Dima Hamdan
Paris au XXe siècle de Jules Verne : l’imaginaire de l’entropie
Si l’invention scientifique est corollaire du progrès, si la création esthétique est corollaire du perfectionnement de l’homme, or ces deux pôles de la civilisation sont en état de conflit dans le roman d’anticipation, Paris au XXe siècle. Jules Verne y présente le phénomène de l’expérience poétique et l’intègre dans le cadre du progrès technique. La lutte du personnage principal, Michel Dufrénoy, contre une société industrielle, va révéler le clivage de deux instances : la vérité objective et l’expression subjective.
Le roman déclenche plusieurs questions : si toute activité efficace est le produit de l’énergie créatrice, alors que se passe-t-il quand l’activité de l’homme se dégrade ? Pouvons-nous encore parler d’énergie créatrice ? Quel est le rôle de l’imaginaire dans la créativité ? Le roman met en question la morale du siècle, la promotion de l’imaginaire et la confiance dans le langage. Nous nous interrogeons sur les modifications que le progrès mécanique provoque au niveau du contenu de l’imaginaire. C’est vers cette problématique que sera orientée la présente recherche.
Elle appel d’une part à l’imaginaire durandien pour examiner les figures reflétant le processus entropique et la structure d’un imaginaire, d’autre part à l’écriture d’une histoire romanesque et vraie à la fois. Ces aspects braquent l’éclairage sur le statut du roman, sur son actualité et sur un écrivain d’une rare acuité.
I. De l’exotisme à l’entropie
Paris au XXe siècle n’a pas eu le succès qu’a mérité l’ensemble des romans de Jules Verne. Ce roman1 n’a pas fait l’objet de publication à l’époque. L’éditeur Pierre-Jules Hetzel, connu pour sa finesse d’esprit dans le jugement d’une œuvre littéraire, a multiplié les raisons du refus du roman. Sensible au goût du public, il n’a pas apprécié les néologismes verniens, les personnages et notamment le caractère niais du poète en herbe Michel, et le tragique dominant du début et jusqu’à la fin du roman. Or qu’est-ce qui nous pousse aujourd’hui à relire les pages de cette histoire ? Si elle semble moins vraie pour le public de 1860, or elle l’est trop à notre époque2. Il faut dire que ce roman est un projet dont Verne est l’un des devanciers. Aux approches de 1900, le décor urbain est un objet d’écriture littéraire3.
L’insistance de Jules Verne d’écrire deux romans traitant le même thème, nous permet de dire qu’il n’a pas de doute sur la naissance d’un déséquilibre entre les valeurs matérielles et les valeurs morales. Ce déséquilibre a un fondement historique, à savoir le tournant économique et social qu’a connu la France sous le Second Empire. Il prévoit le retentissement douloureux du progrès mécanique à l’ère de l’américanisation au XXe siècle :
les hommes de 1960 n’en étaient plus à l’admiration de ces merveilles ; ils en profitaient tranquillement, sans être plus heureux, car, à leur allure pressée, à leur démarche hâtive, à leur fougue américaine, on sentait que le démon de la fortune les poussait en avant sans relâche ni merci 4.
L’histoire démarre directement dans le futur comme dans les romans de science-fiction. Le personnage est dépassé par une ambition démesurée, celle de s’enrichir. Pris par ce rêve, il erre, dépistant le bonheur dans des espaces extérieurs à lui-même, ceux de l’autre et de l’ailleurs. Il se condamne à une errance inquiétante qui le mène aux frontières d’un exotisme naďf, parce que l’inconnu semble promesse de renouvellement. L’ouverture à l’autre est l’illusion d’un pouvoir salvateur. Paris au XXe siècle met en question les enjeux de l’américanisation, le statut de l’homme entraîné par la vague de la modernisation, cet idéal dont il est en quête.
Très tôt, Jules Verne a découvert une tendance à l’homogénéisation des valeurs et à la déculturation, bien avant Victor Segalen, Henri Michaux et Claude-Lévi Strauss5. Cette régression de la différence à travers le monde, Verne en exprime l’avènement par une loi rappelant la thermodynamique, à savoir l’entropie. René Huyghe note son observation à ce propos : « Le temps évolue dans le monde, vers un maximum d’entropie, entraînant la transmutation constante vers une égalisation finale »6. Verne a prévu les causes de l’affaiblissement du Différent, causes imputables au progrès mécanique, suscitant une réflexion sur les rapports entre la science et les humanités, et une réflexion sur la séparation de ces deux modes de la connaissance humaine. L’enjeu du phénomène d’entropie est surtout philosophique. C’est la totalité de l’être humain qui est menacée.
Loin de savoir si Jules Verne est traditionnel ou moderniste, nous devons dire qu’il porte un regard critique sur la réalité régie par la loi de la conservation de l’énergie comme de la perte de celle-ci sous différents facteurs, réalité dont l’accostage est sans doute douloureux à tous les niveaux : social, existentiel et au niveau de l’écriture.
II. Le dérèglement social
Dès les premières pages du roman, Jules Verne semble un fauteur de troubles, son intention étant de susciter une réflexion sur le réel. Il met en relief une symétrie inverse entre l’ascension des partisans du progrès et la chute des conservateurs des valeurs humaines, essentiellement fondées sur l’honneur, la pudeur, la pureté et l’union familiale. L’inversion est une forme de déculturation par laquelle chaque chose subit une régression à mesure que le personnage rejette l’authenticité. Elle engendre un conflit qui confère un dynamisme à l’histoire.
Le personnage principal, Michel Dufrénoy, jeune ambitieux, doué pour la littérature, chercha à se distinguer dans une société modernisée. Ainsi, le jour de la distribution des prix dans un établissement d’éducation publique, la cérémonie se déroula avec des applaudissements décuplés à l’appel des lauréats des sciences, parce qu’ils furent le véhicule du Progrès. Et quand ce fut le rôle de Michel de recevoir le Premier prix de vers latins, il n’affrontait que des rires moqueurs, parce que considéré comme inutile pour l’évolution sociale. Regard dévalorisant des partisans du progrès, provenant de leur infatuation. Le renversement des valeurs s’explique par l’excès de modernisation. Le premier affrontement de Michel avec la société est un premier affront. Cette scène va se répéter de façon à rappeler le procédé d’assolement, révélant l’alternance des regards lequel conserve le dynamisme de l’écriture.
Parallèlement aux personnages modernistes, dans un milieu social obsédé par les valeurs matérielles, il est nécessaire qu’il y ait au moins un personnage éclairé, qui puisse véhiculer les valeurs authentiques. C’est Quinsonnas, jeune personnage de trente ans qui représente la conscience intra-culturelle. Il porte un regard objectif sur la société. Dans une méditation politique, il critique « l’esprit de conquête naturel aux gouvernements »7, suggérant l’idée que ce sont les gouvernements qui favorisent les guerres. C’est ce qu’il appelle « paix armée »8, signe avant-coureur des guerres. Il porte un jugement axiologique sur la guerre, formant ainsi un romantisme politique fondé sur le rapport étroit entre la guerre et l’honneur du gouverneur.
Le paysage social est une projection du déséquilibre du système des valeurs. Nous retrouvons les mêmes stigmates au niveau des relations familiales. L’institution familiale subit, elle aussi, une inversion : la relation entre homme et femme se fait hors du mariage, ce qui désacralise cette relation. L’une des figures de l’entropie est l’augmentation sensible du nombre d’enfants naturels. La critique de Quinsonnas est normative, elle révèle l’adhérence aux valeurs traditionnelles.
Le même désordre est générateur d’une rupture avec le continuum social. Une autre forme d’inversion qui perturbe les rapports sociaux, montre l’altération du rapport entre l’homme et la femme et ce, par excès de conversion lequel catalyse une dégénérescence. Il s’agit du kitsch exotique. La femme parisienne, nourrissant l’ambition de se moderniser, tend à s’américaniser, à abandonner sa douceur de femme, observe Quinsonnas, en défenseur de la tradition. Il expose les idées des moralistes du XIXe siècle qui ont prévu cette catastrophe, se référant à Balzac pour qui la femme incarne la passion et l’homme, l’action. Elle se masculinise, devenant ainsi « race perdue» en s’appropriant des valeurs étrangères à sa tradition :
La Française est devenue américaine : elle parle gravement d’affaires graves, elle prend la vie avec raideur, chevauche sur la maigre échine des mœurs, s’habille mal, sans goût […] la France a perdu sa supériorité ; ses femmes au siècle charmant de Louis XV avaient efféminé les hommes ; mais depuis elles ont passé au genre masculin, et ne valent plus ni le regard d’un artiste ni l’attention d’un amant ! 9.
C’est le discours d’un historien qui, pour porter un regard sur l’actuel, confronte le passé au présent et déduit le résultat suivant, c’est que ceux qui se considèrent comme le véhicule du progrès, sont ce qu’il appelle « les barbares du vingtième siècle »10. C’est une inversion de la valorisation de l’Autre qui émane de la revalorisation de soi.
Nous voudrions nous arrêter sur le point suivant : le principe de l’univers est fondé sur la coexistence des contraires, le pôle masculin et le pôle féminin. Or, l’imitation de l’autre entraîne l’homogénéisation et le déséquilibre de l’ordre naturel des choses. Quand les différences se réduisent, alors la femme devient valeur de régression morale. A la différence se substitue la mêméité qui provient de l’inclusion de l’étranger dans le familial, inclusion qui va jusqu’à l’assimilation. Le dérèglement social entérine l’inversion des valeurs et l’assimilation de l’autre à un pseudo-soi. Pouvons-nous encore parler d’une évolution de la société parisienne au XXe siècle ? Certes, quand le progrès conduit à l’imitation et entraîne un déséquilibre social, nous parlons plutôt d’involution conférant à la société un caractère insipide, lequel ne tarde pas à décourager l’individu.
A travers la dualité imitation/création caractéristique du paysage social français, Verne interroge l’être humain : un éveil à la conscience de soi est-il possible ?
III. Le moi désenchanté
L’expérience de l’entropie sociale conduit au problème de l’identité. S’agit-il de s’aligner sur le comportement des modernistes ou contre leur politique, prétendument civilisatrice ? Cette question ne se pose pas pour les partisans du progrès. Elle se pose, au contraire, pour les personnages traditionnels, dont le porte-parole est Quinsonnas, qui se retrouvent face à face avec eux-mêmes. Comment affirmer leur individualité dans un milieu déséquilibré où « les liens du commerce resserrent les peuples entre eux »11 ? Leur parcours consiste en une quête de la distinction. La distinction est une notion qui « implique non seulement l’objet mais l’observateur. Pour qu’il y ait distinction, il faut voir, repérer, extraire, ne pas confondre afin que chaque chose soit vécue et perçue pour elle-même et non en fonction d’une autre »12. Problème existentiel sans doute quand l’industrialisation devient un phénomène supérieur aux valeurs humaines. Tout le long du roman, les personnages conservateurs de la tradition n’ont pas de choix à faire ; les valeurs sublimes ne sont pas l’objet de négociation. En lutteurs acharnés, ils ont décidé de lancer un défi à l’esprit fangeux du siècle.
Michel, fort de lui-même, confiant en son talent littéraire et en ses compétences, ambitieux et en même temps modeste, se rue vers la société du progrès, tentant sa chance partout. Lors de la distribution des prix du vers latin, il se heurta aux murmures du public. Mais il a fallu qu’il soit persévérant pour pouvoir lutter, cavalièrement parfois, contre le courant. Dès lors, il accepta de s’engager dans une bataille sans fin. Va-t-il pouvoir aller à l’encontre de l’outrecuidance des chantres du progrès ? Sage et patient, il déploie un effort draconien pour s’imposer dans la société.
Avec un sens étonnant de la méthode heuristique, Verne expose Michel aux expériences les plus dures, celles qui menacent son avenir et son existence, celles à travers lesquelles il explore l’ignorance des autres devant laquelle il ne recule pas. A titre d’exemple, il s’étonne de ne pas trouver d’ouvrages littéraires dans les librairies parisiennes qui sont à la page de la seule actualité scientifique. Il s’étonne encore plus de l’employé à qui il demande les œuvres complètes du poète Victor Hugo. L’employé, étonné à son tour d’entendre pour la première fois le nom Hugo, demande à un fonctionnaire : « Connaissez-vous cela ? »13. Le démonstratif est un « marqueur » symbolique révélateur de l’écart entre le siècle scientifique et les tendances littéraires périmées, voire exterminées. Le nom du poète n’est pas vain, lui qui a foi dans le Progrès lié à la science et dans l’idéal lié à l’Art. L’ignorance provient du fait de créer des « liaisons orageuses »14 entre la science et la littérature.
Les différentes épreuves de Michel vont révéler la faille dans le paysage culturel et social à cette époque de « décadence de la littérature »15, cette forme d’entropie culturelle. Quand il cherche un emploi, on le nomme dicteur dans une banque qu’il ne tarde pas cependant à abandonner ; puis il est en quête d’autres métiers, dans le théâtre, dans la comédie. En effet, fier d’avoir « quelques idées neuves »16, il tente sa chance dans un établissement théâtral. Par delà toutes sortes de répugnances et d’événements qui lui arrivent, il s’efforce de tenir sa différenciation. Renaît le conflit entre le créatif et le superficiel. Nous jugeons utile de rapporter littéralement la parole du directeur, parole qui résume le comportement de l’homme du XXe siècle : « Inutile, monsieur, nous n’avons que faire de nouveauté ; toute personnalité doit disparaître ici ; vous aurez à vous fondre dans un vaste ensemble qui produit des œuvres moyennes»17. Sont redoublées les déceptions de Michel et multipliés ses efforts. Sa persévérance qui se heurte à l’impasse dans chaque expérience, est le moteur de l’action. Animé par l’esprit de fronde, il écrit un recueil de poèmes et cherche un éditeur pour les publier, mais en vain parce que la faille est énorme entre le beau incarné par les humanités et l’utile représenté par les sciences. Et comme ses économies touchent à leur fin, il est en quête d’un travail manuel, mais il se heurte partout à l’impasse du machinisme. Les épreuves qu’il affronte se ressemblent par la recherche du facile : imaginer un coup de théâtre dans une situation précise, inventer un sujet dramatique qui ne laisse pas réfléchir, composer des vers vulgaires. Le manque de goût dans le théâtre industriel s’étend à la poésie qui devient superficielle, à la peinture profanée parce que « sans dessin ni couleur »18 et à la musique dégradée en une «cacophonie»19.
Les humanités et les arts représentent un principe d’identité qui favorise l’autonomie du moi. Dans ce roman, la culture se fond en une grisaille : écrire et composer se réduisent à l’acte d’écrivasser, l’écrivain dégénère en écrivaillon, le poète se dégrade en poétereau, l’orateur en charlatan, la comédie en amusette et la musique en musiquette. Face à la stérilité artistique et littéraire, les génies se trouvent nanifiés.
Il y a une distance qui le sépare de ces faits dont il est témoin. Il a fallu que Michel argumente avec lui-même pour s’arracher d’un milieu dangereusement imitateur. Il se trouve partout mal considéré, il est sans cesse sidéré parce que, pour lui, agir signifie exister. Le conflit entre imitation et créativité est une forme d’entropie culturelle qui catalyse ses déceptions successives, choqué d’avoir découvert que les belles envolées ne font pas l’avenir d’un homme, que l’agréable s’oppose à l’utile. Son courage fléchit devant la distance qui le sépare de la société. Cette distance se traduit par un constant désir de s’enfuir et de s’enfouir quelque part dans le monde, parce qu’il suffoque entre des murs emmurant son talent littéraire et son imagination. Déterminé tout le long du roman à l’errance, il est en quête du sens et de l’essence, en quête d’unité. La fin de son parcours consiste en une fuite hors des murs de Paris, en quête de liberté, des valeurs pures.
Personnage fermé à toute instance de progrès, en quête de sa différence. La tragification de sa situation, loin de résulter d’une simple difficulté de s’adapter à la société, provient du refus de se convertir dans une époque déterminée par les schèmes diviser et séparer. C’est cet imaginaire qu’il convient d’étudier dans l’étape suivante.
IV. Syntaxe de l’imaginaire de l’entropie
L’imaginaire de l’entropie est structuré selon le mode opposer, caractéristique des schèmes séparer/mêler, pur/souillé, attirer/repousser. Dans la conception durandienne, le mode opposition est propre à la polarité diurne de l’imagination : « Le Régime diurne de l’image se définit […] comme le régime de l’antithèse »20. Ce régime est essentiellement marqué par le manichéisme, par la force de polarisation des images axiomatiques autour du mot pur. Nous dégageons les termes libre, sage, oiseau lesquels concrétisent le rêve d’être et d’exister de Michel, par opposition aux termes qui géométrisent le caractère oppressant de la modernisation, à savoir prison et cage de fer. Le roman met en relief le thème de l’horizon : l’espace urbain est un abysse où la quête de l’humain s’avère impossible.
Verne met en évidence la structure schizomorphe du roman « découlant de ce souci obsessionnel de la distinction »21. Michel est victime de la vision schizoїde du monde qui atteint le XXe siècle. Il se considère comme un fou, un insensé, un orphelin et un déclassé. Cette impression qu’il a de lui-même devient une obsession, une angoisse morbide qui se transforme en désir de combattre parce qu’il revendique sa distinction.
La dominante posturale de ce régime, c’est le regard qui suscite le sentiment d’inquiétude. Le désir de Michel de visiter des lieux comme la banque, la bibliothèque et d’observer leur construction géométrique froide, ne provient pas simplement du désir de découvrir. Toute découverte l’enfonce dans le sentiment d’étrangeté qui le saisit devant l’artificiel, lui qui aime le naturel et la liberté d’un oiseau. C’est un désir scoptophilique, originairement marqué par l’absence de communication. En aucun cas, il ne faudra confondre ce désir en une quête de l’altérité, mais en quête d’identité menacée par la finitude.
La structure antithétique suivante est fondée sur la miniaturisation d’une part et la gigantisation d’autre part. Ainsi, Michel a « les instincts d’oiseau », il se sent une simple goutte d’eau de ce fleuve ; la demeure de son ami est très modique. A l’opposé, l’espace parisien est géant : Paris est une ville qui « dévore », un « labyrinthe ». Même le sentiment d’ennui est géométrisé à l’image de l’époque : « la société actuelle est ronde comme ces prisons-là »22.
Par ailleurs, la dimension fantastique sustente l’imaginaire de l’entropie. Michel est en effet hanté par les images de gigantisation : « La valeur donnée à l’espace et à l’emplacement géométrique explique […] la fréquente gigantisation dans la vision schizomorphe »23. Au fur et à mesure de son accostage, l’espace urbain semble grandir devant Michel. Ce sont des images insolites qui lui donnent le même sentiment, celui d’être dévoré. Répétées, les images sont familières ; cette insistance est marque d’homogénéisation, d’altération et d’aliénation. Le poète sombre donc dans le sentiment d’étrangeté et de folie.
Cette expérience de l’inquiétante étrangeté n’est pas sans créer le rire. L’angoisse du paysage fantastique déclenche le « rire salvateur »24, c’est bien la condition tragique qui ressort de la déception et de la rupture avec l’ordre des choses. Le lien entre fantastique et humour réduit les choses à une sorte de bestialisation qui implique « une dévalorisation négative »25. Ainsi, la tante de Michel n’a rien de féminin, elle est choquante parce qu’elle ressemble à une femelle. Quant aux bureaux de la banque où il est nommé dicteur, Michel, suffoqué dans le cadre d’un travail mécanique, les compare à une cage de fer, suggérant que celui qui y travaille, s’adonne à une fonction mécanique et ressemble à une bête. Le mode opposition sur lequel est fondé le roman est mis en perspective par le caractère fantastique. Cette même altération affecte son écriture.
V. L’entropie textuelle
Si l’entropie polarise l’expérience des personnages, c’est elle qui détermine la vision du monde et s’accomplit par une forme particulière qui la rend possible. Il existe à l’origine du texte, une force ayant une relation avec la signifiance. C’est là que réside ce rapport sur lequel s’interroge Derrida, entre la forme et l’esthétique26. Le dérèglement social et le désenchantement de l’individu inscrits dans l’imaginaire de la dégradation de l’énergie, affectent l’écriture : l’autre altère le langage. Ce phénomène est perceptible à deux niveaux : l’intertextualité et la forme narrative.
La permanence d’un langage se rattache à la question de l’identité. Or, si la langue des grands écrivains français, fondée sur la civilisation et les valeurs nobles de la France, commence à perdre sa place dans une époque où les hommes parlent le langage du commerce et des sciences techniques, il s’ensuit que cette même civilisation sombre dans l’oubli, c’est ce que suggère Verne. Le progrès matériel est songe et mensonge et les relations humaines seront désormais fondées sur l’intérêt et le profit. Nous avons affaire à l’intertextualité qui déclenche la problématique suivante : la poésie est-elle source de savoir ? Il s’agit d’une forme textuelle de l’entropie qui se manifeste par le transfert du vocabulaire technique au langage littéraire. Ainsi, l’écrivain parle de « poésie utilitaire »27 qui fait l’éloge des inventions scientifiques : l’alliance de mots montre l’effet surréaliste de l’entropie ; est ainsi tournée en dérision la création poétique. Avec l’exactitude d’un métronome, l’écrivain décrit le génie mécanique dans le poème suivant :
Le charbon porte alors sa flamme incendiaire
Dans les tubes ardents de l’énorme chaudière !
Le monstre surchauffé ne craint pas de rivaux !
La machine rugit sous sa tremblante écorce,
Et, tendant sa vapeur, développe une force
de quatre–vingts chevaux.
Mais de son lourd levier le chauffeur vient contraindre
Les tiroirs à s’ouvrir, et dans l’épais cylindre,
Rapide et gémissant, court le double
piston !
La roue a patiné ! La vitesse s’active !
Le sifflet part ! … Salut à la locomotive
du système Crampton ! 28.
Pouvons-nous parler de poème ? Oui, dans la mesure où la strophe est versifiée. Mais l’effet de la prose ressort des idées réalistes ; nous préférons parler de proème invitant à un rythme de lecture rapide, car ne favorisant pas l’imagination et l’élan de l’âme. A la place de l’image poétique se greffent des idées réalistes par le déploiement des termes scientifiques. Les points d’exclamation et l’enjambement donnent une allure ironiquement poétique aux vers. Cette poésie industrielle falsifie la relation intime entre le lecteur et le poème et la transforme en une relation impersonnelle, marquée par l’étrangeté et la distance. Crise des valeurs, car la langue qui est censée réunir les hommes autour des valeurs morales nobles, se prostitue29 quand elle se métamorphose en véhiculant des valeurs liées au matériel. Langage entropique exilant le poète au cœur de ces mots et rehaussant ridiculement l’urbain au niveau mythique : « l’élection de la vie urbaine à la qualité de mythe signifie immédiatement pour les plus lucides un parti pris aigu de modernité »30.
Le second niveau d’étude consiste en une certaine mutation de la forme narrative classique. Paris au XXe siècle est un roman traditionnel. En effet, l’identification de l’auteur-narrateur et la progression de l’intrigue vers un dénouement, en rappellent les conventions. Cependant, Jules Verne renouvelle l’organisation interne du récit, de façon à l’adapter à l’expression de l’entropie. A ce moment se dessinent les frontières entre roman traditionnel et récit poétique dont nous proposons l’hypothèse. Nous allons énoncer les principes du récit poétique en nous référant à l’analyse de Jean-Yves Tadié : « Le récit poétique en prose est la forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets […] c’est un phénomène de transition entre le roman et le poème »31.
Pour distinguer ce qui vient du poème et ce qui vient du récit, nous sommes conduite à présenter une première hypothèse touchant au personnage : celui-ci est dévoré par la narration, écrit Tadié. Quand le personnage se trouve réduit à un être sans valeur, il cherche à fuir la société parce que déçu. L’errance est la dynamique du parcours de Michel qui, suite à chaque épreuve, multiplie son énergie. Mais celle-ci se dégrade devant la distance entre l’élan humain et l’élan industriel. Ainsi il s’évanouit à la fin du roman. C’est bien le parcours de Michel, personnage principal du roman qui n’accède pas au stade de héros ; c’est un anti-héros qui échoue dans la tentative de consumer ses désirs.
Cet aspect nous ramène vers un autre principe du récit poétique à savoir l’espace : « l’espace du récit poétique est toujours ailleurs »32. Le personnage désenchanté est en quête d’un ailleurs, peut-être d’un au-delà, parce qu’il est celui d’un voyage symbolique. Ainsi, le chapitre XI intitulé « Une promenade au port de Grenelle » nous semble particulièrement important : il est question d’une promenade de Michel avec sa bien-aimée. Entre deux amoureux, est-il une promenade qui ne soit pas romantique ? Au port de Grenelle, c’est une promenade urbaine. L’écrivain s’applique à décrire l’espace maritime et les navires, alors que les personnages sont dissous, leurs sentiments sont dévorés par le lieu où ils se promènent. Il y a renversement de la conception romantique de la promenade « à la belle étoile » car le milieu ne favorise pas l’épanouissement du moi, ce qui explique le silence du narrateur sur l’intériorité des deux amoureux.
Le roman est structuré sur la division entre modernistes et conservateurs de la tradition. Cette division est consacrée par l’espace conflictuel que représente la ville, où se développe une relation tragique entre les personnages. Un terrain d’entente n’est pas possible entre eux, jamais nous n’avons assisté à une scène où ils devraient se comprendre. L’espace urbain, gigantesque a, pour ainsi dire, avalé Michel; le processus a commencé par la réduction du poète, devenu nain, jusqu’à son exclusion de la société et peut-être même de la vie.
Un autre critère du récit poétique consiste en un système d’échos et de contrastes33. Jules Verne procède par redoublement pour mettre en relief le processus d’entropie. D’autres personnages, défenseurs des valeurs authentiques, sont victimes des griffes de l’évolution scientifique. Ainsi, l’oncle Huguenin, réaliste et conscient du destin qui attend Michel, éprouve le besoin d’étouffer chez ce dernier les tendances littéraires. La carrière du professeur de littérature, Richelot, est menacée : ayant de moins de moins d’étudiants dans son domaine, il choisit de s’exiler. Quinsonnas, de sa part, souffre de la même faille séismique entre l’utile, le désagréable et ses aspirations artistiques ; il quitte la France pour tenter sa chance ailleurs. Le conflit existentiel s’articule donc autour de la notion de civilisation et des valeurs humaines.
Une modification de l’écriture narrative traditionnelle est également affectée : « dès lors que le récit poétique n’est pas le compte rendu de toute une vie, il se met au service d’une quête, celle d’instants privilégiés, qui va de l’attente à la rencontre »34. C’est ainsi que nous résumons le parcours de Michel, marqué par la discontinuité : alors qu’il accepte, malgré lui, de s’engager dans un emploi, il ne tarde pas à l’abandonner pour fuir ailleurs. Cette discontinuité est répétitive, elle engage la technique d’écriture du récit. Verne suggère, dans ce roman, que l’espace urbain conflictuel ne favorise pas l’élan poétique et le talent artistique, au contraire il condamne les valeurs morales et menace l’individu de se résorber dans le collectif. Le trajet de Michel est rompu et ses rêves émoussées à cause de l’intensité du réel. Se met au jour la communication à rebours telle que le moi et l’autre se séparent : « D’autant que les lois de la durée poétique, du genre du poème s’accordent avec cette sémantique de la durée et avec le temps de la narration : le discontinu, le culte de l’instant appartiennent au poème »35. Cela dit, le rapport intertextuel, la déception narrative et le désenchantement descriptif prêtent à la dégradation de l’écriture de la différence.
Nous soumettant finalement à la contrainte de la conclusion, nous aimerions dire que Jules Verne mobilise le système sémantique et le système textuel, au service d’une vision anticipée et pessimiste de la civilisation. L’homme a oublié qu’il constitue une unité indissociable, alors le principe d’entropie contribue au dérèglement social et à l’inversion des valeurs morales. L’individu ambitieux se trouve déçu car incapable d’évoluer et de se réaliser ; il perd son énergie créatrice. La société est marquée par le sceau de la division et de l’opposition. Telle est la structure de l’imaginaire de l’entropie laquelle dynamise le récit. De ce fait, le rapport de l’écrivain à l’écriture se trouve moins serein, conséquemment à sa vision. Ce type d’écriture, plus proche de l’expression poétique que du langage narratif, montre qu’il y a chez Jules Verne, un poète. Le parcours de Michel et de ses amis rappelle le récit d’Henri Michaux Un Barbare en Asie : Michel n’est-il pas en quelque sorte, à l’ère de la modernisation, un barbare à Paris ? Dans une société divisée, la quête de l’unité est-elle possible ? Peut-être il est temps maintenant de tourner le regard vers un auto-exotisme.
Notes
1. Jules Verne, Paris au XXe siècle, Hachette Livre en coédition avec Le Cherche-midi éditeur, 1994.
Piero Gondolo Della Riva écrit dans la préface que « le manuscrit contient des éléments historiques (dates, situation politique) qui ne permettent pas de situer sa composition avant 1863. La date de 1863 figure d’ailleurs dans le manuscrit, à propos de la guerre de Sécession », p. 17.
2. Verne écrira plus tard Une ville idéale, roman ayant le même sujet traité dans Paris au XXe siècle, à savoir les malheurs de la vie urbaine.
3. Nous rappelons à ce propos le recueil Chants modernes (1855) de Maxime Du Camp, Les Villes tentaculaires (1895) d’Emile Verhaeren, Berlin (1910) du poète allemand Georg Heym et La Ville (1913) du poète allemand Oskar Kanehl.
4. J. Verne, op. cit., p. 43.
5. Nous renvoyons le lecteur à Essai sur l’exotisme de Segalen, Un Barbare en Asie de Michaux et à Tristes Tropiques de Strauss.
6. Formes et forces, Paris, Flammarion, 1971, p. 302.
7. J. Verne, op.cit., p. 80.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 119.
10. Ibid., p. 99.
11. Ibid., p. 81.
12. Francis Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, pp. 82-83.
13. J. Verne, op. cit., p. 52.
14. Simone Vierne, « Liaisons orageuses: la science et la littérature », Science et imaginaire, Collectif, Ellug, 1985, p. 59.
15. J. Verne, op. cit., p. 57.
16. Ibid., p. 141.
17. Ibid. C’est nous qui soulignons.
18. Ibid., p. 84.
19. Ibid., p. 85.
20. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Dunod, 1992, p. 69.
21. Ibid., p. 211.
22. J. Verne, op. cit., p. 72.
23. Ibid.
24. Jean Fabre, Le miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique, Paris, Librairie José Corti, 1992, p. 129.
25. F. Affergan, op. cit., p. 82.
26. Jacques Derrida, L’Ecriture et la Différence, Paris, Le Seuil, 1976, p. 35.
27. J. Verne, op. cit., p. 78.
28. Ibid., p. 79.
29. Ibid., p. 99.
30. Roger Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938, pp. 163-164.
31. Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 7.
32. Ibid., p. 9.
33. Ibid., p. 7.
34. Ibid., p. 10.
35. Ibid.