Arzu Etensel Ýldem
Kéraban le têtu, roman d’aventures et/ou roman orientaliste?
L’action de Kéraban le têtu se déroule autour de la Mer noire, région à laquelle appartient la Roumanie. Le truculent héros éponyme du roman, le seigneur Kéraban, au cours de son périple autour du Pont-Euxin, passe par le littoral roumain : les terrains de la Dobroutcha, Tchernavoda, Kustendjé/Constanta, Toultcha et Kilia. On n’est donc pas très loin des Carpates et de ses châteaux. Le roman parait en 1883, d’abord en feuilleton dans le Magasin d’éducation et de récréation, puis en édition chez Hetzel dans la collection « Voyages extraordinaires ». La première partie des années 1880 est une période heureuse dans la vie de Jules Verne qui réalise plusieurs voyages en famille et avec ses amis à bord de son yacht le Saint-Michel III. En 1884, il fera un grand tour de la Méditerranée qui le mènera en Algérie, à Tunis, à Malte et en Italie où il sera reçu par le pape. Les deux romans qui suivent Kéraban le têtu, L’Archipel en feu (1884) et Mathias Sandorff (1885) sont des romans dont l’action se déroule dans la région méditerranéenne. Kéraban le têtu est l’histoire d’un marchand turc qui, ne voulant pas payer la nouvelle taxe sur la traversée du Bosphore, fait « un voyage en sens inverse »1, il contourne toute la Mer noire pour se rendre à l’autre rive. Un personnage des plus obstinés ce Kéraban, sans doute à l’image de Jules Verne qui lui aussi aimait les exploits et s’était entêté en 1870, de gagner Paris avec sa barque de pêche et était allé se mettre à quai en plein centre de Paris.2 Un délai à respecter vient compliquer le défi : il faut avoir terminé le périple en 6 semaines pour rentrer marier Ahmet, le neveu de Kéraban à la tendre Amasia, la fille du banquier Selim, avant qu’elle ne fête ses 17 ans, sans quoi la jeune fille perdrait un héritage laissé par une tante excentrique. Un bourgeois de Rotterdam, ami et correspondant de commerce de Kéraban, l’accompagne dans son voyage. Ce Hollandais « flegmatique » qui se trouve à Istanbul pour fuir son épouse se voit obligé de se fiancer à une terrible veuve kurde, la belle Saraboul, à Trébizonde, et il est sauvé in extremis par le même télégramme qui avait d’abord causé sa perte.
L’action de Kéraban le têtu se déroule autour de la Mer noire mais la présence du Hollandais Van Mitten élargit l’espace jusqu’à la lointaine Hollande et celle de la veuve kurde jusqu’à Mossoul. Un autre récit cherche passage à travers la narration des tribulations de Kéraban : ce sont les notes de voyage de Van Mitten, mais la rapidité du parcours ne permet pas au marchand hollandais de développer ses dons d’observateur. Van Mitten a quitté Rotterdam et sa femme à la suite d’une dispute causée par des tulipes. A la fin du roman, pour s’excuser et sceller leur réconciliation Madame Van Mitten va lui apporter un oignon de tulipe. Jules Verne ne pouvait pas ignorer que le premier oignon de tulipe a été apporté en Hollande de l’Empire ottoman par le voyageur flamand Ghislain de Busbecq au 16e siècle. Au retour des personnages à Istanbul s’ajoute la symbolique du retour de la tulipe à son pays d’origine. Ce n’est donc pas par hasard que Jules Verne accouple un Turc et un Hollandais. Quant à l’onomastique chère à Jules Verne, Kéraban pas plus qu’Aziyadé (le célèbre personnage de Pierre Loti) n’est un nom turc authentique. On pourrait, à la rigueur l’approcher de Kehriban, prénom dont l’emploi est surtout au féminin et de kehribar qui signifie en turc ambre jaune, pierre semi-précieuse couleur tabac. Amasia est le nom d’une ville turque de la région de la Mer noire, Yanar correspond au nom turc Yener qui signifie celui qui vainc. Les méchants de l’histoire se nomment Saffar et Scarpante, deux noms qui commencent par un « s » et contiennent la syllabe « car/ar », comme la plupart des scélérats des romans de la même époque : Sarcany, Sacratif et Starkos, comme l’a signalé Guy Riegert.3 Saraboul rime avec Jeanne Reboul, la jeune femme que le fils de Verne venait d’enlever et Van Mitten fait penser à miteux. Tous ces personnages participent à une suite d’aventures qui ont lieu dans une géographie certes connue en France grâce à la guerre de Crimée qui remonte à 1853, mais qui reste tout de même exotique et mythique.
A la lumière d’une lecture analytique, je vais essayer de cerner les particularités de ce roman qui relève du récit orientaliste et du roman d’aventures mais aussi de la comédie de caractère.
1. L’Orient de Kéraban le têtu
Les romans de Jules Verne se déroulent aux quatre coins du monde, de l’Amérique, en Afrique et du Canada au Brésil et ce n’est pas parce que l’action de Kéraban le têtu se passe en partie dans l’Empire ottoman que l’on va qualifier Verne d’auteur orientaliste. Cependant nous allons voir que l’image qu’il donne de l’Orient contient un grand nombre de stéréotypes, de topoď, de tableaux de genre et de commentaires véhiculés par les voyageurs en Orient et repris dans les romans à caractère oriental. Jules Verne lui-même n’est jamais allé à Istanbul ni n’a vu les pays de la Mer noire mais comme l’observe Simone Vierne “il s’appuie sur les relations des voyageurs”4 implicitement ou parfois explicitement.
Tout commence sur la place de Top-Hané à Istanbul. Théophile Gautier dans son livre intitulé Constantinople paru en 1853, décrit longuement la place de Top-Hané.5 Après Top-Hané, Verne cite les “ruelles étroites, sordides, boueuses” qui montent vers Péra. Ces ruelles mentionnées par la plupart des voyageurs sont un lieu commun qui se présente comme l’envers de la médaille: d’un côté la vue magnifique d’Istanbul à l’arrivée, de l’autre l’aspect repoussant des petites rues marchandes qui mènent à Péra. Un autre topos utilisé par Jules Verne par la suite sont “les chiens jaunes” qui déambulent dans la ville. Mais où est donc passée la foule multiethnique, bariolée de couleurs différentes qui se presse place de Top-Hané et qui est décrite d’une façon si pittoresque par Gautier?6 Elle ne se montre pas encore car c’est le Ramadan, “un ennuyeux carême”7 qui va se transformer en carnaval à la tombée de la nuit. Jules Verne a repris cette expression de Gautier qui l’a lui-même emprunté à Gérard de Nerval.8 Dans les quatre premiers chapitres où l’intrigue se noue, on rencontre beaucoup de détails concernant la couleur locale et la religion musulmane. Jules Verne a largement puisé chez les voyageurs et en particulier chez Gautier. D’ailleurs il le cite à propos des hammals, ces portefaix que « Théophile Gautier a si justement appelés « chameaux à deux pieds sans bosses ».9 Il s’efforce de peindre un décor oriental véridique. Il use en abondance des mots turcs comme « cawadji » (marchand de café), « caïdji » (conducteur de barque) et fait parler le hollandais Van Mitten et son valet Bruno en un turc approximatif translittéré en caractères latins.10
Kéraban et Van Mitten sont des marchands de tabac. La fumée de leurs narguilés enfume les pages du roman ce qui est d’usage puisque le topos du Turc qui fume domine toutes les relations de voyage. Jules Verne ne pouvait guère trouver meilleur commerce pour ses personnages. En plus le tabac est cultivé sur les côtes de la Mer noire.
Les informations sur la culture turco-musulmane et les détails descriptifs diminuent dès que le voyage commence mais reviennent avec l’introduction de la jeune Amasia et de son fiancé Ahmet. Le mythe du harem a déjà été déconstruit par Nerval qui a présenté la plupart des Turcs comme monogames.11 Gautier n’attribue un harem qu’au sultan, condamnant les autres ottomans à la monogamie.12 Jules Verne bien aise de cette déconstruction crée des personnages qui ont des mœurs matrimoniales pareilles à celles des Français.13 Ainsi la belle Amasia dont le père est monogame sera la seule et unique femme d’Ahmet qui l’aime tendrement. Cependant la jeune fille va être enlevée comme « de nombreuses autres jeunes filles d’Odessa, pour être vendue comme esclave dans les marchés d’Anatolie »14. Le texte précise plusieurs fois que l’esclavage, bien qu’interdit, est encore toléré dans l’Empire ottoman. Ainsi donc le mythe du harem est en quelque sorte récupéré toujours pour les besoins de l’action. D’ailleurs Jules Verne n’ignorait sûrement pas que la Circassie et la Géorgie, pays de la Mer noire étaient actifs dans le commerce des esclaves blanches jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Jules Verne reprend la notion de luxe oriental à l’occasion des bijoux d’Amasia et des étoffes offertes à la jeune fille par le capitaine Yarhud. On pourrait multiplier les exemples et souligner à loisir l’intertextualité entre Kéraban le têtu et Constantinople. Jules Verne présente et décrit des personnages turcs dans un décor turc. Il les fait agir soi-disant selon « les traditions orientales »15 mais il est évident que sous le verni oriental nous avons affaire à des personnages à mentalité occidentale. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’une jeune fiancée turque n’aurait pas eu des rapports aussi libres avec son fiancé, etc… Dans son souci d’orientaliser son œuvre, Jules Verne utilise même le topos du kief : le Turc qui s’adonne au « dolce far niente » perdu dans la contemplation d’un beau paysage et dans la fumée de son narguilé mais dans le cas de Verne, le Bosphore est remplacé par une petite rivière qui coule à Ducha, dans le Caucase.16
A la fin du voyage quand le groupe atteint Scutari, Jules Verne cite une anecdote rapportée par les voyageurs français de l’époque : selon une légende, la partie européenne d’Istanbul serait reprise par les chrétiens, raison pour laquelle les riches musulmans se feraient enterrer à Scutari.17
Pour conclure cette partie je pourrai dire que Verne a lu « de tous ses yeux » les relations de voyage en Orient et notamment les textes de Nerval et Gautier et s’en inspire pour créer son Orient.
2. Les aventures dans Kéraban le têtu
L’action véritable de Kéraban le têtu commence avec le début du voyage de Kéraban et de ses compagnons vers Odessa. Je voudrais souligner ici l’aspect « récit de voyage » que prend parfois le texte. Le narrateur donne toute sorte d’informations sur le trajet ; les villes et villages et leurs populations. Il souligne à plusieurs reprises la diversité des peuples qui habitent les bords de la Mer noire. Vers le Caucase, la partie mythique de l’antique Pont-Euxin, la Colchide de Jason, les allusions à la mythologie se font plus nombreuses, comme dans les relations de voyage le narrateur cite des voyageurs, Caria Serena et Deyrolles etc… Toutes ces informations autour du voyage pourraient être considérées comme une mise en abyme: la relation de voyage conçue par Van Mitten. Van Mitten a accès aux cartes que détient Ahmet, le neveu de Kéraban qui organise le voyage. « Kéraban étant un anti-héros »18 ne consulte jamais de cartes, ce qui ne l’empêche pas de reconnaître le détroit de Kertsch qui relie la Mer d’Azov à la Mer noire qu’Ahmet avait présenté comme une rivière en cru.19
Ce voyage bien répertorié sera-t-il semé d’embûches ? D’ailleurs l’intrigue se complique avec l’enlèvement d’Amasia. Les voyageurs font d’abord face à une attaque de sangliers dans les marécages du Danube. (Cet épisode se déroule en Roumanie) Puis ils doivent traverser une région couverte de volcans de boue comme on en rencontre en Afrique équatoriale. « De ces cônes s’échappent des sources gazeuses et bitumeuses qui peuvent produire des explosions à tout moment. »20 Mais une fois les animaux sauvages et le danger géologique éludés, mis à part la destruction de la chaise de poste qui n’est toutefois pas due aux difficultés du voyage sinon à l’entêtement de Kéraban, le voyage tomberait dans la monotonie sans le naufrage du bateau du capitaine Yarhud qui avait enlevé Amasia. Kéraban et ses compagnons se sont réfugiés dans un phare de la côte du Lazistan, non loin de Trébizonde, quand une terrible tempête éclate et détruit toute la partie supérieure du phare. Par une fatalité tout orientale, Amasia est doublement sauvée des flots déchaînés et des mains criminelles de Yarhud pas son fiancé. Cet épisode de Kéraban qui contient une thématique chère à Jules Verne, la tempête, le naufrage et le phare sera reprise dans Le Phare du bout du monde (1905).
La rencontre avec la belle Saraboul et le tour joué à Kéraban et ses amis par Scarpante dans le caravansérail de Rissar relève aussi bien de l’aventure que de la comédie, mais le fait est que jusqu’au guet-apens final organisé par Scarpante où interviennent tous les personnages du roman, le voyage se déroule sans incidents jusqu’aux environs du Bosphore. Toutefois les soupçons d’Ahmet concernant le guide laissent présager la confrontation finale. Le combat entre Kéraban et ses amis contre les forces du mal incarnées par le trio Saffar, Scarpante et Yarhud s’engage devant une grotte qui est selon Simone Vierne une obsession dans les romans verniens21 et se termine par la mort des méchants. Kéraban, que l’on ne connaissait pas jusque là par ses exploits guerriers, tue Scarpante d’une balle de revolver avant de plonger son poignard dans le cœur de Saffar ! Il agit donc finalement comme un véritable héros. C’est encore lui qui accomplit le coup de magie final puisqu’il retraverse le Bosphore dans la brouette d’un funambule dont le fil est suspendu entre l’Asie et l’Europe.
En résumé nous pouvons dire que le plus grand danger auquel font face Kéraban et ses amis ne provient pas de leur voyage sinon du seigneur Saffar dont le but est de s’approprier coûte que coûte de la fiancée d’Ahmet. Le roman d’aventures est donc dévié du voyage vers le rapt de la jeune fille. Cependant le voyage ne serait pas si extraordinaire sans le caractère entêté de Kéraban.
3. La comédie de caractère
L’entêtement de Kéraban empêche ou retarde également le mariage des jeunes gens. Tels Monsieur Jourdain, Argan ou Harpagon, Kéraban, à cause de son caractère obstiné, fait obstacle au bonheur de son neveu dont il est le tuteur. Ici comme dans plusieurs autres romans de Verne, un père adoptif remplace le père de sang. Comme au théâtre du 17e siècle, les valets Nizib et Bruno accompagnent leurs maîtres respectifs, et Amasia est suivie pour le meilleur et pour le pire par la fidèle Nedjeb qui n’arrête pas de railler Kéraban en aparté dans la plus pure tradition moliéresque.
Dès la première page, le roman se présente comme une suite de conversations, à deux ou à plusieurs ou mieux dit, comme une suite de scènes théâtrales qui fait observer à Patrick Avrane que « Kéraban le têtu « fut d’emblée écrit telle une pièce de théâtre, le lecteur comprend très vite, dès la première scène, qu’il est devant un découpage en tableaux »22. Avrane se demande si « l’écriture théâtrale n’a pas précédé le roman ».23 A la place de Top-Hané succède la chaise de poste, espace clos à l’image d’une salle de théâtre, la villa de Selim à Odessa, qui d’ailleurs ressemble étrangement par son agencement aux kiosques qui bordent le Bosphore, et on reprend la chaise de poste qui est remplacée, après sa destruction par un araba, moyen de locomotion très oriental, et ainsi de suite jusqu’au retour à la case départ.
Toujours dans le cadre du comique de caractère, à l’entêtement de Kéraban vient s’ajouter la misogamie de Van Mitten qui est d’ailleurs largement partagé par Kéraban qui prétend « qu’il n’y a pas de femme qui vaille une pipe de tombéki »24, et voire aussi par Jules Verne selon Marcel Moré. Ce pauvre Van Mitten qui s’est enfui de Rotterdam dans le but de s’éloigner de sa femme à tout jamais, devient le fiancé de Saraboul avec l’inquiétante perspective d’un prochain mariage kurde a Mossoul ! Commentaire du narrateur : « Il aurait pu être monogame dans son pays ou bigame dans le royaume du Padischah mais son choix était de n’être « game » nulle part ».25 La verve burlesque de Jules Verne s’acharne aussi sur le valet Bruno qui a une obsession non moindre: il doit garder à tout prix son embonpoint naissant ! Il est désespéré car à son arrivée à Istanbul il pesait 161 livres et au cours du périple il a baissé jusqu’à 151 livres ! Bruno imagine toute sorte de fourberies pour manger la part de Nizip aux repas.
L’humour de Jules Verne se déploie dans toutes les discussions qui d’ailleurs forment une grande partie du roman. Kéraban n’arrête pas de répéter le montant de la taxe 10 paras, 10 paras à l’exemple d’Harpagon, ma cassette, ma cassette. La même formule en crescendo ou de-crescendo revient très souvent pour exprimer son entêtement. Au chef de police qui observe qu’il est assez riche pour payer l’impôt Kéraban rétorque : « Que j’ai le moyen de payer quarante paras (il s’agit de payer pour quatre personnes) et cent, et mille et cent mille et cinq cent mille de même c’est possible, mais je ne payerai rien et passerai tout de même »26. Le chef de police s’étonne : « Sept cents lieues pour économiser 10 paras ! -Sept cents lieues, mille, dix mille, cent mille lieues, répondit Kéraban quand il ne s’agirait que de cinq, que de deux, que d’un seul para ! »27 Et on pourrait multiplier les exemples.
Les personnages turcs étant divisés en bons et méchants, le stéréotype du Turc véhiculé par les voyageurs français (fanatique, cruel, voluptueux, impassible, fataliste, etc.) n’est pas applicable dans cette œuvre, encore qu’à certains moments l’adjectif turc soit employé d’une façon à justifier ce stéréotype. Quand Kéraban se perd en imprécations contre Saffar, Van Mitten pour calmer son ami propose de le faire empaler. « Et cette proposition, si bien turque, on en conviendra, lui valut un serrement de main de son ami Kéraban »28 Par contre Van Mitten illustre le stéréotype du hollandais flegmatique et Bruno est « d’une maigreur humiliante pour un Hollandais »29 Quand le seigneur kurde et sa sœur Saraboul entrent en scène dans le caravansérail de Trébizonde, remarquons en passant que le caravansérail est un espace très oriental, un tableau de genre par excellence, ils deviennent pour ainsi dire les Turcs du roman ! Yanar avec « son aspect farouche, sa haute taille, son nez aquilin, sa tête rasée et ses énormes moustaches »30, sa panoplie de poignards, de pistolets et de yatagans passés à sa ceinture, trace un vrai tableau de Turc traditionnel mais il est Kurde ! Quant à la belle Saraboul « par l’impétuosité de ses manières et la violence d’un tempérament kurde, elle était de nature à effrayer n’importe quel prétendant à sa main.»31 A partir de l’apparition de Yanar et de Saraboul, le nom ou la nationalité définit le caractère du personnage comme dans la commedia dell’arte. Dans la scène du caravansérail, la comédie tourne à une farce doublée d’un fabliau grâce à l’arrivée du bon juge et de sa chèvre.
Il est difficile de comprendre comment l’adaptation au théâtre de ce roman tant « scénique » fût un four.32 Jules Verne tenait beaucoup à mettre en scène ses romans. Jusqu’à cette date il avait toujours collaboré avec un dramaturge de talent, Dennery pour adapter au théâtre ses romans mais pour Kéraban il décide de le faire tout seul. Selon Jean-Paul Dekiss, Dennery, ne supportant pas d’avoir été écarté par Verne, intervint contre la pièce et la fit tomber.33 François Raymond propose une autre explication : « d’un roman qui est une étourdissante comédie à la Labiche, en ses meilleurs moments, Verne a fait, dans son adaptation, une pièce à machines avec train et naufrage sur scène. »34 Cet excès de machinations aurait déplu aux spectateurs. Selon Robert Pourvoyeur, à cause d’un malentendu généré par le rapprochement de la pièce précédente de Jules Verne, Voyage à travers l’impossible, où il dénonce les abus de la science, le public aurait compris que « Verne défendait les idées réactionnaires proférées par Kéraban. »35
En effet, avec tout l’entêtement dont il est capable Kéraban s’oppose à toute idée de progrès. Il est contre la nouvelle façon de s’habiller des Ottomans, contre tout changement dans les mśurs, contre tout moyen de transport, trains et bateaux à vapeur, et de communication, télégramme, qui sont les fruits du progrès scientifique. En un mot il incarne la tradition immuable. Or, le XIXe siècle est une période de grandes transformations pour l’Empire ottoman et les voyageurs français observent avec nostalgie que l’Orient exotique et mythique ressemble de plus en plus à l’Occident. Théophile Gautier découvre avec plaisir un groupe de vieux Turcs traditionnels au fond du Grand Bazar36 : c’est un espèce en danger qui va bientôt disparaître de tout l’Orient. Jules Verne s’est sans doute inspiré de ce personnage de Turc traditionnel pour créer Kéraban dans le but de se moquer de son entêtement et de son refus du progrès. Verne n’est pas encore entré dans sa phase pessimiste où comme le remarque Marie-Hélène Huet, il n’a pas encore « cessé de croire que les progrès de la science vont de pair avec ceux de l’humanité. »37
Conclusion
Gilbert Prouteau, dans son œuvre intitulé Le Grand roman de Jules Verne, sa vie, cite une fête masquée organisée en avril 1897 par Monsieur et Madame Jules Verne où chaque convive devait s’habiller comme un héros des Voyages extraordinaires. Jules Verne avait choisi l’ample robe ottomane de Mathias Sandorff devenu docteur Antekirtt et Honorine, le mintan de drap d’or et l’entari de Saraboul, la belle Kurde38. Cette anecdote montre le rôle que jouait l’Orient dans l’imaginaire de Jules Verne. Kéraban le têtu est le roman d’un voyage rendu extraordinaire non pas seulement par les aventures des héros mais aussi par le décor et les personnages orientaux. Jules Verne a crée son Orient à l’image de ses lectures de récits de voyage, ses Turcs n’agissent pas toujours conformément aux mœurs turques, mais s’agissant de l’Orient, il a plus que jamais veillé à l’authenticité de la couleur locale et il a déployé dans ce roman toute la verve comique de son talent humoristique. A travers le personnage entêté du roman, il a posé un problème autrement plus important que faire le tour de la Mer noire pour passer le Bosphore sans payer les 10 paras de la taxe. Peut-on aller à l’encontre du progrès ? Kéraban gagne son pari grâce à la présence d’un personnage qui reste quelque peu dans l’ombre : son neveu Ahmet. Or ce neveu est du côté du progrès, il lui a même proposé de prendre le chemin de fer pour aller plus vite. Kéraban proteste : « Est-ce que tu as jamais entendu dire que Mahomet ait pris le chemin de fer pour aller à la Mecque ? » Et Ahmet de penser : « s’il y avait eu des chemins de fer de son temps, Mahomet les eût pris, sans doute ».39 Jean Chesneaux a dit que Jules Verne « n’était pas un progressiste caché, mais un conservateur solitaire et non-conformiste »40. Sans vouloir le contredire, je partage l’avis de Cyrille Andreev 41 et je pense que dans Kéraban le têtu qui est une aimable turquerie sans prétention, Jules Verne projette l’image d’un Orient certes de convention mais ouvert au progrès.
Notes
1. Daniel Claustre, « L’économie des bons mots dans César Cascabel », Revue des Lettres modernes, Jules Verne 8, 2003, p. 87.
2. Jean Paul Dekiss, Jules Verne l’enchanteur, Paris, du félin, 2002, p. 137.
3. Guy Riegert, « Voyage au centre des noms », Revue des Lettres modernes, Jules Verne 4, 1983, p. 76-77.
4. Simone Vierne, Jules Verne, mythe et modernité, Paris, Puf (écrivains), 1989, p. 57.
5. Théophile Gautier, Constantinople, Paris, Christian Bourgeois (10/18), 1991, p. 122.
6. Ibid., p. 123 « Le Bal masqué de Gustave n’offre pas une plus grande variété de costumes que la place de Top’hané pendant une nuit du Ramadan ».
7. Jules Verne, Kéraban le têtu, Paris, Collection Hetzel, 1883, p. 6.
8. Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Flammarion (GF), 1980, tome II, p. 198 : « N’étant pas forcé de dormir tout le jour et de passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois du Ramazan, à la fois carême et carnaval. » et Théophile Gautier, op. cit., p. 120 : « Le Ramadan, comme chacun sait, est un carême doublé d’un carnaval : le jour appartient à l’austérité, la nuit aux plaisirs. »
9. Jules Verne, op. cit., p. 53.
10. Ibid., p. 6 : « Efendum, emriniz nè dir ? », « Sitrimi, pantalonoumy fourtcha »
11. Nerval, opus cité, tome I, p. 266 : « (Les Turcs) ne vivent en réalité qu’avec une seule femme. Les filles de bonne maison en font presque toujours une condition de leur alliance. (…) »
12. Gautier, op. cit., p. 240 : « les Turcs de condition ordinaire n’ont guère qu’une femme légitime »
13. Jules Verne, op. cit., p. 83 : « On le connaîtra suffisamment lorsqu’il aura été dit que Selim appartenait à la catégorie plus nombreuse qu’on ne croit, des Turcs monogames ; il était veuf de la seule femme qu’il eût eue ; qu’il avait pour fille unique Amasia, la fiancée du jeune Ahmet, neveu du seigneur Kéraban… »
14. Ibid., p. 94.
15. Ibid., p. 93.
16. Ibid., p. 183 : « C’était ou jamais l’occasion de s’abandonner aux douceurs de ce farniente, de cette rêverie délicieuse à laquelle les orientaux donnent le nom de ‘kief’. »
17. Ibid., p. 379.
18. Christian Chélébourg, « Cartes et espaces vierges », Revue des Lettres modernes, Jules Verne 7, 1994, p. 154.
19. Jules Verne, op. cit., p. 163
20. Ibid., p. 168.
21. Simone Vierne, op. cit., p. 153.
22. Patrick Avrane, Jules Verne, Paris, Stock, 1997, p. 48.
23. Ibid., p. 184.
24. Jules Verne, op. cit., p. 35
25. Ibid., p. 317.
26. Ibid., p. 39.
27. Ibid., p. 41.
28. Ibid., p. 218.
29. Ibid., p. 5.
30. Ibid., p. 283.
31. Ibid., p. 282.
32. Robert Pourvoyeur, « Pégase chez Vulcain », Revue des Lettres modernes, Jules Verne 6, p. 41.
33. Dekiss, op. cit., p. 252.
34. François Raymond, « Machines et imaginaire », Revue des Lettres modernes, Jules Verne 3, 1980, p. 124.
35. Robert Pourvoyeur, op. cit., p. 42.
36. Théophile Gautier, op. cit., p. 165, « Le bazar des armes peut être considéré comme le cśur même de l’Islam. Aucune des idées nouvelles n’a franchi son seuil : le vieux parti turc y siége gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi profond qu’au temps de Mahomet II. (…) Vous revoyez là ces physionomies impassibles comme la fatalité, ces yeux sereinement fixes, ces nez d’aigle se recourbant sur une longue barbe blanche, ces joues brunes, tannées par l’abus des bains de vapeur, ces corps à robuste charpente que délabrent les voluptés du harem et les extases de l’opium, cet aspect du Turc pur-sang qui tend à disparaître, et qu&il faudra bientôt aller chercher au fond de l’Asie. »
37. Marie-Hélène Huet, L’Histoire des voyages extraordinaires, Paris, Minard, 1973, p. 175.
38. Gilbert Prouteau, Le Grand roman de Jules Verne, sa vie, Paris, Stock, 1979, p. 347
39. Jules Verne, op. cit., p. 130.
40. Jean Chesneaux, Jules Verne, une lecture politique de Jules Verne, Paris, Maspero, 1971, p. 186.
41. Jean-Pierre Picot dans son texte préliminaire du numéro d’Europe (numéro 909-910) consacré à Jules Verne, cite Cyrille Andreev, le traducteur en russe de Verne qui le qualifie « d’écrivain scientifique, réaliste et progressiste ».