice par quoi nous ne pouvons même pas plier un cheveu du diable, ne sont que dommage et fumier. Foulons donc aux pieds et conspuons tout ce qu’on appelle force du libre arbitre, sagesse et justice du monde, tous les ordres, toutes les messes, les religions, les cultes, les ‘vœux,’ les abstinences, les cilices etc., comme on le ferait du linge le plus souillé et du poison le plus pestilentiel du diable »[5].
La condition humaine est ainsi tout entière aux mains du Diable, Prince absolu et redoutable de ce monde. Et tout en évitant le dualisme hérétique qui consisterait à subordonner Dieu au diable, Luther renoue avec la dévaluation de l’existence tenue pour infernale, qui traverse l’augustinisme, car « nous sommes encore dans cet ignominieux sac à vers (que les serpents dévoreront avec le temps, et qui aurait mérité bien pis encore, à savoir de brûler éternellement dans l’enfer) »[6]. Cet assujettissement des hommes au mal absolu devient cependant la condition même d’une rédemption ; seul le paroxysme de la domination de l’immonde peut annoncer l’avènement d’une délivrance : « De même que, jusqu’à présent, assiégés par les démons, les hommes ont semblé être en proie à la folie, il faut maintenant que les démons eux-mêmes paraissent hantés par d’autres démons encore plus mauvais et que leur fureur se surpasse encore : ce sera là une bonne preuve de la menace que l’ennemi de la vérité et de la vie sent peser sur lui, de ce jour terrible qui sera pour lui un jour de perdition, alors que, marquant la fin de sa tyrannie, il sera (pour nous) le jour de notre délivrance »[7].
Ainsi la condition humaine, déchirée par la guerre qu’elle livre au mal, doit connaître cette avancée corruptrice du diable pour que Dieu puisse y accomplir son Œuvre. Dieu ne peut délivrer l’homme que s’il est réellement prisonnier d’un adversaire ; il ne peut reconduire l’homme à lui que si celui-ci a déjà été éconduit par une puissance inverse. Alors seulement le sacrifice du Christ sur la croix permettra de faire renaître un homme nouveau, à l’abri des œuvres maléfiques du Diable : « Christ est monté à la droite du Père afin que le Diable et toutes dominations lui soient soumis et gisent à ses pieds, jusqu’à ce que, en définitive, au dernier jour, il nous sépare complètement et nous mette à l’écart du monde méchant, du. Diable, de la mort, du péché, etc. »[8]. Pour Luther cependant l’homme reste impuissant par lui-même pour vaincre Satan. En privilégiant la grâce sur le libre-arbitre la théologie luthérienne enlève à l’homme l’assurance de pouvoir vaincre le mal radical. Seule la providence divine règle d’en haut les étapes de la victoire et donc les conditions de la rédemption. Le dualisme des valeurs demeure consubstantiellement attaché à la condition humaine que l’homme seul ne peut transfigurer.
La théologie catholique semble, au contraire, préparer l’homme à affronter activement le diable, à organiser une riposte cinglante et à adopter plusieurs tactiques au moyen desquelles il deviendrait responsable de son salut. Les controverses théologiques ont ainsi mis en évidence un arsenal de techniques prophylactiques contre les ruses démoniaques du diable, qui balancent entre la plus pure orthodoxie romaine et des déviations hérétiques. Pour barrer la route au diable, pour lui fermer l’accès an Moi. pour le maintenir étranger au monde, peut s’imposer d’abord sa méconnaissance. En refusant de le reconnaître, de le nommer, et bien sûr de le servir, l’homme le maintient par cela même à distance, abolissant toute relation avec 1ui, l’isolant dans une altérité négative. Ainsi l’homme peut se tenir uniquement sous le regard de Dieu, loin des frontières ambiguës de la séduction ; en se tournant vers Dieu, il se détourne ipso facto de son adversaire, Dans cette perspective, comme l’a bien souligné Cl. Ed Magny : « Le seul salut (ou la seule échappatoire) sera donc de refuser tout tête-à-tête, de ne point vouloir engager le combat…1a seule parole qu’on puisse impunément lui adresser est le bien (connu) Vade retro satanas.. »[9] L’adversaire malin n’est donc ni vaincu ni vainqueur. En l’ignorant, on renforce l’opposition par suppression de toute relation. Il se pourrait cependant que sous cette assurance condescendante se cache malgré toute une peur délétère qui peut à la moindre alerte, détruire le bel édifice unitaire. A vouloir éviter le contact, on ne surveille plus l’avancée de l’ennemi ; tendu vers le seul Dieu, l’homme se destine au bien, mais se trouverait peut-être subitement assailli par un mal imprévu.
Plus complexe semble être l’épreuve de l’affrontement, l’acceptation du duel, qui seul peut déterminer une victoire réelle sur l’adversaire. Cette psychomachie du vice et de la vertu, ce combat des diables et des anges semblent avoir servi de voie royale à la plupart des dualismes mitigés, pour qui l’expérience de la déchirure de l’homme, selon les deux pentes du bien et du mal, peut seule actualiser dans sa plénitude la transcendance du bien. Ce combat qui se tient sur une ligne de séparation qui traverse l’homme lui-même, qui le coupe en deux selon des aspirations contradictoires, n’est cependant pas sans danger. Courir au-devant des pièges tendus par le diable, accepter d’être tenté, afin de retourner la ruse du diable contre lui-même, avant de le terrasser, peut entraîner des blessures mortelles, des brûlures indélébiles. car comme le souligne encore Cl. Ed. Magny : « Même muni d’une longue cuillère, il ne faut pas accepter de déjeuner avec le diable, car tout ce qu’il désire c’est qu’on emprunte ses propres armes. Si hostile que semble d’abord un dialogue, duel plus que conversation, l’état du dialogue tend en effet à ruiner la notion même d’adversaire, à transformer celui-ci d’interlocuteur en partenaire (et le duel en match), puis il en fait un complice et finalement nous transforme en notre ancien ennemi… II ne faut pas vouloir ruser avec Satan ni ’faire le malin’ avec le malin »[10]. Telle est en tout cas la dimension exorciste des premiers drames faustiens, qui voient le désir de la puissance de l’homme permettre au diable de venir à bout de la puissance humaine. La quête de la vérité s’inverse souvent en son contraire lorsqu’elle cherche à y inclure le diable. Goethe lui-même ne semble s’être assuré de la victoire de Faust sur le mal qu’au bout d’une quarantaine d’années, au cours desquelles l’issue semble avoir été obscure. Méphistophélès finit par rendre les armes, et Faust connaîtra une rédemption céleste dans le second Faust, sans que le mal ne soit peut-être vaincu.
La tentation par le diable peut cependant devenir une voie difficile par laquelle s’accomplit une oeuvre spirituelle de délivrance à l’égard du mal. Dans les Evangiles, Jésus affronte l’épreuve satanique pour accomplir sa mission rédemptrice : « Tout le débat, le combat, pose la question de la soumission absolue à la volonté de Dieu, moelle et réalité de toute obéissance. Or cette servitude volontaire, animée par l’amour, c’est elle qui fait le Christ, qui Le nourrit, substantiellement (Jean 4,34); sans elle, il cesserait d’être ce qu’Il est, comme verbe et comme Homme »[11]. L’épreuve de la tentation trouve sa raison d’être dans l’accomplissement d’une volonté divine, et sa condition de réussite dans l’amour du Fils de Dieu pour son père. En refusant l’oeuvre du diable, en abolissant la domination du monde selon les seules valeurs impures, Jésus substitue au royaume sensible un royaume spirituel, au messianisme historique un messianisme subtil. En mettant fin au conflit de la terre er du ciel, Jésus annonce le règne unique de la cité céleste. De sorte que la troisième et dernière tentation voit la défaite de Satan: « Décampe, file, déguerpis, Satan ! Car il est écrit : Tu te prosterneras devant le seigneur, Ton Dieu, et tu n’adoreras que lui seul… Tel est le principe du Royaume et d’ailleurs de toute victoire, et de tout triomphe »[12]. Cette défaite du principe du mal se trouve donc inscrite dans un plan providentiel de Dieu, afin de dévoiler une nouvelle espérance à l’homme de la chute. Il semble en tout cas impossible à l’homme lui-même, divisé entre l’esprit et la chair, de réitérer rituellement ce combat exemplaire et nécessairement unique dans l’histoire prophétique. De sorte que l’orthodoxie chrétienne ne semble plus pouvoir tolérer cette sorte de défi pélagien qui consiste à mettre fin au conflit, constitutif de sa nature, entre le mal et le bien. Accepter la tentation du diable afin de capter sa propre force et la retourner contre lui, relève alors de pratiques quasi magiques. De Prométhée à Faust se poursuit certes ce grand rêve d’un Moi conquérant, ivre de victoires qu’occasionnent des obstacles de toutes sortes. La plupart du temps l’apprenti sorcier succombe à ses travaux et loin de réduire l’altérité à la maîtrise de l’unité, il ne fait que succomber à l’aliénation de soi-même, en prenant précisément l’identité de l’autre. Si le Moi peut donc perdre son identité par impuissance devant l’altérité et finit alors par glisser sur la pente de sa propre irréalité, il peut aussi la perdre par une surpuissance hautaine, une surestimation de sa propre force qui, en voulant purifier le monde du mal, sombre dans une vertigineuse fascination pour le mal.
Si l’épreuve de cette « tentation-douleur-victoire » semble précaire et souvent vouée à l’échec, l’affrontement avec l’altérité diabolique peut enfin prendre la forme extrême et sans médiation de sa négation violente, de son exclusion brutale, de sa destruction forcenée. Alors le dualisme diabolique débouche sur l’affrontement frontal, sur la lutte à mort de l’adversaire. L’Autre ne fait plus l’objet d’un refoulement par l’ignorance, ni d’une transfiguration par l’épreuve, mais d’une exclusion par la force. Ainsi s’est mis en place dans l’histoire, un idéal d’exorcisme, une technique d’inquisition contre les possédés, voire en fin de compte une pratique d’extermination contre tous ceux qui se sont révélés convaincus d’avoir eu des rapports avec le diable. En hypostasiant ainsi dans la figure diabolique, une force absolument mauvaise et foncièrement antagoniste, l’homme court inévitablement au devant d’une violence froide, une intolérance figée, qui parvient certes à mettre fin au conflit mais au prix de la négation impitoyable de l’autre. Le diable n’est plus alors cette image-épithète de l’autre, mais ce substantif collectif contre lequel on se mobilise pour désigner unanimement l’Autre. Dès lors, il s’agit de dresser contre lui non plus de simples barrages protecteurs, ni d’accepter quelques combats pour le défier, mais de tout mettre en oeuvre pour l’exterminer, de le priver de tout emplacement, physique et mental. Les procédures d’exorcisme portent donc en elles la mort, dans la mesure où l’intention purgative est sans cesse débordée par le besoin d’une solution finale. Le bûcher sert non seulement d’instrument dissuasif pour éviter la contagion, mais aussi de technique absolue et irréversible pour empêcher tout retour du mal. L’exorcisme conduit insensiblement à l’extermination dans la mesure où la force maléfique est reconnue invincible, à moins de lui retirer la forme sensible elle-même. De sorte que les supplices et la mort des possédés impliquent moins une démarche préventive ou curative à l’égard de l’homme qui a succombé au diable, qu’une volonté d’annihiler ici et maintenant, la force du désordre absolu. Chaque possédé se présente comme une émanation particulière du diable, comme son hypostase, son incarnation singulière. À travers chaque possédé, la société croit enfin saisir et exterminer le principe lui-même. Ainsi la société, persuadée de pouvoir abattre son ennemi, pourvu enfin d’une figure humaine, se met à traquer partout les représentants diaboliques, croyant à chaque fois commettre le geste final libérateur[13].
L’exclusion de l’Autre, loin de suivre les contours objectifs des différences, apparaît bien alors comme un processus pour engendrer la différence la plus forte. La figure du diable n’est donc pas tellement un miroir de l’hétérogène, qu’une matrice pour fabriquer sur mesure la différence inouïe. Le diable alimente ainsi une imagerie fantasmatique, voire hystérique, pour scinder ce qui est contigu, pour rendre lointain ce qui est prochain. Le combat diabolique n’est pas seulement une conduite de récit qui doublerait un jeu de différences préalables, rnais sert de creuset à l’esprit, individuel ou collectif, pour créer de la différence. Le diabolisme renvoie donc à une des racines de la réaction dualiste, qui loin de solidifier seulement une différence reconnue, la produit, la génère au-delà de toute nécessité ou réalité. La passion de l’exclusion n’est plus au service d’une reconnaissance de l’altérité, mais prolonge une sorte de désir pathogène de se doter d’un adversaire, avec qui toute relation devient impossible. Le diabolisme conduit donc jusqu’à ses dernières extrémités un besoin d’abolir la ressemblance, la proximité, la relation, jugées insupportables. La topique de l’hétérogénéité témoigne en dernier ressort d’un besoin absolu de dissoudre la relation.
3 – Le cycle millénariste
En se cristallisant en inquisition et persécution, l’imagerie diabolique atteint une sorte de paroxysme dans la répulsion de l’Autre, mais dévoile aussi, de manière inquiétante, que le régime schizomorphe active des passions haineuses et des pulsions destructrices. La dramatisation théologique du diable, à son point de saturation, démasque la charge de violence qui se rassemble parfois dans la construction fantasmatique de l’altérité absolue. Violence qui se trouve être d’autant plus dévastatrice qu’elle est méconnue dans sa nature, débridée, qu’elle se trouve d’emblée légitimée par une main transcendante qui agit à travers elle. Le diabolisme témoigne donc de cette figure paradoxale d’une exacerbation de l’image de l’Autre qui s’accompagne simultanément d’une déculpabilisation de son rejet radical. En assimilant l’Autre au mal absolu, en transformant l’altérité en puissance négative qui fait obstacle à la réalisation du salut, l’imaginaire diaïrétique s’installe dans un angélisme de l’extermination. La lutte finale contre le diable permet donc de libérer les images et les affects d’une haine de la différence extrême, sous la protection d’un système de référentiels religieux justificateurs. Réciproquement, il apparaît bien que l’Autre ne se trouve revêtu d’un visage repoussant que sous le couvert d’une économie sotériologique qui nécessite un mal radical. L’hypertrophie de l’Autre ne prend plus appui sur une différence empirique ou objective, mais sur une construction proprement fantasmatique qui exige un repoussoir à la figure identitaire du Bien absolu[14] Il convient donc de cerner de plus près ce scénario apocalyptique par lequel un imaginaire incandescent de l’humaine finitude est amené à engendrer un comportement compulsionnel d’éradication de l’Autre. En effet l’exaspération des schèmes schizomorphes par une théologie du diable conduit inéluctablement à organiser des procédures d’exclusion, des conduites « victimaires » contre tous les suppôts du diable, contre toutes sortes d’adversaires concrets qui sont censés en être les serviteurs. Le diabolisme ne peut donc être tenu seulement pour un épisode de la conscience religieuse tourmentée par la souffrance du mal, mais devient un canal privilégié pour activer une violence sociale. Dans ce cas on assiste à une sorte de déplacement ou de transfert de l’Autre maléfique sur des victimes singulières, sur des représentants incarnés. Cette dramatique construction d’un bouc émissaire peut abandonner le profil théologique du diable et se porter sur d’autres figurants plus concrets. Le prototype ou l’archétype symbolique du diable s’incarne dès lors dans le social et se laisse identifie à des individus ou à des groupes concrets. Ainsi la diabolisation descend dans le champ pratique de la socialité, et alimente des haines et des mécanismes « victimaires », dans l’exacte proportion où l’angélisme favorise le développement d’une socialité fusionnelle et protectrice. Lorsqu’un groupe désigne lui-même un adversaire diabolique, il ouvre la porte à des comportements de haine et de violence qui culminent souvent dans les pogroms ou les génocides. Cette exclusion sociale de l’Autre, à grand renfort d’images et d’affects diaboliques, favorise donc une identification monstrueuse et morbide d’une altérité menaçante et inassimilable. À l’exact opposé de la sursocialité intimiste, intégrative, de l’empathie, se développe donc ici un vecteur de désocialisation, obnubilé par la désignation d’un élément hétérogène, allogène, mettant en péril l’unité ou l’identité des autochtones.
De tels processus d’expulsion violente et d’incitation à la mort de l’Autre semblent s’être particulièrement développés dans le sillage des millénarismes[15]. Leur flambée périodique dans l’histoire occidentale s’accompagne en effet généralement non seulement de dénonciations passionnelles et haineuses d’adversaires d’une ère de justice divine, mais encore d’actes de violence aveugle et fanatique, destinés à purifier l’humanité des ennemis de Dieu. La pensée utopique s’installe d’emblée, pour dessiner le profil d’un espace-temps de bonheur et de justice, dans une société égalitaire, uniforme, homogène. La pensée millénariste s’inscrit plutôt dans l’intervalle temporel qui sépare encore le présent historique d’imperfection et de souffrances de l’avènement imminent d’une cité de Dieu, d’une royauté christique sur terre. La sensibilité millénariste, dans le prolongement des traditions apocalyptiques, – sibylline, juive, johannique – favorise ainsi un ensemble de discours et de pratiques axés sur l’accroissement insupportable des malheurs et des souffrances de l’humanité et sur des bouleversements violents nécessaires pour préparer et favoriser l’instauration de la Jérusalem céleste prophétisée. Ainsi le millénarisme s’appuie sur un grand corpus de schèmes diaboliques, destinés à désigner les figures responsables du mal, et mobilise toutes les formes de violence cathartique rendant possible une ère de .justice et de bonheur.
Les activismes millénaristes reposent d’abord sur une perception paroxystique du désordre et du mal. Seul l’excès des malheurs et des souffrances peut constituer le signe avant-coureur et le moteur d’un changement de temps, d’une rupture historique, inscrite dans la prophétie du millénium. La représentation de soi d’un groupe millénariste appelle donc une lecture satanique de son vécu présent ; pendant une grande partie du Moyen Age, « chaque génération s’acharnait à vivre dans l’attente perpétuelle de démon destructeur et universel, qui livrerait l’univers au Chaos : l’ère du vol, de la rapine, de la torture et du massacre préluderait à la consommation tant espérée, à la seconde venue du Christ, à l’instauration du royaume des saints. On ne cessait de guetter les signes qui, à en croire les prophètes, devraient annoncer et accompagner les ultimes tribulations »[16]. Tout porte donc les esprits illuminés par l’attente millénariste â céder à une division tranchée du temps : un présent possédé et parvenu par les forces des Ténèbres, tout entier adonné aux séductions de Satan, un avenir proche transfiguré par l’irruption d’un Christ-Roi, vainqueur de son adversaire. Les événements comme les institutions contemporains apparaissent dès lors comme radicalement étrangers à toute valeur, aux mains de puissances diaboliques, dont les noms et les visages peuvent changer. Tout millénarisme en ce sens « trouve toujours sa force d’inspiration dans un temps fort qui est celui de la domination et dans lequel un groupe humain donné fait une expérience collective comparable à celle du deuil. C’est le temps noir de l’oppression, de la tyrannie ou de la famine, qui comme le dit H. Desroche, doit aller en s’aggravant…. Seule en effet, une collectivité qui vit sa situation comme celle d’un exil peut former le projet d’un Royaume, ou dans un autre langage, c’est seulement dans une situation d’aliénation que nous pouvons songer à une libération. Et ce n’est pas le moins du monde porter un jugement de valeur sur les foules messianiques ou sur les masses révolutionnaires, que de dire que ce qui est subjectivement vécu par elles, c’est une conception dualiste et dichotomique du temps et de l’humanité »[17].
Il n’est donc pas étonnant que cette expérience de l’aliénation historique fasse renaître la figure même du diable, sorte d’hypostase médiatrice, d’amplificateur fantasmatique de toutes les manifestations éparses et illimitées du mal. Telle paraît être en tout cas la fonction symbolique de I’Antéchrist qui recueille sur sa personne le principe d’unité et de causalité de la négativité absolue, et se trouve affecté de tous les attributs du Prince de ce monde, préparés par la théologie schizomorphe. L’image de I’Antéchrist, qui remonte aux traditions apocalyptiques juive ou sibylline grecque, incarne l’image d’un pouvoir historique qui met sa toute-puissance au service d’une contrefaçon du Christ Par son autorité politique ou sa richesse disproportionnée il pervertit les desseins de Dieu, en dévoyant la création, ou en signalant par son irruption l’avènement de la fin des temps de souffrance. Par son rôle séduisant et cruel il exaspère ainsi la misère des temps présents et libère une révolte salvatrice de tous les opprimés. Sa désignation marque donc l’instant critique à partir duquel l’accumulation insupportable de souffrances peut se muer, grâce à un sursaut des illuminés de Dieu, en expérience libératrice finale. En isolant ainsi un responsable unique et typique du mal, les millénaristes diabolisent le champ socio-politique et ouvrent la porte à des activismes épurateurs, d’emblée légitimés comme instruments bénéfiques. Le mythème de I’Antéchrist favorise toutes les formes de révolte et d’exactions destinées à instaurer une égalité et une harmonie, troublées jusqu’alors par une différenciation insupportable. Les conflits inhérents à la société se trouvent dès lors exacerbés, transformés en événements historiques majeurs, étapes d’une libération de l’humanité des souffrances et des ténèbres. La lutte contre l’ordre existant devient un devoir religieux, un instrument de la prophétie, une occasion inespérée pour collaborer à la réalisation des fins dernières. Comme le souligne N. Cohn : « L’imagination en vient ainsi à conférer au conflit social une importance unique et le distingue de tous les autres conflits de l’histoire ; c’est un cataclysme dont l’univers sortira racheté et transfiguré »[18].
Le millénarisme s’accompagne ainsi d’un activisme eschatologique, d’une violence salvatrice, emportés par une lutte sans merci contre les puissances diaboliques de I’Antéchrist, d’autant plus exaltante qu’elle bénéficie d’une légitimité prophétique. Ainsi prolifèrent régulièrement les passions xénophobes et haineuses contre tel ou tel groupe d’hommes ou telle ou telle catégorie sociale, accusés aveuglément de s’opposer à la réalisation de la promesse. Il ne s’agit pas seulement de donner libre cours à des aversions et à des ressentiments, mais de livrer un combat contre un adversaire cosmique qui n’est pas seulement responsable des souffrances locales ou ponctuelles mais qui détourne le cours de l’histoire divine : « La xénophobie millénariste est toujours rébellion vers le haut, de même que le ressentiment est toujours une haine ’de bas en haut’. Que ’ceux d’en haut’ soient ou non ethniquement ou racialement différents, ne joue qu’un rôle secondaire, à la rigueur c’est un facteur supplémentaire d’hostilité. Ce qui est fondamental ici, ce sont les sentiments ’anti’, la motivation antagoniste archétypale, qu’incarne telle ou telle figure selon la conjoncture historique »[19].
Tous les justiciers de Dieu, tous les cavaliers de l’Apocalypse se chargent dès lors d’extirper le mal, de triompher de I’Antéchrist. En éliminant les oppresseurs, en détruisant leurs biens, les groupes millénaristes pensent ainsi préparer le retour du Christ, voire même inaugurer les premières cités de I’Ere de 1’Esprit-saint. L’histoire et la sociologie des sectes hérétiques et des groupes millénaristes[20] témoignent des flambées de violence eschatologique qui se greffent sur cette diabolisation sociale. L’auto-exaltation de ces mouvements, nourris de schèmes diaïrétiques, les fait glisser vers des représentations paranoïaques du pur et de l’impur, vers des figurations proprement hallucinatoires de l’Autre, métamorphosé en figure hideuse, en bête immonde. En transformant l’autre en victime sacrificielle nécessaire à l’accomplissement de la prophétie du Royaume, les millénaristes pensent accomplir une guerre sainte, un rite sotériologique. Sous toute violence meurtrière ou destructrice se cache donc la main divine ; chaque bourreau devient vicaire du Christ. Mais sous la naïveté des légitimations se cache un désir irrépressible de rejeter hors d’une communauté d’élus, toute une frange d’hommes réprouvés. Quelle que soit leur nature véritable, les impurs se voient mis à l’écart, rejetés avant d’être exterminés. Le millénarisme transforme ainsi l’humanité en une société assainie, non par quelque conversion de ceux qui en diffèrent, mais par leur élimination corps et âme. Ainsi l’ultime vocation de ces assoiffés d’absolu s’achève dans un holocauste rédempteur : « Les communautés messianico-révolutionnaires divisent l’humanité en deux : les croyants et les autres. Les croyants s’organisent à l’intérieur de petits groupes qui fonctionnent sur les bases de la solidarité et du sacrifice mutuel. Une exigence de pureté et de radicalité les rassemble. Par leurs moeurs ils n’appartiennent déjà plus au vieux monde contre lequel ils sont dressés ; ils ont déjà un pied dans la société de demain »[21]. Le millénarisme se manifeste ainsi comme une sorte de prolongement ou de retombée des gnoses dualistes. Lorsque les voies du salut ne sont plus seulement spirituelles et intérieures, mais communautaires et historiques, le gnostique se transforme en révolutionnaire. Au règne cosmologique de Satan fait donc suite son règne politique ; à la libération violente par arrachement à la prison du monde, fait écho la libération violente de l’oppression socio- politique. À l’autodivinisation de l’âme du cathare correspond l’instauration d’ure société égalitaire pacifique et juste. La victoire cosmologique des Lumières sur les Ténèbres se concrétise en ère ultime d’une Jérusalem terrestre, en communauté de Frères de l’Esprit saint Ainsi le millénarisme charrie dans l’histoire des imaginaires un noyau idéo-moteur du diabolisme, qui témoigne de la séduction er de la perversion d’un désir d’exclusion de l’altérité et de purification du monde par le retour au Même.
En conclusion, il apparaît que cette géographie, cette caractérologie et cette histoire du mal sont au cœur de l’édifice mythologique du monothéisme[22] et constituent sans doute une fresque grandiose avec toutes ses variantes qui anime l’histoire des relations entre les créatures humaines et leur créateur. Le mythe diabolique ou satanique peut certes être pris en charge par des régimes de symbolisation homogénéisant, lorsque le mal est euphémisé, réduit à quelque imperfection accidentelle (platonisme) ou rejeté à la périphérie sans véritable emprise ; ou au contraire il peut être figé dans une opposition binaire dure, dans une sorte de réification schizomorphe. Mais la destinée première de la dramaturgie du mal, dès sa géographie, est d’alimenter un régime d’imaginaire cyclique où se succèdent antagonisme, combat et finalement victoire du bien sur le mal. Dans ce cas la topographie du mal est elle-même entrainée dans une histoire avec les déplacements conséquents. Si le mal fait son entrée dan le monde au commencement, il a son territoire dans une dimension cosmologique. Puis durant l’histoire de l’humanité, il se déplace, erre auprès des humains qu’il accompagne, pour les pousser à la violence ou au pêché, avant de se voir évincé, expulsé, expatrié lorsque l’humanité, aidée par la providence ou la grâce qui finira par le chasser pour rendre possible l’avènement du salut. Le mal n’est donc jamais localisé de manière fixe, il est profondément nomade, poursuivant ceux qu’il veut corrompe ou ceux qui veulent le combattre avant de se voir à nouveau déplacé voire terrassé. Telle est la force de l’imaginaire cyclique que de faire circuler les coordonnées spatio-temporelles pour accompagner les récits. Et le diable mauvais est plus que tout autre protagoniste de l’imaginaire partout et nulle part, dans le tout et la partie, ici et là bas, car sa logique est bien temporelle, celle de vaincre à la fin des temps alors qu’il sera probablement vaincu.
Notes
[1] Une partie de ce texte a été publiée dans L’homme et l’autre, de Suso à Peter Handke, sous la direction de Jean-Marie Paul, Presses universitaires de Nancy, 1990, p. 21 sqq.
[2] Voir M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La Métis chez les Grecs, Paris, Flammarion, 1978.
[3] Lucien-Marie de Saint-Joseph, « Satan dans l’oeuvre de saint Jean de la croix », in Satan, Desclée de Brouwer, 1978.
[5] Luther, « Commentaire à l’épître aux Galates », Oeuvres complètes, Labor et Fides, 1961, tome XV, p. 56.
[9] Cl. Ed. Magny, « La part du diable dans la littérature contemporaine », in Satan, op. cit. p. 562.
[11] A. Franck Duquesnes, « Réflexions sur Satan en marge de la tradition judéo-chrétienne », in Satan, op. cit., p. 182 sqq.
[13] Voir R. Mandrou, « Le diable dans les procès de sorcellerie en France au XVIIe siècle », in Entretiens sur l’homme et le diable, p. 169.
[14] Voir N. Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen-Âge, fantasmes et réalités, Paris, Payot, 1982.
[17] F. Laplantine, Les troix voix de l’imaginaire, Paris, Editions universitaires, 1974, p. 135 sqq.