Alina Silvana Felea
Les garants de crédibilité et la mise en fiction du discours vernien
« Je ne voyagerai plus qu’en rêve », la promesse de l’enfant Jules Verne a été souvent interprétée comme un précoce serment de fidélité fait par le futur écrivain à la fantaisie et à l’imagination. En réalité, Jules Verne a voyagé beaucoup, mais pas tout à fait sur les mers lointaines et dans les pays inconnus ou très peu connus qui exerçaient une attraction fascinante sur lui. Ceux-ci sont les territoires où il a entrepris les expéditions inouïes, les Voyages Extraordinaires, ses rêves lucides et laborieusement construits.
Jules Verne a été l’un des plus ambitieux écrivains, car il a voulu tout connaître des sciences et de notre mystérieux et complexe globe terrestre. Il savait que le voyage était la voie royale de la Connaissance, pourtant l’écrivain était assez réaliste pour comprendre qu’une vie d’homme avec ses possibilités n’était pas suffisante pour rassasier ses ambitions. Alors, il a conquis la Terre, comme chaque visionnaire, avec la puissance de son intelligence, de sa pensée prodiguée dans ses livres. Cependant, il est important à souligner le fait que, contrairement aux usages littéraires, la fiction n’a pas été le but ultime pour cet écrivain, mais plutôt un prétexte agréable d’entrer dans le monde un peu sec du savoir et de la science. On sait bien que Jules Verne commençait toujours par un travail de documentation, il lisait attentivement des études historiques et géographiques et, seulement après cette étape initiale essentielle qui l’inspirait, il imaginait l’action et les personnages. « Son but – écrivait Hetzel, son éditeur – est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre l’histoire de l’univers ». L’intérêt primordial de Jules Verne ne se concentrait donc pas sur les mécanismes littéraires et la construction fictionnelle. Son vrai amour était pour les sciences, la mer (et la vie de marin), les cartes, les zones et les continents peu connus, la géographie, en général. Et il savait tant de choses sur les diverses expériences scientifiques, les découvertes géographiques, les voyages, les grands explorateurs de la Terre. C’est vrai, la fiction est le domaine par excellence de la liberté, de la spontanéité, une alternative à la réalité qui est vue souvent comme contraignante et limitative. Mais, c’est ici, justement, l’un des aspects importants de la vision de Jules Verne. Il n’a jamais considéré le rationalisme des connaissances vérifiées et vérifiables comme limitative. Au contraire ! L’écrivain les prend pour un trésor inépuisable, une source de richesses devant laquelle il s’émerveille et nous apprend nous émerveiller nous aussi.
L’effort fait pour obtenir la vraisemblance, pour imiter ou créer la sensation de vérité, a été l’une de ses préoccupations constantes.
Cette histoire n’est pas fantastique – écrivait Jules Verne au début de son roman Le château des Carpates – elle n’est que romanesque. Faut-il en conclure qu’elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d’un temps où tout arrive – on a presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n’est point vraisemblable aujourd’hui, il peut l’être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l’avenir, et personne ne s’aviserait de le mettre au rang des légendes.
Pour un homme bien ancré dans son siècle positiviste, comme Jules Verne l’était, ne pas être cru, ne pas être pris au sérieux, c’était une vraie source d’anxiété. Même s’il sentait qu’il ne pourrait « être vraisemblable », il se souciait des « incrédules », lui « l’historien des choses d’apparence impossible qui sont pourtant réelles » ou pourraient l’être… Il écrit passionnément en utilisant les connaissances multiples, diverses de son temps, mais il ne s’agit pas ici de « l’art pour l’art ». Il veut être cru à la réalité, et crédible (pas toujours, pourtant souvent) dans le registre de la fiction. Oui, les voyages sont imaginaires, des conventions artistiques, mais beaucoup d’éléments qui les composent ne sont pas imaginaires. C’est pour cette raison qu’on peut parler de nombreux garants de crédibilité qui représentent, en général, autant de sources d’apprentissage, d’instruction pour les lecteurs. Jules Verne ne parle pas d’une science imaginaire, mais d’une science vivante de la réalité et plus attrayante que la réalité, grâce au cadre romanesque construit par l’écrivain qui sait instruire sans avoir l’air de le faire.
On trouve sur la carte les pays, les mers, les lacs, les fleuves, les volcans, les montagnes, les villes sur lesquels Jules Verne écrit. Les données et les noms géographiques sont scrupuleusement notés sans oublier, le plus souvent possible, mentionner la situation exacte (longitude et latitude). Une fois entrés, avec l’écrivain, notre guide dans ces territoires, nous devons en obtenir le plus d’informations possibles: les plantes, les animaux, les oiseaux, les richesses naturelles, le climat, éventuellement les particularités géologiques. Et c’est comme un devoir d’honneur qu’un des personnages nous offre le point de vue historique et même mythologique, s’il y en a un. Nous pouvons ainsi apprendre, en résumé, l’histoire des découvertes géographiques, des voyages célèbres, des luttes, des familles connues, royales ou pas, etc. L’important est qu’on sait toujours quelque chose. Pas tout, mais suffisamment pour que l’intérêt du voyage s’accroît. Et c’est avec admiration et respect que l’écrivain rappelle le nom de grands explorateurs, des gens merveilleux qui ont sacrifié leurs biens, leur santé et, même assez souvent, leur vie, à l’intérêt du progrès de l’humanité. Beaucoup de voyages extraordinaires partent à la suite des prédécesseurs célèbres qui sont toujours dépassés; ce qu’on cherchait est trouvé, non sans vaincre, d’une manière romanesque, les dangers et les nombreuses difficultés.
En tant qu’observateurs attentifs, les personnages qui voyagent décrivent ce qu’ils trouvent intéressant à mentionner. Les habitants, les coutumes, la langue utilisée, les éléments vestimentaires, les plats régionaux et les boissons traditionnelles, les chants populaires ou les instruments musicaux préférés par un peuple ou l’autre. Et Jules Verne en connaît beaucoup ! La couleur locale, les tons exotiques sont renforcés par la reproduction des mots découpés de la langue d’origine, des mots réels, même si parfois leur forme est un peu altérée (non parce que l’écrivain l’aurait voulu). Le nom des personnages aussi doivent avoir et ont une résonance authentique.
Impressionnantes pour un novice et même pour un connaisseur sont les informations techniques parmi lesquelles l’écrivain se sent pleinement à son aise. Il sait le nom et la fonction de beaucoup d’instruments nécessaires à l’orientation ou au déplacement dans l’air, l’eau ou la terre; il connaît les armes et les métiers spécifiques d’une mine et maintes autres choses surprenantes qui font de ses romans une vraie encyclopédie du XIXe siècle. Le même désir d’authenticité et de rigueur se trahit dans l’énumération des titres des journaux, des instituts, institutions ou associations, directement intéressées par les découvertes géographiques, et qui offrent à l’action la caution d’une instance scientifique. Comme un véritable homme de science, le narrateur note avec détermination le jour, le mois, l’heure qui marquent les étapes importantes du voyage, en cherchant par ce moyen fictionnel, mais emprunté à la réalité, à être encore une fois crédible.
Quand Jules Verne se contente tout simplement d’énumérer, d’offrir des listes et descriptions semblables à celles faites par les hommes de science, ses pages ne se différencient pas beaucoup des manuels de biologie, de physique, des traités de mécanique ou des amas qu’on trouve dans le jardin botanique ou au musée naturel. Conscient que ses énumérations sont un peu sèches, il n’y renonce pas, car il trouve que l’exactitude vaut beaucoup, même la lassitude momentanée du lecteur. Mais, si on dit, à juste titre, que les romans verniens offrent « l’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit » (Hetzel), et on a ici une variante du classique utile dulci de Horace, ce n’est pas grâce aux énumérations ennuyeuses. A part ça, Jules Verne a su traduire sa passion pour les sciences dans le langage fictionnel, un langage universel, accessible à tous. Une intrigue palpitante, une scène pleine de tension, qui exigent ou « supportent » des explications scientifiques, annulent la raideur des mêmes explications trouvées dans un autre contexte, dans un traité ou un manuel. Suivons, par exemple, le professeur Aronnax, son domestique Conseil et l’harponneur Ned Land qui se trouvent renfermés dans une cellule de Nautilus. L’air commence à leur manquer: « L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste, il était évident que nous avions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait ». Et l’écrivain doublé par le savant continue: « En effet, chaque homme dépense, en une heure, l’oxygène renfermé dans cent litres d’air, et cet air, chargé alors d’une quantité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable ». Un autre exemple recueilli cette fois-ci du niveau des tropes, car, chose vérifiée depuis des siècles, une information embellie par une figure de style devient plus agréable: « Pas de pitié pour ces féroces cétacés – s’exclame, plein de rage, le capitaine Nemo contre les cachalots, les ennemis naturels des baleines. Ils ne sont que bouches et dents ! Bouches et dents ! » – réfléchit le professeur Aronnax sur la métonymie utilisée par son interlocuteur, le prétexte parfait pour une autre description.
On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocéphale, dont la taille dépasse quelque fois vingt-cinq mètres. La tête énorme de ce cétacé occupe environ le tiers de son corps. Mieux armé que la baleine, dont la mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques et coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune.
L’ingéniosité de l’écrivain est admirable quand il adopte la perspective multiple pour mieux décrire:
Pour le poète la perle est une larme de la mer; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosée solidifiée; pour les dames, c’est un bijou de forme oblongue (…) qu’elles portent au doigt, au cou ou à l’oreille; pour le chimiste, c’est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et enfin, pour le naturaliste, c’est une simple sécrétion maladive de l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.
Si la fiction est souvent un simple prétexte, un instrument ou un moyen plutôt qu’un but, l’imaginaire n’y est pourtant pas sacrifié. Comme il y a encore des secrets que la terre n’a pas révélés aux hommes et il y a des territoires à conquérir, Jules Verne pouvait donner libre cours à sa fantaisie et on découvre, en descendant dans les couches géologiques, une mer intérieure (Voyage au centre de la terre), une vraie ville dans une mine (Les Indes Noires), un lac à l’intérieur d’un volcan éteint, un tunnel secret sous les mers (Vingt mille lieues sous les mers), une île mystérieuse, des bêtes disparues, etc. Invraisemblable, pourtant pas impossible, à son avis. C’est au tour du savoir de devenir un prétexte pour la fiction. Et l’élément fondamental, la structure de résistance pour la mise en fiction devient l’action. L’écrivain savait que la partie intéressante d’un roman se trouve dans l’action. L’important est que l’histoire est très captivante et pour ça le rôle central est détenu par le suspense. Il y a invariablement des secrets, des mystères à révéler. D’ailleurs, l’attention du lecteur est retenue dès les premiers paragraphes ou les premières pages par une lettre mystérieuse, un message à décoder, un voyage courageux à faire, un animal apparemment fabuleux dont on doit apprendre plus, etc. Les obstacles imprévisibles, les difficultés majeures sont toujours dépassés – d’habitude les protagonistes se sauvent au dernier moment, quand on pense que tout est perdu – grâce aux qualités physiques et surtout à celles mentales. L’intelligence soutenue par les vastes connaissances apprivoise les plus durs caprices du destin ou de la nature auxquels doivent se soumettre les personnages.
L’écrivain a quelques modalités préférées pour maintenir le suspense, modalités bien connues dans le roman d’aventure, genre sinon renouvelé au moins renforcé par Jules Verne. Il prolonge le dénouement d’un mystère autant que possible. Finalement, le narrateur omniscient nous fournit l’explication exacte et rationnelle (surtout rationnelle) de chaque situation incertaine. Et presque toujours, à la fin du roman, en résumé, une énumération, soigneusement réalisée, nous rappellent les principaux moments du voyage. Souvent, les chapitres se ferment sur un moment dramatique ou solennel, une impasse ou une nouvelle provocation. Alors on a hâte de commencer la lecture du chapitre suivant. En devinant très bien l’impatience de son lecteur, Jules Verne le retarde parfois, en compliquant l’action avec l’insertion d’une deuxième intrigue. Seulement après le parcours de cette nouvelle ramification narrative, le lecteur apprend si les héros s’en sort. De plus, la suite d’interrogations posées par le narrateur quand le mystère est trop pesant ne fait qu’accroître la curiosité du lecteur, lui signalant, s’il en avait encore besoin, l’importance du moment et lui offrant, en même temps, plus d’informations: « Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps antéhistoriques ? Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix… » Et puis la réponse, comme une foudre, et l’émotion intense: « Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Méropide de Théopompe, l’Atlantide de Platon ! ».