Héba Machhour
Jules Verne et les romans de l’air. Déconstruire un monde en construction
…ce à quoi la sémiologie doit s’attaquer, ce n’est plus seulement, comme au temps des Mythologies, la bonne conscience petite-bourgeoise, c’est le système symbolique et sémantique de notre civilisation, dans son entier; c’est trop peu de vouloir changer des contenus, il faut surtout viser à fissurer le système même du sens: sortir de l’enclos occidental (…).
Barthes: L’aventure sémiologique.
Craint-on vraiment d’affaiblir la République en révélant ses rêves d’empire ?
N. Bancel et autres : La République Coloniale.
L’Univers littéraire et sa carte sont le déploiement à l’échelle mondiale de l’écriture, à travers temps et espace. Histoire et géographie particulières, c’est un espace façonné par les écrivains et leur public. Comme le souligne Casanova « Toute la difficulté pour comprendre le fonctionnement de cet univers littéraire, c’est en effet d’admettre que ses frontières, ses capitales, ses voies et ses formes de communication ne sont pas complètement superposables à celles de l’univers politique et économique » [23]. Une des capitales principales de ce monde serait la capitale vernienne. Présence imposée dès la fin du XIXe siècle, ce lieu littéraire est devenu un moment incontournable dans l’appréhension de l’Univers littéraire.
L’œuvre de Jules Verne est mondiale et mondialisante. C’est un lieu d’écriture qui englobe le monde entier, s’adresse à ce monde et installe son procès d’énonciation dans les lieux les plus divers du monde géographique et politique. Ainsi les aventures et les voyages verniens s’élancent d’Allemagne (Voyage au Centre de la Terre), de la Transylvanie (Le Château des Carpathes), de Londres (Cinq semaines en ballon), d’Ecosse (Les Indes Noires), de la côte algérienne (Hector Servadac). Au-delà du « Vieux Continent » et de ses colonies, l’énonciation prend aussi pour point de départ le Nouveau Continent en se situant dans différents Etats de l’Amérique (De la terre à la lune, Autour de la lune, Robur-Le-Conquérant, Maître du Monde). Mais cette carte énonciative s’étend aussi au-delà des frontières reconnues pour se situer « au-dessus du vaste désert d’eau du Pacifique » (L’île mystérieuse) et même sur une «mer démontée », lieu non-précis, flottant; d’ailleurs personne n’aurait pu préciser « quelle était la position exacte du Sloughi sur cet Océan !… Et quel Océan ? Le plus vaste de tous ! Ce pacifique qui s’étend sur deux mille lieues de largeur, depuis les terres de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande jusqu’au littoral du Sud-Amérique. » (Deux ans de vacances). Territoire incommensurable comprenant le monde entier, mais évitant un seul lieu d’énonciation, le seul lieu réel, à savoir la France. Absence déroutante du pays originel malgré la présence récurrente d’actants français…
La Carte énonciative de Jules Verne comprend donc terres et mers, toutes les parties du monde connu jusque là pour ancrer ses récits. De même sa carte narrative, elle, ne ménage aucun espace connu ou inconnu. Car les romans verniens parcourent l’Europe, l’Amérique, l’Afrique, l’Asie, le centre de la terre, les cratères des volcans, le fond de la mer, l’air, autour de la lune, l’espace solaire, partout. Le roman vernien, gigantesque et boulimique, parcourt terre, air, eau, au-dessus, en-dessous, à l’intérieur, à l’extérieur, dans toutes les directions horizontales et/ou verticales.
Et, en réponse ou en écho à ce texte mondialisant, la lecture organise et met en place une carte de réception qui englobe toutes les tranches d’âge, tous les moyens de réception et le monde entier, car comme le souligne massivement Butor : « Tout le monde a lu Jules Verne. » [35]. De même Jean-Paul Dekiss recense dans son livre les traductions, les films, les bandes dessinées, etc., pour constater de manière interrogative: « Pourquoi Jules Verne était-il à ce point universel et, encore à la fin du XXe siècle, l’écrivain français le plus traduit et le plus populaire à travers le monde? » [9].
Ainsi, nous devons voir en Jules Verne un élément important et capital dans « la République Mondiale des Lettres ». Il en est un pilier qui se situe dans un moment/espace unique et fascinant: le Monde ici et ailleurs, passé/présent/futur. Les récits de Jules Verne cumulent dans un processus scriptural bien particulier le passé du Monde (tous les voyages déjà effectués, les cartes déjà dessinées, etc.), son présent (l’état de la science, de l’économie mondiale, de la politique, de la géographie, etc.) et son futur (les machines à être, les mondes à découvrir, les projets à réaliser, etc.). Espace et temps, géographie et histoire, l’Univers dans sa totalité est manipulé, conjugué, maîtrisé par l’écriture. Jules Verne en fait son dispositif textuel et son monde à construire. Mais malgré cette extension incommensurable du lieu, du sujet et du but de l’énonciation, le texte vernien est un texte clos, fini, et il s’ingénue par tous les moyens à le demeurer. Ce mouvement continuel, ces déplacements sans fin, cette extériorisation interne au texte sont les éléments mêmes de la problématique vernienne. Mobilis in mobili serait en fait la mobilité dans l’écriture par cette combinaison judicieuse, particulière et générique de l’imaginaire et du réel. Jules Verne met en action dans ses textes un dispositif fonctionnant à partir d’un double mouvement: raconter l’impossible avec les éléments et les détails les plus réalistes. Pratiquer une combinaison de deux genres: le fantastique de Poe et le figuratif de Nadar. S’élancer, transgresser et fixer, arrimer dans le texte. Cette écriture accomplit alors le tressage de deux voix: celle de l’imaginaire et celle du scientifique, au carrefour de cette fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Tressage du poétique et de la science en pleine effervescence dans ce lieu si parfait et si idéal de métissage, de dissémination et de création qu’est l’écriture. Faire librement et faire vrai.
Si la réception de l’œuvre de Jules Verne est aussi mondiale et universelle comme nous venons de le souligner, il faut y discerner en fait deux courants et deux publics bien particuliers. Il y aurait bien sûr le public de la jeunesse qui, boulimique comme l’œuvre elle-même, progresse avec un regard constamment nouveau, avide de connaissances, d’aventures, de risques, de précision, de mouvement et qui était d’ailleurs le public visé par Hetzel et Verne dans leurs « desseins pédagogique précis, ceux de la Troisième République; (…). Ce qu’il [Hetzel] veut faire avec le Magasin d’Education et de Récréation qu’il fonde en 1863, c’est (…) leur offrir une description du monde que l’homme achève de connaître, et aussi de conquérir: c’est le grand moment de l’expansion coloniale. » [Vierne-12]. De même, il y aurait un autre public qui se serait reconnu dans l’œuvre de Verne et qui aurait participé à son immense succès. Ce public a lié l’œuvre de Verne « à la conquête de l’Empire colonial français et à l’exploration du cosmos, à la construction du Canal de Suez comme à l’exploitation des terres vierges.» [Macherey-183].
Nous nous proposons donc de parcourir les textes de Jules Verne à la lumière de cette double dimension universelle et idéologique. Nous essayerons de lire cette écriture qui se veut exhaustive, récapitulant le monde, le lisant dans sa totalité pour l’écrire, le capitaliser et le donner à lire dans cet objet fini, parfait, perfectionné qu’est le livre. L’écriture est là, plus que jamais, geste d’expropriation et d’appropriation, de dégagement de la réalité, de sa libération pour l’accaparer, la cerner et la re-créer. Accordant ses pas avec le Réalisme et le Naturalisme en s’attachant à la science envoûtante du siècle, Jules Verne côtoie en même temps le Romantisme et le Fantastique en ouvrant les portes à l’imagination absolue et au fictif. Il produit alors une écriture générant des réalités imaginaires, une fiction scientifique et une science du fictif. Pour Verne, il s’agit d’articuler harmonieusement et nécessairement science et rêve, réalité et imaginaire. L’écriture crée alors « sa » réalité où la science rend légitime l’imagination, lui est asservie et par là ne risque jamais de devenir obsolète.
Le projet de Jules Verne est un projet de l’imaginaire. Ses textes réalisent les plus grands rêves, fussent-ils fictifs, scientifiques ou même colonialistes. Car nous ne pouvons négliger, en ce début du XXIe siècle la dimension visionnaire et « réaliste » de l’œuvre vernienne. C’est une œuvre qui lit et produit les projets de son temps et projette, toujours par la force et l’intensité du dispositif fonctionnant à partir de l’imaginaire, les rêves d’empire d’une partie du monde sur l’autre partie.
Vouloir lire les textes verniens consisterait en fait à procéder à une lecture de la fiction, de la science, du voyage, de la création et de la performance des machines, mais c’est aussi lire le mouvement, la lumière, la maîtrise, la hiérarchie, la découverte du monde, l’expansionnisme et le colonialisme. Notre lecture se devrait donc d’être plurielle à la dimension du texte, dispositif en mouvement comme tout texte littéraire. Mais le mouvement est, là, dans et par l’écriture vernienne, organisé, agencé autour d’un imaginaire diffus et créateur s’articulant sur quelques noyaux générant l’intensité et la pérennité de son mouvement et de son activité. Il s’agirait donc en premier lieu d’essayer de cerner cet « imaginaire vernien » et de préciser les noyaux repérés et jugés comme étant essentiels à notre lecture.
L’imaginaire, en production littéraire, ne s’oppose pas à la réalité ou au réel. Il est un produit de l’imagination du sujet de l’énonciation et se profile comme « construction théorique » [Hamon-308]. Cette construction serait un échafaudage à la base du texte écrit, échafaudage construit à partir d’un « modèle (…) constitué de l’ensemble des relations qu’entretiennent réciproquement (…), en représentation (…), et en médiation (…) image à voir, image à lire, image mentale. » [id.]. Relation et échange seraient donc les modes de fonctionnement de l’imaginaire. Mais en fait il faudrait élargir un peu cette conception de l’imaginaire pour y introduire toute la richesse de la perception et de la production comme le développe Starobinski :
Insinuée dans la perception elle-même, mêlée aux opérations de la mémoire, ouvrant autour de nous l’horizon du possible, escortant le projet, l’espoir, la crainte, les conjectures- l’imaginaire est beaucoup plus qu’une faculté d’évoquer des images qui doubleraient le monde de nos perceptions directes: c’est un pouvoir d’écart grâce auquel nous nous représentons les choses distantes et nous nous distançons des réalités présentes. D’où cette ambiguďté que nous retrouvons partout: l’imagination, parce qu’elle anticipe et prévoit, sert l’action, dessine devant nous la configuration du réalisable avant qu’il ne soit réalisé. [173-174].
L’imaginaire vernien serait ainsi le produit de l’imagination, dispositif actif fonctionnant à partir d’images vues et créées, conjuguant la réalité avec ses propres référents imaginés et les rendant alors aussi réels et actuels. Procédant à partir de la réalité, l’imaginaire de Jules Verne est cette « construction » qui dépasse la réalité en images, en mouvement, en objectif et parfois en intensité. Il réalise parfaitement « l’écart », la distanciation par rapport au réel pour « coller » et évoluer à proximité des images « coupées-collées » de la science, du monde matériel et instaurer une nouvelle réalité, fictionnelle et scripturale.
Butor admire en Jules Verne le « génie érudit et naďf » [35], Serres souligne cette adaptation au réel « sans écart par rapport aux choses. Naďf. » [15], Vierne, elle, réalise que « Jules Verne dispose de tout un arsenal pour tenter de faire croire à la réalité des aventures de ses romans. Il en use avec ce qui pourrait paraître une certaine naïveté, mais qui nous semble une manière imposée par le genre même et les sujets. » [54]. Cette insistance sur la naïveté de Verne est en fait surtout en relation avec sa proximité avec les images de la réalité et de la science qu’il insère dans son dispositif produisant un imaginaire qui met en action « cette » réalité aux prises avec l’écriture et le projet fictionnel. Et c’est justement par l’écriture et par l’écart inhérent à l’imaginaire vernien que sera produite une idéologie de la myopie, propre au XIXe siècle et aux enthousiastes de la science, croyant en la «bonne civilisation », aux bons civilisés promus par la science et par la modernité. Et, c’est grâce à cette naïveté transcendée par l’écriture et son processus créateur et générateur que les textes verniens révèlent –au fur et à mesure de leur déroulement- l’aspect négatif et destructeur de cette science, sa vanité. Il suffit de lire la transformation de l’Albatros (Robur-Le-Conquérant) en l’Epouvante (Le Maître du Monde) pour décoder la révélation de la vanité et l’imminent péril de la science. Si donc la naïveté de Verne est cette foi absolue en la science et cette proximité au réel, il faut surtout noter que c’est cet aspect « naďf » de l’œuvre qui lui donne le droit de parler de la science, de la modernité du siècle, lui donnant du crédit auprès de ses lecteurs, lui accordant le statut de « jeune savant », alors qu’en réalité il n’est homme de science que dans l’imaginaire de ses textes (et de ses lecteurs) et dans son choix énonciatif alors qu’il n’avait aucune formation scientifique. L’imaginaire vernien est donc ce soubassement à la base de tous ses textes, produisant images, thèmes, mouvance, activité et intensité.
Dans le foisonnement de l’imaginaire vernien nous pouvons déceler une série, non d’images car elles sont dépassées par l’imagerie et l’imagination, mais de moments/lieux du texte que nous proposons d’appeler « noyaux » pour essayer de les cerner dans leur production, leur évolution et leur influence dans et sur le texte. Ces noyaux dans le dispositif sont des îles de sens, direction et signification, des points d’intensité textuelle de l’écriture de Jules Verne. Ce sont des îles séparées, disséminées, closes et pleines, mais en échange constant, s’informant les unes les autres, se complétant dans un flux continu et enrichissant. Ce ne sont pas des thèmes ni des tropes ni des figures. Evoluant avec les éléments universaux –air, terre, mer- les noyaux constituent les éléments du monde vernien. Ils y sont des points de référence, mais aussi en sont les éléments constituants et essentiels. Nécessaires au monde vernien, les noyaux sont des moments/lieux de sa création, de son essence et de son étant. Nous nous proposons donc de lire le texte vernien à partir de certains de ses noyaux, de le déconstruire en ces noyaux constitutifs afin de lire la stratégie de son déroulement, de sa mouvance, de son (ses) sens et de sa construction du monde. Parmi ces noyaux récurrents et obsessionnels de l’écriture, l’organisant, l’informant et générés par elle, nous insisterons sur trois noyaux que nous considérons comme étant les plus pertinents à notre lecture: le voyage, la lumière et la hiérarchie.
Le dispositif textuel vernien est un dispositif assez particulier, proposant un projet et un pacte qu’il respecte et accomplit. L’imaginaire vernien, malgré ses aspects fantastiques, délié à certains moments textuels de toute attache à la réalité ou même au possible, installe dans la plupart de ses textes un pacte fictionnel et énonciatif en bonne et due forme. L’accomplissement parfait et exemplaire de ce pacte a lieu dans le dernier roman de Jules Verne (1904), juste avant la mort de l’auteur, roman réalisant et la démystification de la science, manipulée et destructrice, et l’aboutissement de cette science avec l’Epouvante, machine à « quadruple fonctionnement », maîtrisant air, mer, terre. Le Maître du Monde semble être le moment de la maturité fictionnelle mais aussi celui de la maturité scripturale. Ainsi le héros-témoin-narrateur remplacera le héros-actant-savant à la fin du roman pour devenir « Après ce fameux Robur, (…) l’homme du jour!… ». Un protagoniste lui fait remarquer alors de prendre garde et d’éviter que « cette situation ne [lui fasse] pas perdre la tête, par vanité, comme à ce fou d’inventeur…» [876]. Ce héros-témoin-narrateur est aussi le porte-parole du sujet de l’énonciation, instaurant les règles, les conditions et les limites du dispositif. Nous pouvons lire au début du roman les clauses du pacte qui commande tous les textes de Jules Verne :
Si je mets en scène ma propre personne, cela tient à ce qu’elle a été très intimement mêlée –cela se verra- à l’un des événements les plus extraordinaires dont ce vingtième siècle doive sans doute être le témoin. Et j’en suis même à me demander s’il s’est accompli, s’il s’est passé tel que me le rappelle ma mémoire- peut-être serait-il plus juste de dire mon imagination. (…) Seulement, dès le début de ce récit, il est indispensable que l’on me croie sur parole. A propos de ces faits prodigieux, je ne puis apporter d’autre témoignage que le mien. Si l’on ne veut pas me croire, soit: on ne me croira pas. [700].
Pacte exemplaire proposant tous les éléments de l’imaginaire à la base du dispositif textuel: mémoire, imagination, autorité et pouvoir de l’énonciation, incompatibilité de la présence narrative, de sa parole, témoignage, et même le « si » de la fiction, de la possibilité narrative. Il nous semble donc « indispensable » de mettre en évidence ce pacte de l’énonciation vernienne [1]. De même, il nous semble capitale d’y souligner l’aléatoire de toute représentation, y compris l’écriture bien sûr, et sa seule réalité consistant en sa présence, son déploiement et sa performance dans le texte. Le roman de Hector Servadac le souligne dans sa conclusion: « Enfin, qu’ils eussent ou non réellement accompli cette exploration invraisemblable du monde solaire, Hector Servadac et Ben-Zouf restèrent plus que jamais, l’un capitaine, l’autre ordonnance, que rien ne pouvait séparer. » [1075] Réalité incontournable donc et imposée par le texte, son imaginaire et son écriture.
Etant obligés de choisir et de cerner notre champ de lecture, nous nous attacherons surtout à lire dans l’œuvre de Jules Verne les romans de l’air, tels que les a groupés l’édition récente d’Omnibus. En fait, il est assez difficile de classer et d’étiqueter les romans de Jules Verne. Car beaucoup d’entre eux se situent et se déroulent dans plus d’un élément. Même si nous essayons d’envisager la « machine » utilisée et créée, plus d’un roman reste ambigu. Le cas limite serait bien sûr Maître du Monde dans lequel l’Epouvante répond à un « quadruple fonctionnement: il était à la fois automobile, bateau, submersible, engin d’aviation. Terre, eau, air, à travers ces trois éléments il pouvait se mouvoir…» [839]. Et si, l’Epouvante a été détruit par la foudre, raison de son classement dans les romans du feu, Hector Servadac, lui, est un roman se déroulant dans l’espace solaire, voyage et aventure sur une « comète », partie du monde détachée de lui et devenue moyen de transport dans l’espace. Ce roman est classé dans les romans de l’air mais il n’en demeure pas moins que la mer y joue un rôle primordial, que le feu du volcan y est essentiel. Ce classement, comme tout classement d’ailleurs, est donc assez approximatif et aléatoire. Mais nous le suivrons, aussi approximativement, tout en « débordant » de temps en temps sur d’autres romans, classés ou non par l’édition et suivant les nécessités de la lecture.
Les romans de l’air groupent cinq textes couvrant une large étendue de la production vernienne. Ainsi le premier de ces romans est Cinq semaines en ballon, premier roman de Jules Verne [1863], premier projet de voyage et premier jalon sur la route des découvertes et des essais d’exploration de l’impossible par la science. Ce roman paraît avant même la participation de son auteur au Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel [1864] pour être intégré plus tard dans ce projet pédagogique et « futuriste » avant la lettre. De même les romans de l’air présentent De la terre à la lune et Autour de la lune, romans « visionnaires » et dessinant la trajectoire possible et obligatoire de la science, apanage de la modernité et du XXe siècle naissant. Enfin dans ce cycle, nous lisons aussi Robur- Le-Conquérant (1886) et Hector Servadac (1877) classés dans cette édition dans un ordre non chronologique, choisissant de placer d’abord le voyage par la machine extraordinaire et conquérant l’air, l’Albatros, pour présenter ensuite le voyage sur une partie de la Terre devenue comète nommée Gallia dans Hector Servadac. Ce classement « logique » du point de vue machine, évolution technique des déplacements dans l’air, dans l’Espace et dans le monde solaire fausse en fait la logique de la production scripturale qui, elle, aboutit à Robur-Le-Conquérant perfectionnant la victoire de la science sur le monde et débouchant sur Maître du Monde qui illustre l’échec réel de cette victoire illusoire.
Dans les romans de l’air, nous lisons l’homme délivré de sa pesanteur, surplombant le monde, le figurant et le lisant. C’est le monde entier avec tous ses continents, connus et inconnus, ses mers, ses astres, qui est lu par la narration. Cette transcendance et cette victoire sur la pesanteur donnent des ailes au dispositif textuel lui permettant d’envisager cet empire de la civilisation –et à civiliser–, sans limites et sans entraves. Le texte comprend le monde, permet la mainmise sur l’Univers. La stratégie textuelle pour réaliser cette mainmise est justement le voyage.
Le voyage
Le programme de l’œuvre vernienne est le voyage. Voyager est par définition se déplacer, sortir de son logis, de son pays, du cercle fermé pour aller vers l’extérieur, l’au-delà. L’événement-moteur dans tous les romans de Jules Verne est de partir en voyage, en aventure pour découvrir l’inconnu (de nouvelles terres, de nouveaux espaces, de nouvelles dimensions) et d’expérimenter une invention scientifique (instrument, moyen de transport, expériences ou moyens scientifiques). Cette coordination de la découverte (spatio-temporelle) et de la science est l’enjeu principal de tous les textes. Pour ce, dans chaque texte il y a toujours un actant-pivot représentant et accomplissant le projet narratif, actant supérieur par sa science, son courage, son inventivité, son érudition. Dans les romans de l’air, les voyages se font d’abord au moyen d’appareils plus légers que l’air (le ballon) puis, grâce aux acquis de la science, au moyen d’appareils plus lourds que l’air (le boulet projeté par un gigantesque canon vers la lune et enfin l’aéronef). L’aéronef de Robur est le summum de la science et de la civilisation moderne perfectionné en une machine à quadruple possibilités dans Maître du Monde. Mais le summum du voyage et du déplacement dans l’espace aura lieu dans Hector Servadac avec comme « moyen de transport » une terre voyageuse, une partie de la Terre détachée, devenue comète et traversant « le monde solaire » pour retourner et se rattacher à la Terre, à son point de départ. Ce moyen de transport extraordinaire mais surtout fantastique est la concrétisation finale et idéale du voyage dans l’imaginaire vernien. Car cette « comète » Gallia se déplace, s’élance dans le non-lieu de l’espace. Elle est une perfection des moyens de transport verniens: le monde lui-même mobile dans son immobilité. De même, le voyage de Gallia est le tour et le retour parfait, perfection de la trajectoire textuelle vernienne: partir pour retourner, accomplir le cercle parfait de la complétude et de la sécurité :
Par un miracle, impossible à expliquer comme tous les miracles, ils étaient sains et saufs. (…) Ils revenaient donc presque à l’endroit d’où ils étaient partis, après un voyage de deux ans à travers le monde solaire! [1073].
Cette circularité et ce retour au point de départ sont un sème récurrent dans tous les romans de Verne. Le point de départ est le point d’arrivée. D’où l’importance du « tour » et du retour, tour du monde, des mers, de l’espace, de la lune. Parfaire le circuit, c’est s’approprier temps et espace, géographie et temporalité. Le moyen par excellence de cette appropriation est la carte géographique. Elle est l’espace inscrit, dessiné, contrôlé –maîtrisé. La carte représente le monde déjà parcouru par des prédécesseurs –toujours européens bien sûr– et à parcourir pour parfaire la représentation et la maîtrise.
La carte géographique a un rôle majeur et pluriel dans le texte vernien. Ainsi dans Cinq semaines en ballon, le voyage au-dessus de l’Afrique et vers les sources du Nil se fait au-dessus de terres inconnues, inabordables mais toujours carte en main pour dessiner de nouvelles cartes et pour vérifier les cartes déjà faites. Ainsi nous lisons tout le long du voyage un recensement inépuisable des tentatives déjà effectuées, échouées il est vrai, afin de permettre la réussite de celle du docteur Fergusson. Médecin allemand, écossais, missionnaire anglican, français, jeune voyageur de Hambourg, officiers à l’armée du Bengale, tous ont déjà parcouru ce trajet, munis de cartes géographiques qu’ils avaient utilisées, dessinées et laissées à parfaire au savant-héros du voyage en ballon :
Le docteur fit son point au moyen d’observations lunaires, et consulta l’excellente carte qui lui servait de guide; elle appartenait à l’atlas Der Neuester Entedekungen in Afrika, publié à Gotha par son savant ami Peterman, et que celui-ci lui avait adressé. Cet Atlas devait servir au voyage tout entier du docteur, car il contenait l’itinéraire de Burton et Speke aux Grands Lacs, le Soudan d’après le docteur Barth, le bas Sénégal d’après Guillaume Lejean, et delta du Niger par le docteur Baikie. [66].
Enumération, répartition et compréhension de l’espace (africain), maîtrise scientifique européenne de la terre.
Mais même le voyage vers la lune et autour d’elle se fera à travers les cartes, compilatrices et maîtresses de l’inconnu comme du connu :
Les voyageurs étaient curieux d’examiner la Lune pendant le trajet et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la Mappa selenographica, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit pour un véritable chef-d’œuvre d’observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de cette portion de l’astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s’y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, (…). [A.L.-389].
Ainsi le voyage illustre la carte géographique, en fait la performance et peut même être, à la rigueur, un voyage sur la carte :
A cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le sud-ouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs! L’île de Zanzibar s’offrait toute entière à la vue et se détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère; (…). [C.S.B.-60].
Le voyage devient ainsi une lecture d’un monde répertorié, classé, à vérifier. Et tous les voyages en l’air, permettant par excellence cette perspective « en surplomb », supérieure de par sa position et de par la science, décrivent et étalent à profusion dans le texte les détails terrestres, maritimes et spatiaux. Nous pouvons même dire que le survol vernien est un procédé d’écriture réalisant la complétude du regard énonciateur, compilant, comprenant, maîtrisant et dessinant le tout d’un monde désormais sous le pouvoir de l’homme moderne et à portée de main du scripteur. Ce même geste de survol est complété par le trop-plein des énumérations, d’un remplissage constant et intarissable du texte vernien. Il nous serait pratiquement impossible de relever ici les séquences d’énumération de lieux, de noms, de plantes, de pays, de nationalités, de sociétés, de rivières, de relevés scientifiques, de poids, de distances, de budgets, etc. C’est une chaîne étourdissante de paragraphes allant même à des chapitres entiers (2) inventoriant le monde. Un paragraphe exemplaire de ce souffle énumératif se trouve dans Robur-Le-Conquérant :
En huit jours, les Hambourgeois, à la pointe de la tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Saint-Sophie, les Rouennais, au bout de la flèche métallique de leur cathédrale, les Strasbourgeois, à l’extrémité du Munster, les Américains, sur la tête de leur statue de la Liberté, à l’entrée de l’Hudson,et, au faîte du monument de Washington, à Boston, les Chinois, au sommet du temple des Cinq-Cent-Génies, à Canton, les Indous, au seizième étage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, à la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, à la croix de Saint-Paul de Londres, les Egyptiens, à l’angle aigu de la Grande Pyramide de Gizeh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l’Exposition de 1889, haute de trois cent mètres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacune de ces points difficilement accessibles. [574].
Le texte vernien comprend et reproduit donc le monde avec toutes ses composantes. Il en fait le tour, il en inventorie le contenu, étale ses dimensions et ses acquis. Lire et voyager semblent deux activités presque semblables. Se déplacer par la lecture dans le texte ou par le voyage dans le monde suivent le même itinéraire, la même stratégie, traversent les mêmes réseaux et réalisent la même perfection du cercle clos, complet et parfaitement saturé. Et Verne « doxographe » comme le qualifie Michel Serres réalise « l’ensemble, maintenant, de tous les ensembles. C’est l’autre limite, c’est l’ambition encyclopédique suprême, exaspérée: faire le tour de toute l’étoile, écrire le livre des livres, celui qui suffit et rend les prédécesseurs inutiles. (…) : tout voyage antérieur écrit est écrit dans les Voyages. La structure circulaire se retrouve aisément dans ce geste: géographie totale, doxographie totale. » [221] Cette totalisation du monde par l’écriture s’effectue à travers une continuité entre le roman, la narration et son extérieur. Nous pouvons ainsi lire une vérification constante dans chaque roman entre ce voyage et sa reconnaissance par le monde, par la « Société royale de géographie » (C.S.B.), par «l’observatoire de Cambridge » (D.T.L.), par le “Weldon-Institute des Etats-Unis” (R.C.). Seul le voyage fantastique de Hector Servadac « ne fut point inscrit au catalogue de l’Annuaire », voyage aux limites de l’impossible, déplaçant les limites mêmes du monde et partageant ainsi « les avis (…) dans l’Europe savante » qui l’inscrit comme « Histoire d’une hypothèse » [1075]. Cet ancrage constant et nécessaire dans le hors-texte constitue, dans/pour le texte, une sorte de garantie, de reconnaissance par/dans le « réel ».
Le voyage vernien se veut exhaustif, comblant tous les vides, remplissant les interstices du texte et les moments creux de la narration car comme le souligne Barthes « L’imagination du Voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture. » [80] Plénitude et perfection concrétisées au plus haut point dans la description des intérieurs des moyens de transport. Le ballon, le boulet, l’aéronef et plus parfaitement la terre-comète sont des maisons, des « home » douillets, des lieux d’habitation munis de tout le confort possible, de provisions alimentaires, d’eau potable. Chaque moyen de transport est un « microcosme », échantillon complet du monde, suffisant et sécurisant. D’ailleurs c’est le terme employé dans Autour de lune :
Nous habitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, le projectile! (…) Au-delà de nous, en dehors de nous, l’humanité finit, et nous sommes les seules populations de ce microcosme (…) » [427]. Suivent alors les descriptions et les énumérations de « l’inventaire des instruments » [430], des « ustensiles » et divers outils [431], des aliments (« bouillon de bœuf », « tranches de beefsteaks », « de légumes conservés et plus frais que nature », « plat de viande », « tartines beurrées à l’américaine », thé, breuvage, infusion, « fine bouteille de Nuits », etc. [427]).
De même, Gallia, comète fantastique, est un microcosme du monde transportant une réduction parfaite de ce monde: plusieurs nationalités, plusieurs classes sociales, terre fertile, volcan, mer, bétail, source d’eau pure, réserve de charbon et vivres « très abondante » [1023]. Et à l’intérieur de ce microcosme se trouve un autre noyau de plénitude, la Hansa du capitaliste juif Isac Hakhabut, un « magasin- une tartane de deux cents tonneaux, véritable épicerie flottante- transportait sur le littoral mille articles variés, depuis les allumettes chimiques jusqu’aux enluminures de Francfort et d’Epinal » [857] (3). Et c’est cette réserve inépuisable et sécurisante qui accompagne le voyage jusqu’à sa fin, jusqu’au retour à la Terre.
Cette intériorisation de l’extérieur dans la clôture des moyens de transport est l’appropriation du monde « au sein de cette intériorité sans fissures » [Barthes-82]. Comme le souligne Barthes pour le bateau, tout moyen de transport vernien « est, plus profondément, chiffre de clôture. (…) De disposer d’un espace absolument fini: aimer les navires, c’est d’abord aimer une maison superlative, parce que close sans rémission, (…): le navire est un fait d’habitat avant d’être un moyen de transport. » [81]. Posséder, diriger et gérer cette maison, c’est justement manipuler l’extérieur avec maîtrise et célérité. Car le voyage vernien doit être rapide, comptant jours, heures et minutes: cinq semaines pour le ballon, « trajet direct en 97 heures 20 minutes » pour aller de la terre à la lune comme l’indique les titres du roman. Le voyage de Gallia dura, lui, deux ans avec, tout le long de chacun de ces textes, le décompte précis des heures, des minutes effectué assurément par l’actant-savant.
Mais l’excès de vitesse peut dépasser le temps, l’excéder et alors l’imaginaire vernien remet à plus tard, plus loin, de rattraper le temps :
Puis, Robur, continuant :
« Citoyens des Etats-Unis, dit-il, mon expérience est faite; mais mon avis est dès à présent qu’il ne faut rien prématurer, pas même le progrès. (…) En un mot, il faut n’arriver qu’à son heure. J’arriverais trop tôt aujourd’hui pour avoir raison des intérêts contradictoires et divisés.» [725]
Ainsi l’imaginaire dépassant la réalité doit essayer de se justifier, modérer ses pas et s’abriter, ici derrière cet actant, Robur, au nom de la Conquête, sans nationalité, sans attaches autres que la Science et qui, pour cela même, se devra de périr par le feu de la foudre. Si cette science, grisante et hégémonique, a ses racines dans le réel, elle le dépasse de loin pour se joindre à l’imaginaire. Car chez Jules Verne, les limites de l’imaginaire- et la problématique du voyage en est un exemple- côtoient l’absolu philosophique: l’excès de mouvement est immobilité, et l’excès du statique est mouvement vertigineux. Le même est dans la différence et les excès se touchent:
Inutile d’ajouter que les passagers de la nacelle ne sentaient rien de cette effroyable vitesse, et que leur appareil semblait rester absolument immobile au milieu de l’atmosphère qui l’entraînait. [H.S.-1072]
De même dans Autour de la lune, nous avons une démonstration aux limites du scientifique et de l’imaginaire :
Le sommeil des voyageurs fut d’autant plus paisible que, malgré son excessive vitesse, le projectile semblait être absolument immobile. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l’espace. Le déplacement, quelque rapide qu’il soit, ne peut produire un effet sensible sur l’organisme, quand il a lieu dans le vide ou lorsque la masse d’air circule avec le corps entraîné. Quel habitant de la Terre s’aperçoit de sa vitesse, qui l’emporte cependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres par heure? Le mouvement, dans ces conditions, ne se “ressent” pas plus que le repos. Aussi tout corps y est-il indifférent. Un corps est-il en repos, il y demeurera tant qu’aucune force étrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s’arrêtera plus si aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cette indifférence au mouvement ou au repos, c’est l’inertie. [433]
Cette définition presque fantastique de «l’inertie» est donc le non-lieu du scientifique marié au fictif.
De même, l’excès de distance égale la non-distance:
On va aller à la lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd’hui de Liverpool à New York, facilement, rapidement, sûrement, et l’océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la lune! La distance n’est qu’un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.
L’assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un peu interdite devant cette audacieuse théorie.[D.T.L.-349]
Et plus loin: « J’ai donc le droit d’affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénètrera tous: « La distance est un vain mot, la distance n’existe pas! »
– Bien dit! Bravo! Hurrah! s’écria d’une seule voix l’assemblée électrisée par le geste, par l’accent de l’orateur, par la hardiesse de ses conceptions. [350]
Le voyage vernien est donc mouvement vers l’extérieur, mais mouvement sans vrai mouvance car intériorisant l’extérieur et le ramenant à soi, au même. C’est cette trajectoire de découverte et de conquête, élan vers de nouveaux espaces, poussée d’un monde devenu trop petit, insuffisant ou incomplet vers un monde autre à apporter en supplément. Mythe initiatique du Voyage et de l’Aventure: laisser le connu- ou le transposer avec soi- pour aller au-devant de l’inconnu. Cette poussée et cet élan représentent le mouvement colonialiste mêlé d’humanisme, principe fondateur de la modernité européenne : s’approprier un complément pour survivre, s’élancer dans la différence en maintenant et protégeant le même. Ainsi Dick, craignant l’aventure, discute dans Cinq semaines en ballon, de l’utilité d’un voyage en Afrique :
Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire ?… Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l’humanité ?… Quand, au bout du compte, les peuplades de l’Afrique seraient civilisées, en seraient-elles plus heureuses?… Etait-on certain, d’ailleurs, que la civilisation ne fût pas plutôt là qu’en Europe ? [28].
De même, effectuant le voyage Autour de la lune, les voyageurs sont en conflit, toujours au sujet de l’utilité d’une telle aventure:
– Oui ! fit le capitaine, maintenant que je ne sais pas où je vais, je veux savoir pourquoi j’y vais!
– Pourquoi ? s’écria Michel, bondissant à la hauteur d’un mètre, pourquoi ? Pour prendre possession de la Lune au nom des Etats-Unis! Pour ajouter un quarantième Etat à l’Union! Pour coloniser les régions lunaires, pour les cultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les prodiges de l’art, de la science et de l’industrie ! Pour civiliser les Sélénites, à moins qu’ils ne soient plus civilisés que nous, et de les constituer en République, s’ils n’y sont déjà ! [461]
Il faudrait souligner ici que Michel Ardan est un personnage de nationalité française, défendant cette « cause mondiale ». De même on ne peut nier que Jules Verne, avec ce projet de colonisation arrivant jusqu’à la Lune, était un tant soit peu visionnaire !
La Lumière
Le propre de la lumière c’est d’irradier, de se diffuser et de rendre visible. L’obscurité est, la lumière, elle, a besoin d’une source, d’un point d’origine pour devenir, pour vaincre l’obscurité et s’étendre. Son extension est en proportion avec la force de sa source productrice. La lumière est un noyau focal dans l’imaginaire et la production romanesque de Jules Verne. Elle s’y déploie selon deux trajets particuliers: la lumière dans la photographie, technique nouvelle qui naît et se développe au XIXe, accompagnant de près les textes de Verne, et la hiérarchie des lumières, de leurs sources, de leur valeur, hiérarchie produite dans et par le texte.
Le XIXe siècle est le siècle de l’industrialisation et de l’expansion de la photographie. Les textes littéraires prolifèrent parallèlement à l’essor du cinéma à l’extrême fin du siècle et au début du XXe siècle. C’est le règne de la photographie, de la multiplicité des « prises de vue », des clichés, des portraits. Comme le souligne Philippe Hamon, « le dix-neuvième semble s’inaugurer sur une véritable pulsion vers l’image, sur une « poussée du regard » (J. Starobinski) vers un monde considéré comme un inépuisable réservoir d’images et de tableaux pour l’œil. » [7] C’est l’omniprésence de la chambre noire qui va délivrer des « extraits » de lumière et de réel pris au monde. Car la photographie est justement ce réglage du regard et de la lumière, ce découpage dans le monde pour le reproduire grâce au tirage. L’image à voir se multiplie dans la société, attirant le regard par la relative facilité de sa lecture, par son aspect divertissant et par la nouveauté de son existence. Les textes de Jules Verne sont tous des romans conjuguant l’illustration et l’écrit, le signe iconique et le signe linguistique. Et sur la page de garde nous lisons toujours avec le titre, avec le nom de l’auteur et tout le paratexte: « Illustrations par M. M. Riou et De Montant » [C.S.B], « 41 Dessins et une carte de Montant » [D.T.L.], « 44 Dessins par Bayard et A. De Neuville- Gravés par Hildibrand » [A.L.], «45 Dessins par Benett » [R.C.], « Dessins de Philippoteaux, gravés par Laplante » [H.S.]. Le « dessin » et l’« illustration » sont donc les images à voir qui accompagnent les images à lire. Elles se complètent, se superposent dans une relation sémiologique enrichissante du dispositif textuel.
L’imaginaire vernien est peuplé, parsemé d’images: perspectives, prises de vue narratives, descriptions détaillées et minutieuses des événements ou des actants. Ces images sont dessinées de la main de l’auteur. Elles sont présentées sous un éclairage particulier de par l’« auctoritas » de ce dernier. Les illustrations, elles, sont le support des images linguistiques, elles concourent au sens et constituent le relais entre le référent (la réalité) et le signifié (la réalité textuelle et fictive). Comme on l’a si souvent répété, Jules Verne conjugue dans ses livres son admiration pour Poe et son amitié avec Nadar. Sa galerie d’images- écrites et dessinées- en est la preuve. Les illustrations sont, elles, comme on a pu le lire,l’œuvre de dessinateurs participant au projet de Hetzel et de Jules Verne. Ils essaient de jouer le jeu de l’auteur, de le lire et de l’« illustrer », c’est-à-dire de transposer le texte lu, dans un autre système sémiologique. Ces images dessinées sont des compléments au texte mais en sont aussi parfois des suppléments comme le souligne François Raymond dans le colloque de Cerisy autour de Jules Verne :
Les illustrations ne me semblent pas toujours des trompe-l’œil: celles de Autour de la Lune sont très extraordinaires, et il y en d’humoristiques et de démystifiantes (…). [439]
Le texte vernien utilise ainsi les apports de la science de l’époque. Ce procédé scientifique de la photographie est mis au service de l’imaginaire, il devient créateur de rêve. Il s’établit alors une continuité entre ces deux systèmes sémiologiques dont le résultat est l’enrichissement du signe textuel, dans sa production et dans sa réception à travers deux modes de lecture. Tout texte vernien présente à son seuil une « image » inaugurant le récit, présentant ses principaux constituants : le ballon avec ses voyageurs, des « représentations » de la lune, l’aéronef surplombant les nuages, la lune et le monde, deux actants avançant dans le vide de la Terre devenue comète. L’événement du récit est donc là, au seuil, «prévenant » le texte et informant sa lecture. Et, comme nous l’avons déjà vu, les dessins sont annoncés dans le paratexte, dénombrés avec une précision scientifique, titrant et signant le caractère « réaliste » du livre à lire.
Le mariage des images écrites et des images dessinées est assez réussi dans le texte vernien, car le projet énonciatif est le même dans les deux systèmes sémiologiques. Verne campe dans son texte écrit des portraits de ses personnages, des descriptions de ses machines (avec la précision des dimensions, des mesures exactes, des couleurs, du matériel, des poids, etc.), des terres, des cieux, des mers, à partir d’un regard d’autorité illuminant la perspective, détaillant l’objet décrit et le rendant visible. Nous avons une taxinomie inépuisable des actants et des objets sous forme d’images décrites. Cette galerie s’inscrit dans le projet d’exhaustivité du texte pour com-prendre le monde, le contenir et l’éclairer. Le dispositif textuel devient ainsi une « machine à tirer » des images, des clichés. Nous lisons, linguistiquement et par le regard, les portraits du docteur Fergusson, de Michel Ardan, de Robur, du ballon, de l’arbre d’Afrique entouré de serpents et de démons, du jet de lumière projeté par l’aéronef, des « plaques de neige [étincelaient] sur les pentes des talus », « des Français, Russes, Espagnols (…) attablés… », etc. Tous les textes se présentent presque entièrement sur un double registre. Procédé de lecture par matraquage mais aussi lecture double s’éclairant l’une par l’autre. Le « réel » narratif est transformé en galerie d’images. Même les clichés fonctionnent là à deux niveaux: les stéréotypes narratifs si récurrents dans le texte vernien (surtout dans les portraits, les descriptions de races, de nationalités, etc.) (4) et le cliché à la base des illustrations. La fonction de ces clichés est identique: faciliter la lecture et l’exercice du regard, multiplier la production du sens et des desseins, installer une rapidité de consommation du texte et des images par la facilité de décodage, de reconnaissance. Cette économie textuelle est le résultat d’une maîtrise dirigeant le regard, l’esprit vers du tout-prêt, du déjà-donné car « l’image mentale, évoquée dans un texte littéraire, n’est souvent que le “coupé-collé” fabriqué à partir d’un autre discours d’autorité, technique, scientifique ou pseudo-scientifique. » [Hamon-309], et nous ajouterons là: idéologique aussi et surtout.
Nous pouvons lire dans les textes de Jules Verne des séquences complètes et étendues de « coupé-collé » scientifique, produisant dans les moments creux du texte des exposés scientifiques, des démonstrations, des calculs, des extraits de livres de géographie, de physique, des chapitres intitulés « un peu d’algèbre », le « Roman de la lune » [A.L.], «quelques variations sur le vieux thème si connu des comètes, du monde solaire et autres », chapitre d’une dizaine de pages dans lequel la narration s’arrête complètement pour laisser place à une leçon académique scientifique. Ces séquences textuelles plus ou moins étendues ancrent le récit dans un discours reconnu, à savoir ici le discours scientifique, pour s’auto-légitimer et se donner plus de crédit. De même, des séquences de clichés idéologiques, des stéréotypes éclairent le texte de signifiés connus, reconnus, assimilés et installés dans les mentalités du siècle. Deux exemples importants et illustrant parfaitement cette fonction des stéréotypes sont des images idéologiques et racistes, présentés doublement, dans l’écrit et dans l’illustration. La première est celle de Isac Hakhabut dans Hector Servadac :
« On put alors l’examiner à l’aise.
C’était un homme de cinquante ans qui paraissait en avoir soixante. Petit, malingre, les yeux vifs mais faux, le nez busqué, la barbiche jaunâtre, la chevelure inculte, les pieds grands, les mains longues et crochues, il offrait ce type si connu du Juif allemand, reconnaissable entre tous. (…) » [854] Se poursuit plus avant cette description, idéologiquement si marquée et reproduction fidèle des racines et des fleurs de l’antisémitisme à la veille du XXe siècle si houleux à ce sujet.
L’autre exemple est le portrait de Barbicane, moteur du voyage vers la Lune :
« Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, d’un esprit éminemment sérieux et concentré, exact comme un chronomètre, d’un tempérament à toute épreuve, d’un caractère inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires, l’homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l’implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d’un seul bloc. » [260] Portraits campant face à face la description narrative et, dans le livre, le dessin du personnage, double image charriant le « coupé-collé » et une charge idéologique importante, dirigeant le regard et lui imposant une perspective certaine.
Les cartes géographiques sont bien sûr un élément capital dans les illustrations présentant la garantie scientifique à l’imaginaire du texte et éclairant la narration par la figuration du trajet des aventuriers (sur terre et dans l’air), rassurantes et garantissant la sécurité du connu et de la possibilité du retour.
Mais le noyau de l’illustration éclairant le texte serait un dessin dans le premier roman d’aventure Cinq semaines en ballon. Se situant au centre du texte, le chapitre 22 (central dans ce roman de 44 chapitres) a pour titre :
La gerbe de lumière.- Le missionnaire.- Enlèvement dans un rayon de lumière.- Le prêtre Lazariste.- Peu d’espoir.- Soins du docteur.- Une vie d’abnégation.- Passage d’un volcan.
Le dessein de ce titre est son schéma narratif, la trajectoire du texte et l’illustration du chapitre. Dess(e)in donc à tous les sens du terme car ce chapitre-noyau présente le sauvetage d’un « prêtre Lazariste », missionnaire humanitaire dans ces régions sauvages et inhumaines :
A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau. Au pied de ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre, ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine, comme le Christ en croix. Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore la place d’une tonsure à demi effacée. [126]
Cet actant qui apparaît uniquement à ce lieu du texte pour disparaître le chapitre suivant, est un actant représentant l’emblème religieux. Et, exceptionnellement, il ne sera pas illustré par une image. Il sera d’abord «éclairé» par l’actant-héros au début du chapitre :
Fergusson projeta vers les divers points de l’espace son puissant rayon de lumière et l’arrêta sur un endroit où des cris d’épouvante se firent entendre. Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide. [id.]
C’est le faisceau lumineux qui éclaire, pour diriger le regard et pour permettre de sauver –dans la lumière- la victime :
Pendant dix minutes environ, [le ballon] resta flottant au milieu des ondes lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau étincelant qui dessinait çà et là de rapides et vives plaques de lumière. La tribu, sous l’empire d’une indescriptible crainte, disparut peu à peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour du poteau. Le docteur avait donc eu raison de compter sur l’apparition fantastique du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense obscurité. [id.]
L’illustration accompagnant ce récit du sauvetage comprend trois dessins: l’un ayant comme légende « La lumière électrique » représentant un soleil de lumière (le ballon) au centre du dessin et éclairant l’obscurité du paysage constitué d’un immense baobab, des huttes et d’êtres minuscules; le second, sans légende, représentant le ballon, projetant toujours sa lumière et sauvant le prêtre; et le troisième, à la fin du chapitre, ayant comme légende « le volcan », représentant des strates d’obscurité traversées par la lumière-feu du volcan avec au point le plus supérieur de l’illustration le ballon s’envolant.
Ce chapitre focal dans toutes les acceptions du terme réalise et le sauvetage de cette figure du Christ et la lumière au cœur de cette région d’obscurité qu’est l’Afrique. Double lumière de la religion et de la science. Le volcan parfait la luminosité par l’accomplissement dans la chaleur et le feu à la fin du chapitre. Le volcan est source de feu, danger donc, mais surmonté, vaincu et dépassé par la science du docteur Fergusson, son pouvoir supérieur se posant vis-à-vis du pouvoir de Dieu :
Cet obstacle que l’on ne pouvait tourner, il fallut le franchir; (…), et le Victoria parvint à six mille pieds, laissant entre le volcan et lui un espace de plus de trois cent toises.
De son lit de douleur, le prêtre mourant put contempler ce cratère en feu d’où s’échappaient avec fracas mille gerbes éblouissantes.
« Que c’est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu est infinie jusque dans ses plus terribles manifestations. [132]
S’établit ainsi dans le texte vernien une hiérarchie des lumières. Nous y lisons des lumières positives, sources de vie et de chaleur comme les volcans au cœur de la terre et qui sauvent de la mort, du froid. Ainsi les habitants de Gallia seront sauvés de la mort en habitant près du volcan, au cœur de la montagne, se ressourçant dans cette chaleur matricielle de la comète. Tout comme ces mêmes volcans peuvent anéantir, détruire toute vie sur leur passage. Ainsi, comme pour la distance et la mobilité, le feu est négatif et positif, simultanément: « Heureusement et malheureusement à la fois, le volcan ne menaçait pas de se remettre en activité. » [H.S.-1031] La chaleur peut tuer mais peut aussi donner la vie: «… mais, en somme, c’était la vie qui revenait avec la chaleur et la lumière à la surface de la comète.» [H.S.-1057] Chaleur et lumière, vie et vision, les deux sont en relation bien étroite.
De même pour le feu de la poudre : il tue pendant les guerres, dans les conflits, mais il promeut la science comme la Columbiad. Ainsi, les membres du Gun-Club dans De la terre à la lune sont des experts de balistique, de canons, d’armes à feu, utilisés jusque là dans « cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes. »[252] Et une fois ces guerres terminées, il fallait continuer à utiliser et à perfectionner ce domaine, d’où le Gun-Club :
Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments de l’artillerie européenne. Qu’on en juge par les chiffres suivants. [252]
Le feu est donc destructeur, même en temps de paix dans le but de promouvoir la science, d’exceller, de tuer mais dans un but humanitaire ! D’où le ton sarcastique du texte jugeant cette «science» :
A considérer un pareil chiffre, il est évident que l’unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l’humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérés comme des instruments de civilisation.
C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde. [254]
Ces « Yankees » mettront alors –dans la narration et l’imaginaire vernien- leur supériorité scientifique et leur maîtrise du feu au service du progrès et de la civilisation. Ils lanceront le projet d’un voyage vers la lune et pour ce, bâtiront un canon énorme, concrétisation fictionnelle parfaite de l’imaginaire vernien: la « colossale », l’« immense » Columbiad, figure mythique de la maîtrise du feu, concurrençant la nature et créée par la main de l’homme :
Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l’horizon, eût pu croire à la formation d’un nouveau cratère au sein de la Floride, et cependant ce n’était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d’éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature est capable de produire! Non! L’homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d’un volcan, ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d’un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c’était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un Niagara de métal en fusion. [332]
Cette « création » naît dans le feu et la chaleur extrême pour produire le feu, force incommensurable qui projettera le boulet habité par les voyageurs vers la lune. Le feu devient ici force civilisatrice, lumière éclairant le monde à partir des Etats-Unis. C’est un feu maîtrisé, « domestiqué » et « voilà, en résumé, la nation dominante: par la machine, le fusil, le canon, la folie et la destruction. La domestication du feu, c’est écrit, est la propriété de la race supérieure. » [M. Serres-275]
Ainsi, après la réappropriation du monde par le voyage, son inventaire inlassable, son classement, sa maîtrise c’est la revalorisation de ce monde par la lumière et le feu. Et, comme l’écriture a suppléé à la parole avec Gutenberg, nous sommes là avec Jules Verne à un moment de l’Histoire où la photo, maîtrise et science de la lumière, fonctionne comme image transcriptive, suppléant à la peinture et informant le réel permettant à « la voix du narrateur (…) [de] s’appuyer sur un reflet exact du monde –même s’il ne s’agit que de gravures, qui tiennent à l’époque le rôle de la photographie dans les livres actuels (et qui songe au trucage possible ?…). » [Vierne-Cerisy-414]
Le feu, destructeur par définition, sera lui aussi maîtrisé par la science, participant à éclairer, promouvant les progrès de la civilisation, permettant d’atteindre l’impossible –à savoir ici la lune-, de transcender et de commander le monde- avec l’aéronef de Robur-Le-Conquérant et l’Epouvante du Maître du Monde. L’homme devient le maître des éléments, y compris les hommes :
« Alors, voici les mots qui sortirent de sa bouche, et qui s’entendaient au milieu des sifflements de la tempête et des fracas de la foudre !
« Moi… Robur… Robur… Maître du Monde!… ». [Maître du Monde.-872]
Et ce sont les lumières, dominées, possédées qui éclairent ce monde du début du XXe siècle, permettant la connaissance, la science, permettant de voir :
Connaître, hélas, en ce temps-là c’était encore s’approprier. Connaître, hélas, c’était encore se représenter, se donner à soi-même à voir. (…) Je dis “hélas”, je dis “était” par espérance, car de vrai, connaître ce n’est point s’approprier, c’est donner. La vieille connaissance, celle qui perdure toujours, c’est le vol. Voler la terre, voler le savoir, voler la puissance, hideuse histoire. [M. Serres-148-149].
La hiérarchie
La hiérarchie est le mot-clé de toute l’œuvre de Jules Verne. Noyau-clé qui permet l’accès à tous les lieux de sens, de structure et de fonctionnement du dispositif. C’est la grille qui règle tous les éléments du texte. Elle commande le niveau des actants, des actions, comme elle commande le niveau du sens, du référent, de la vision du monde. Toute l’exhaustivité du texte vernien se lit à travers une perspective hiérarchisante. Ainsi nous lisons un classement des races, des peuples, des classes sociales, des actants, des projets, des civilisations, supérieures et d’autres inférieures. Il y a une hiérarchie des lumières, des moyens de transport, tout passe à travers la grille de jugement, d’évaluation et de classement. Même le cadre spatial des romans est hiérarchisé entre cœur de la terre, cœur de la mer, terre, mer, air, espace.
Pour commencer par le niveau premier de la narration, nous lirons la répartition des actants dans le dispositif. Ainsi nous pouvons repérer une structure récurrente du « groupe voyageur ». Car les aventures des romans de Jules Verne, et surtout ceux des voyages de l’air, ont toujours pour sujet un groupe d’actants hiérarchisés. Ce groupe a pour chef un actant supérieur, savant, inventeur de génie et homme d’initiative (le docteur Fergusson pour Cinq semaines en ballon, le président Barbicane pour le voyage vers et autour de la lune, Robur-Le-Conquérant). Parfois deux actants peuvent cumuler cette fonction comme Palmyrin Rosette et Hector Servadac. Cet actant supérieur est celui qui maîtrise la science (5), donc celui qui assurera la sécurité du voyage, même dans le cas exceptionnel où ce voyage est involontaire, imposé par un « événement » cosmique fantastique comme le voyage de la comète Gallia. Palmyrin Rosette sera ce génie de physique qui décodera –en référence d’ailleurs avec la pierre dont il porte le nom- l’événement, l’expliquera et le maîtrisera par ses calculs annonçant ainsi le futur et le dénouement :
Ainsi, Palmyrin Rosette fut le seul à savoir qu’une rencontre aurait lieu entre la terre et cette comète que le ciel des Baléares lui avait laissé voir, tandis que, partout ailleurs, elle se dérobait aux regards des astronomes. [H.S.-941]
Etant le seul « à voir », il est celui qui possède le capital de connaissances, avec comme subalterne pour les besoins de cette « expédition » impossible « le lieutenant Procope –qui représentait l’Académie des sciences de la petite colonie » [H.S.-913]. Dans les quatre autres romans, le savant est le pro-moteur du voyage. Il est celui qui le propose, en garantie la sécurité et la réussite et en récolte la gloire.
De même, dans chaque groupe d’actants il y a toujours l’actant-serviteur, subalterne, inférieur aux autres, mais fidèle « absolument», utile et habile. L’actant type en est Joe dans le voyage en ballon, présenté de façon schématique dans ce premier roman du cycle des aventures :
Le docteur Fergusson avait un domestique; il répondait avec empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant voué à son maître une confiance absolue et un dévouement sans bornes; devançant même ses ordres, toujours interprétés d’une façon intelligente; un Caleb pas grognon et d’une éternelle bonne humeur; on l’eût fait exprès qu’on n’eût pas mieux réussi. [C.S.B.-32]
Cet actant inférieur -jusqu’à pouvoir être « fait »- est souvent comparé aux singes, au chien fidèle, etc. Il excelle dans son infériorité, vivant dans le halo du grand savant. Ce schéma sera plus nuancé dans les romans postérieurs. Il devient dans Robur-Le-Conquérant le valet Frycollin qui suit fidèlement son «maître» jusqu’à subir avec lui le voyage dans l’aéronef, voyage terrifiant pour ce subalterne ignorant et si loin de la science :
C’est que le valet Frycollin était un parfait poltron.
Un vrai Nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. [593]
Mais heureusement, « il avait une qualité, d’ailleurs. Bien qu’il fût nègre d’origine, il ne parlait pas nègre, -ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l’emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu’à l’abus.» [594]
Cette promotion linguistique sera donc un acquis pour le texte en n’altérant pas le langage des actants!
Quant à Hector Servadac, lui, il avait dans la colonie d’Algérie, son ordonnance Ben-Zouf :
Ce Ben-Zouf était dévoué corps et âme à l’officier qu’il avait l’honneur de “brosser”, (…). Ce nom de Ben-Zouf pourrait donner à croire que le brave soldat était indigène de l’Algérie. Pas le moins du monde. Ce nom n’était qu’un surnom. [737]
Ce serviteur français comme son maître a, dans ce roman, un statut plus priviligié que les autres serviteurs grâce peut-être à sa nationalité, mais aussi grâce à son statut militaire :
Il fit campagne avec son officier. Il se battit à ses côtés en plusieurs circonstances, et si courageusement même qu’il fut porté pour la croix; mais il la refusa, afin de rester l’ordonnance de son capitaine. [738]
Mais même ce statut militaire garde à cette relation sa spécificité hiérarchique :
Le capitaine Servadac savait ce que valait l’homme. (…) il savait lui dire de ces choses qui cimentent un serviteur à son maître. [738]
Cette relation hiérarchisée est «cimentée», donc insoluble, irrévocable. Seule exception apparente à ce schéma est le roman de la lune dans lequel le couple maître/serviteur n’est pas présent. Mais il n’en demeure pas moins que la relation à l’intérieur du boulet tournant autour de la lune est hiérarchisée. Chacun a un statut, une fonction dans un rapport de force où il y a toujours quelqu’un qui commande, comprend plus que les autres et maîtrise la situation. Le récit du voyage « mettra en relief les instincts scientifiques de Barbicane, les ressources de l’industrieux Nicholl et l’humoristique audace de Michel Ardan. » [408] S’installe alors une autre forme de hiérarchie non plus de classes sociales, mais uniquement de nationalités. Car le français Michel Ardan, artiste, humoristique, audacieux n’a pas les qualités pragmatiques, scientifiques ou industrielles des américains :
« On se demande vraiment de quelle matière sont faits ces cœurs d’Américains auxquels l’approche du plus effroyable danger n’ajoute pas une pulsation ! [412]
« -Ah ! hommes pratiques ! S’écria Michel Ardan, esprits positifs! Je vous admire d’autant plus que je ne vous comprends pas. » [413]
Cette distribution sociale et raciale se réalise parfaitement sur la comète Gallia, microcosme représentant la Terre avec ses classes sociales (maître/serviteur), ses classes intellectuelles (savant/non-savant) et ses classes raciales: Les Anglais « très aptes à coloniser, ils coloniseront la lune –le jour où ils pourront y planter le pavillon britannique » [808]; les Français, représentés par Hector Servadac « véritable descendant de ces héros qui fleurirent aux époques de prouesses guerrières », capitaine d’état-major en cette colonie d’Algérie et qui deviendra le « gouverneur général de Gallia », ainsi que par son serviteur Ben-Zouf et le savant Palmyrin Rosette; les Russes, représentés par le Comte Timascheff «homme froid, dont le flegme inaltérable contrastait singulièrement avec la vivacité de l’officier français. » [782], le lieutenant Procope «fils d’un serf affranchi bien avant le fameux édit du tsar Alexandre » et qui « appartenait corps et âme à son ancien maître. » [786], continuant « sur mer les traditions des grandes familles russes » [787], et enfin une nébuleuse de races « secondaires » : les Italiens, les Espagnols, le juif. Ce microcosme représente le monde réduit à ses constituants essentiels. D’ailleurs le comte Timascheff propose de chercher « ce qui reste de l’ancien continent, et si quelque morceau de l’Europe a été épargné, si quelques malheureux ont survécu ; » [841]. Il faudrait noter là l’absence totale d’autres nationalités possibles, d’autres races autour de la même méditerranée reliant l’Europe et l’Algérie (française !). Ce microcosme fantastique générera un rêve aussi fantastique, qui ne sera pas réalisé par le roman car la hiérarchie et les différences se maintiendront, soulignées et de plus en plus accentuées. Ce rêve est celui d’une nouvelle race, une seule race sans différences :
Aucune différence de race, aucune distinction de nationalité ne pouvaient plus exister entre ceux que Gallia entraînait à travers l’espace infini. Ils étaient les représentants d’un même peuple, ou plutôt d’une même famille, car on pouvait craindre qu’ils ne fussent rares, les survivants de l’ancienne terre! Mais, enfin, s’il en existait encore, tous devaient se rallier, réunir leurs efforts pour le salut commun, et, si tout espoir était perdu de jamais revenir au globe terrestre, tenter de refaire à cet astre nouveau une humanité nouvelle. [841]
Ces écarts entre les nationalités et les races se déroulent sur deux axes : nationalités et races supérieures/nationalités et races inférieures (européens/indigènes, ancien et nouveau monde/nègres, arabes, etc.) et nationalités américaine, allemande, française, etc., hiérarchisées selon leur culture, leur civilisation et selon bien sûr tout un bagage de stéréotypes que nous avons déjà relevé. Mais ce qui est surtout évident et révélateur au niveau du second axe, c’est la suprématie économique, financière et scientifique des Américains sur les Européens et leur pulsion hégémonique renforcée par les acquis de la science. Les voyages vers la lune s’élanceront de l’Amérique dans laquelle l’argent est le moteur de la science et où l’économie et l’industrie sont au service du capitalisme en plein essor. C’est le pays de la science et de « l’appropriation de l’industrie et de l’économie par la finance internationale. » [Dekiss-216] Tout y est entreprise économique, étude du gain, exploitation des données :
Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l’entreprise fût américaine, d’en faire une affaire d’un intérêt universel et de demander à chaque peuple sa coopération financière. (…) La souscription ouverte dans ce but s’étendit de Baltimore au monde entier, urbi et orbi. [312]
Et, une fois le voyage réussi, l’entreprise devenue rentable, la science devient moteur capitaliste et tout fonctionne dans la trajectoire des gains et intérêts :
…connaissant l’audacieuse ingéniosité de la race anglo-saxonne, personne ne s’étonnera que les Américains aient cherché à tirer parti de la tentative du président Barbicane.
Aussi,quelque temps après le retour des voyageurs, le public accueillit-il avec une faveur marquée les annonces d’une société en commandite (limited), au capital de cent million de dollars, divisé en cent mille actions de mille dollars chacune, sous le nom de Société nationale des Communications interstellaires. Président, Barbicane: vice-président, le capitaine Nicholl; secrétaire de l’administration, J.-T. Maston; directeur des mouvements, Michel Ardan.
Et comme il est dans le tempérament américain de tout prévoir en affaires, même la faillite, l’honorable Harry Troloppe, juge commissaire, et Francis Dayton, syndic, étaient nommés d’avance ! [563-564]
Vision très nette de l’Institution de l’argent dans la société moderne et de la forte pulsion mondiale du capitalisme.
Chaque voyage se déroulera ainsi avec des variantes de structure hiérarchique. A l’intérieur du ballon, du boulet,de l’aéronef et sur la comète Gallia, les échanges et les rapports entre les actants seront commandés par la supériorité des uns et l’infériorité des autres. Entre ces deux niveaux prépondérants, il y a toujours un ou plusieurs actants mitoyens, relais, comme l’ami ou le collègue, jamais égal mais plus proche du supérieur que de l’inférieur.
Cette hiérarchie a lieu aussi entre deux espaces: le voyage dans l’air et la terre, l’espace où se déroule le voyage et l’espace transcendé. Ainsi dans Cinq semaines en ballon, il y a une dichotomie entre le monde du ballon (les européens, la science et la civilisation) et le monde survolé (l’Afrique, les sauvages, les arabes, les Nègres, les cannibales). Le contact entre ces deux mondes est réduit au minimum. Le rapport est en fait rapport hiérarchique et rapport de transcendance : les voyageurs survolent la terre africaine pour vérifier et compléter les cartes géographiques, pour sauver le missionnaire torturé, pour contempler les richesses et la beauté de cette nature non-adéquate à ses habitants (6), pour terroriser les indigènes avec la lumière et la science qu’ils n’arrivent pas à envisager ni à comprendre, et pour entrer en contact à de rares moments avec les colonies anglaises et françaises. Ainsi le voyage a lieu à partir de l’île de Zanzibar qui « appartient à l’imam de Mascate, allié de la France et de l’Angleterre, et c’est à coup sûr sa plus belle colonie. » [53] Et, il se termine au Sénégal, dans les eaux du fleuve dans lequel se précipitent « les Français (…) [qui] reçurent les trois Anglais entre leurs bras. » [244] Le ballon est là symbole de supériorité et d’hégémonie, dominant la terre africaine : le docteur Fergusson le déclare avec une assurance signée par le déroulement même du texte :
Je vole avec la rapidité de l’ouragan, tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol, et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le plus grand atlas du monde ! [23]
Dans les autres romans, il y a séparation entre le monde de l’air et la terre survolée, avec la différence que dans Robur-Le-Conquérant ce sont toutes les parties du monde qui sont lues dans leur diversité (Chine, Europe, Amérique, etc.). Immense atlas déployé sous les yeux du conquérant et des voyageurs.
Ce contrôle parfait de l’air par les machines, de la terre et des espaces par les cartes géographiques et la science, cette audace des voyageurs et cette conquête inlassable du monde sont justement les sèmes de la poussée colonialiste et humaniste de la fin du XIXe siècle :
L’espace de la cartographie est un espace normé, quadrillé. (…) Cette objectivation de l’espace est en elle-même la prémisse d’une conquête plus vaste, plus concrète, après la maîtrise abstraite qui se déploie sur les cartes du monde –dont la cartographie n’est qu’une des manifestations- il y a un désir de contrôle, d’une mainmise déjà expérimentée pour l’espace intérieur de la métropole et dont la colonisation sera l’accomplissement. [Nicolas Bancel et autres-59]
Ce monde en extension, décrit dans les romans de Jules Verne est en fait un monde européen-américain. L’autre face du monde existe uniquement dans le registre de la cartographie, sans âme qui vive. L’autre y est absent de manière flagrante. Même dans la colonie d’Algérie qui est la France, il n’y a aucune mention d’indigènes ou d’autre présence non-européenne. D’ailleurs la race américaine a pour origine la « Nouvelle-Angleterre », en référence directe avec la mère patrie.
La hiérarchisation et la maîtrise sont ici les éléments d’une problématique et d’une idéologie génératrices de la modernité. L’égalité et la justice sont les normes de civilisation, mais à l’intérieur d’un monde homogène, obéissant aux mêmes critères, se développant et s’épanouissant avec et pour ses normes et ses principes propres. La science, le voyage, la vision du monde, la conquête, l’investissement des richesses et des capitaux mondiaux constituent tous une seule et même donnée. Et si les romans verniens se déroulent à travers une hiérarchisation constante, celle-ci est source d’une écriture paradigmatique. Le monde, la vie, les humains sont inventoriés, classés et maîtrisés dans des paradigmes disséminés et en génération constante: paradigmes d’habitats, de machines, de nourritures, de voyages, de races, de pays, de nationalités, de types humains, de sciences (géographie, physique, balistique, économie, etc.). Cette mainmise sur l’étant humain et mondial souligne l’emprise de l’imaginaire qui est, là, le réel. Tout est possible dans le monde moderne, tout est contrôlé par la science, tout est manipulé par l’argent. Et, la colonisation de la mer, du centre de la terre, de l’air, de l’espace demeure une aventure humaine et mythique, soulignant un caractère politique et idéologique: découvrir, occuper, exploiter et rendre humains ces éléments en mal de propriétaire. La conquête et l’appropriation ont pour but d’approprier à la modernité et à la civilisation (européenne bien sûr). La légitimation de cette hégémonie détient sa force et son étant de son discours même en premier lieu. Le discours de la science, de la modernité sont le droit à l’hégémonie. L’éthique de cette hégémonie est dans sa dialectique même. L’héroïsme des conquérants est légitimé par la sauvagerie des conquis, la science des occupants est légitimée par le barbarisme et l’ignorance des occupés, la religion des sauveteurs est légitimée par le fanatisme des sauvés. L’hégémonie s’auto-légitime donc au fur et à mesure de sa propension et de son expansion. Et un groupe, un peuple, une race peuvent accomplir par procuration le projet de « civilisationner » le monde entier. Ce projet est déjà présent à la fin du XIXe où « la colonisation est un idéal humanitaire. » [Bancel et autres-82] Mais il se perpétue à la fin du XXe siècle aussi selon la même éthique, la même logique et le même dévouement – qui peuvent en fait devenir tragiques :
La colonisation républicaine se veut l’application du principe d’obligation à aider les opprimés, et toute sa tragédie est là: on ne peut aider les opprimés en les colonisant; on ne peut décider à sa place de ce qui est bon pour un peuple. La mission civilisatrice confond transfert de connaissances (…) et hégémonie. [id.]
L’aboutissement de ce projet de civilisation et de modernisation serait bien sûr la création d’un empire, neuf, moderne et humanitaire. Et, coïncidence programmée par l’évolution historique et/ou l’imaginaire visionnaire de Jules Verne, cet empire suit la trajectoire suivante, fictive et si réelle, dessinée par le docteur Fergusson dans Cinq semaines en ballon :
Vois la marche des événements, considère les migrations successives des peuples, et tu arriveras à la même conclusion que moi. L’Asie est la première nourrice du monde, n’est-il pas vrai? Pendant quatre mille ans peut-être, elle travaille, elle est fécondée, elle produit, et puis, quand les pierres ont poussé là où poussaient les moissons dorées d’Homère, ses enfants abandonnent son sein épuisé et flétri. Tu les vois alors se jeter sur l’Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis deux mille ans. Mais déjà sa fertilité se perd; (…) Aussi voyons-nous les peuples se précipiter aux nourrissantes mamelles de l’Amérique, comme à une source non pas inépuisable, mais encore inépuisée. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux, ses forêts vierges tomberont sous la hache de l’industrie; son sol s’affaiblira (…). Alors l’Afrique offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s’épureront par les assolements et les drainages. (…) Et ce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres, deviendra quelque grand royaume, où se produiront des découvertes plus étonnantes encore que la vapeur et l’électricité. [89]
L’appropriation est toujours ainsi l’œuvre d’une seule race. Elle n’est aucunement une expropriation car les « étrangers » s’adapteront aux propriétés de ces terres « vides », où « Au nom de l’intérêt scientifique, il faut découvrir, coloniser, apprendre, connaître, classifier,… Or, les indigènes n’en sont pas capables. Ils n’ont ni la volonté de savoir, ni les moyens de comprendre. » [Bancel et autres-80] Et cette esquisse de la « marche des événements », déployée par le docteur Fergusson, est, pourrait être, elle aussi, vision vernienne d’un déroulement historico-politique des événements mondiaux avec de légères retouches telle que l’aboutissement de ce microcosme idéologique non pas particulièrement en Afrique, mais au « Grand Moyen- Orient » comprenant l’Afrique et une partie encore fertile de l’Asie.
Le nouvel empire gèrera donc toutes les richesses du monde, tous les territoires, toutes les populations, toutes les cultures, en sera le gardien dans une nouvelle organisation qui se veut exhaustive, hégémonique et mondialisante. Et si ce projet de Hetzel et de Jules Verne accomplissait et perfectionnait les desseins de la Troisième République, il nous paraît maintenant, et avec évidence, qu’il (pro)posait, exposait, et concrétisait les jalons et les démarches d’un projet beaucoup plus universel qui se poursuit au-delà du XXIe siècle. D’un autre côté, ce monde vernien si méticuleusement construit met en évidence l’étroite proximité du sujet de l’énonciation, en l’occurrence ici Jules Verne, à son projet. Nous devons là souligner, en fin de parcours, l’ absence de distanciation, de tout méta-discours permettant un regard critique du créateur sur sa représentation de la réalité, de l’énonciateur sur l’idéal républicain contemporain. Représentation « naïve » du mythe « humaniste », cherchant à être « fissurée » comme le propose Barthes, monde, création et système cherchant leur remise en question.
Notes
1. A d’autres moments de cette énonciation nous pouvons lire des variantes de ce pacte, pas aussi complètes, mais étapes dans le même projet de situer la fiction et l’imaginaire vernien dans l’écriture, défiant le crédible et le réel. Ainsi nous lisons dans les premières lignes de Le Château des Carpathes: « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque. Faut-il en conclure qu’elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance ? Ce serait une erreur. Nous sommes d’un temps où tout arrive –on a presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n’est point vraisemblable aujourd’hui, il peut l’être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l’avenir, et personne ne s’aviserait de le mettre au rang des légendes. » [285] De même dans le Voyage au centre de la Terre nous lisons à la fin du roman : « Voici la conclusion d’un récit auquel refuseront d’ajouter foi les gens les plus habitués à ne s’étonner de rien. Mais je suis cuirassé d’avance contre l’incrédulité humaine. » [280] Le « Je » et le « Nous » renvoient assurément au sujet de l’énonciation.
2. Consulter par exemple le chapitre 2 de Cinq semaines en ballon, ou chapitres 5, 6, 7, 12 de De la Terre à la Lune, ou chapitres 1, 6 de Robur-Le-Conquérant, ou chapitres 11 et 13 de Hector Servadac.
3. Le plein épanouissement de cette plénitude parfaite par l’énumération : « La tartane était en parfait état, et, par conséquent, sa cargaison ne devait avoir aucunement souffert. C’est ce qu’il fut facile de constater. Il y avait là dans la cale de la Hansa, des pains de sucre par centaines, des caisses de thé, des sacs de café, des boucauts de tabac, des pipes d’eau-de-vie, des tonneaux de vin, des barils de harengs secs, des rouleaux d’étoffes, des pièces de coton, des vêtements de laine, un assortiment de bottes à tous pieds et des bonnets à toutes têtes, des outils, des ustensiles de ménage, des articles de faïencerie et de poterie, des rames de papier, des bouteilles d’encre, des paquets d’allumettes, des centaines de kilos de sel, de poivre et autres condiments, un stock de gros fromages de Hollande, et jusqu’à une collection d’almanachs du Double-Liégeois, le tout atteignant une valeur de plus de cent mille francs. » [863]
4. Les exemples sont nombreux, nous en citons au hasard quelques-uns: « Ce Dick Kennedy était un Ecossais, dans toute l’acception du mot, ouvert, résolu, entêté. » [C.S.B.-18]; « Or tous ces Africains, imitateurs comme des singes. » [ibid.-118]; « Les Espagnols, insouciants par nature, les Russes, confiants dans leur maître, s’inquiétaient peu des effets et des causes. » [H.S.-916]; « Un Anglais, d’ailleurs, ne s’ennuie jamais, à moins que ce ne soit dans son pays » [ibid.-812]; « Quand il s’agit d’une expérience qui peut avoir quelque utilité pratique, l’argent sort volontiers des poches américaines. » [R.L.C.-581]; « Un Yankee, on le sait n’y va pas par quatre chemins » [ibid.-572] ; « Les Yankees, ces premiers mécaniciens du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les Allemands métaphysiciens de -naissance. » [A.D.L.-451]
5. Ainsi Barbicane est « absolument » savant, au niveau du récit et au niveau de la narration. A sa réplique « Je le sais », Michel Ardan s’exclame: « – Parbleu ! Tu sais tout. » [423] et plus loin, le narrateur confirmera: « L’explication donnée par le président Barbicane était juste. » [423]
6. C’est d’ailleurs Joe, au bas de la hiérarchie sociale du ballon, qui fait la remarque suivante: « Pourquoi ces belles choses-là sont-elles réservées à des pays aussi barbares ? » [89]
Bibliographie
I. Romans de Jules Verne et abréviations
– Les Romans de l’air (Paris, Omnibus-2001).
Cinq semaines en ballon [C.S.B.]– De la terre à la lune [D.T.L.]– Autour de lune [A.L.]– Robur-Le-Conquérant [R.C.] – Hector Servadac [H.S.].
– Les Romans du feu (Paris, Omnibus -2002).
Voyage au centre de la terre – Le Château des Carpathes – Les Indes Noires – Maître du Monde.
II. Textes critiques
– Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Françoise VERGES : La République Coloniale – Essai sur une utopie. (Paris, Albin Michel – 2003).
– Roland BARTHES : Mythologies. (Paris, Seuil – 1970).
– Michel BUTOR: Essais sur les modernes. (Paris, Gallimard, Les Editions de Minuit – 1964).
– Pascale CASANOVA: La République Mondiale des Lettres. (Paris, Seuil – 1999).
– Jean-Paul DEKISS : Jules Verne L’Enchanteur. (Paris, Editions du Felin – 1999).
– Philippe HAMON : Imageries – Littérature et image au XIXe siècle. (Paris, Corti – 2001).
– Pierre MACHEREY : Pour une théorie de la production littéraire. (Paris, Maspéro – 1980).
– Michel SERRES : Jouvences sur Jules Verne. (Paris, Editions de Minuit – 1974).
– Jean STAROBINSKI : La relation critique – L’œil vivant II. (Paris, Gallimard – 1970).
– Simone VIERNE: Jules Verne – Mythe et Modernité. (Paris, Presses Universitaires de France – 1989).
– Jules Verne et les sciences humaines. Colloque du Centre Culturel International de Cerisy – La-Salle- Direction François Raymond et Simone Vierne. (Paris, Union Générale d’éditions, Collection 10/18 – 1979).