Rodica-Gabriela Chira
Burlesque et science-fiction : Cyrano de Bergerac et Jules Verne
Burlesque et science-fiction – association étrange entre deux termes dont l’un traverse les siècles et l’autre est de date relativement récente. Les deux sont des genres de vulgarisation : si l’un se propose de « vulgariser » les genres sérieux, l’autre vulgarise les sciences. Les deux sont des imitations. Le burlesque est une imitation ou bien une transformation, une transposition des ouvrages sérieux. La science-fiction « imite » les sciences exactes. Toute imitation demande au lecteur une attention doublée : pour que sa lecture ait un sens, il devrait reconnaître la chose imitée, saisir la différence et déceler le message, si message il y a.
C’est le message que nous avons découvert par l’approche, dans cette perspective, de la création de deux auteurs appartenant à deux siècles bien éloignés l’un de l’autre que nous nous proposons de présenter dans ce qui suit. Les textes choisis sont L’Autre Monde ou les Estats et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac – 1648-1653 et De la Terre à la Lune et Autour de la Lune de Jules Verne – 1865 et 1870.
D’une part, le burlesque. Le terme existait en France au XVIIe siècle et fut en grande vogue vers 1633-1657 en Italie, vers 1648-1652 en France1. C’est une sorte de travestissement, de déguisement parodique dont la forme canonique est la réécriture des hexamètres d’un texte épique en octosyllabes et en style vulgaire (voir le Virgile travesti de Scarron). Pourtant, la façon dont les contemporains en parlent et en usent n’est pas aussi nette. Le burlesque a la tendance de dépasser le cadre épique : on crée des poèmes burlesques, des comédies, des romans.
Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, il passe vers le pastiche heroï-comique en forgeant par voie d’imitation stylistique un nouveau texte noble pour l’appliquer à un sujet vulgaire (voir Le Lutrin de Boileau). Pour Charles Perrault, le burlesque consiste dans la discordance de l’idée qu’on donne d’une chose avec son idée véritable.
Les siècles suivants ont essayé de définir la notion au-delà du seul divertissement parodique (V. Fournel , Fr. Bar, Robert Escarpit) arrivant, par Dominique Bertrand, à l’idée de l’existence de trois burlesques : le burlesque au sens strict – celui imposé comme phénomène par le Virgile travesti dans les années 1648-1653, l’épopée heroï-comique, par Le Lutrin de Boileau, et un burlesque pris au sens large désignant une tendance plus large à ridiculiser, de manière extravagante et boufonne, en prenant avec sa victime la distance de l’ironie2. En faisant référence aux deux premiers, et par rapport aux styles bas et haut du comique, Dominique Bertrand parle du burlesque descendant, respectivement ascendant. Par rapport à l’invention, tandis que le premier se résume à une transposition très proche de la traduction et « de ses belles infidèles », le deuxième « implique une réélaboration imaginaire ». Si ces deux burlesques sont continus, le troisième est discontinu, il rompt avec « la prévisibilité du discours », le recours à la raillerie impliquant des « ruptures stylistiques sporadiques et soigneusement contrôlées ».
C’est ce burlesque discontinu qui fait l’objet de notre attention et auquel s’applique parfaitement la définition de Jean Rohou :
[…] est burlesque une oeuvre qui vise, sans avoir le plus souvent une intention satirique, le plaisir facétieux de la discordance entre le thème et le style, l’énoncé et l’énonciation, par la transgression des normes auxquelles elle se réfère et l’humour de l’écrivain lui-même.3
D’autre part, la science-fiction. C’est un genre reconnu officiellement sous cette dénomination en 1929, mais qui existe depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, dans lequel tous les autres genres se retrouvent et dont la forme d’expression par excellence est le roman.
Les rapports existant entre la science et la fiction sont permis, à des niveaux différents, par les quatre types d’attitude scientifique dont Florin Manolescu parle dans Literatura S.F.4 : la vulgarisation, l’anticipation, la futurologie (ou prospective) et l’extrapolation. Ces rapports se retrouvent, en diverses proportions, dans les sous-genres de la science-fiction, à savoir l’opéra spatial, la science-fiction héroïque, la science-fiction dure et la fiction spéculative et dans les thèmes et les motifs, tels voyages dans l’espace ou dans le temps, machines, mondes étrangers et extraterrestres, l’homme et la société, etc.
Pour revenir aux deux auteurs proposés, ce qui les rapproche c’est le thème du voyage dans des mondes étrangers et étranges à l’aide de machines, voyage d’où le burlesque discontinu n’est pas absent et qui confère une certaine tonalité au textes en question. Dans les fragments choisis, c’est la fiction spéculative qui a la part du lion. Elle s’intéresse surtout aux sciences humaines « pure spéculation sur le réel par une certaine manipulation du matériau littéraire »5.
Le désir de voyager, l’attraction pour la Lune en tant qu’endroit intéressant à connaître parce que inaccessible par rapport aux connaissances techniques de l’époque a hanté bon nombre d’auteurs, de Lucien de Samosate, en passant par Bacon, Kepler, Cyrano de Bergerac et tant d’autres à Jules Verne et H. G. Wells. Dans cette série d’auteurs, Cyrano de Bergerac vient du siècle où le burlesque est en grande vogue, où l’intérêt pour les sciences préfigure les temps nouveaux, tandis que Jules Verne peut déjà voir que l’achèvement concret des rêves scientifiques devient possible.
Les moyens de transport choisis par les deux auteurs sont différents. Le héros de Cyrano y accèdera non pas par des fioles de rosée dont il entoure son corps dans une première étape et qui l’emportent au Nouveau Monde, mais à l’aide de la machine à fusées volantes dans une nuit de Saint-Jean. Les héros de Jules Verne y arrivent à l’aide d’un obus qu’ils vont nommer can-obuso-mortier. Ce sont les détails trouvés, pour les deux auteurs, dans la première partie de leur exploration – Les Estats et Empires de la Lune pour Cyrano, De la Terre à la Lune pour Jules Verne. Dans les deux cas, les moyens de transport choisis ont pour point de départ des découvertes : « préscientifiques » pour le XVIIe siècle, « scientifiques » pour le XIXe, mais qui n’ont pas abouti au degré de perfection qui leur permette d’être vraiment utilisables. Ainsi, les fusées de Cyrano, toutes comiques qu’elles soient, fonctionnent par étages, idée qui appartient à l’auteur et qui correspond au fonctionnement actuel. Pour la construction et les théories sur le vol céleste de Jules Verne, le livre de Ion Hobana, Vingt mille lieues à la recherche de Jules Verne, avec son chapitre « Vers la Lune, un siècle plus tôt » peut nous servir comme point d’appui. L’auteur roumain y évoque un article, celui de Charles-Noël Martin intitulé Les 9 erreurs de Jules Verne ou les jeux de la mécanique céleste. Il reprend et explique ces erreurs les réduisant à sept, tout en soutenant l’idée que les principes scientifiques s’appliquent autant que la nature fantastique du sujet le leur permet6. N’oublions pas d’ailleurs que l’endroit choisi comme point de départ du can-obuso-mortier est situé en proximité du Cape Canaveral d’où Apollo 11 a été lancée le 11 juillet 1969. D’autre part, le charme de ce genre de romans réside justement dans la démonstration, peut-être voulue, de la relativité de tous et de tout par l’intermédiaire du rapport existant entre science et fiction qui leur confère une tonalité comique.
Pour ce qui est de l’idée de Lune, reprise dans les deux romans, les accents burlesques sont présents parce que là nous n’avons pas seulement les recherches sérieuses, mais toutes sortes de suppositions à ce sujet. Ainsi, vers neuf heures du soir, revenant « d’une maison proche de Paris » les amis de Dyrcona, héros-narrateur de Cyrano, vont donner des définitions de la Lune issues des préjugés de l’époque : elle est une « lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux » pour les uns, « une platine où Diane dresse les rabats d’Apollon », « le Soleil luy mesme qui s’estant au soir despouillé de ses rayons, regardoit par un trou ce qu’on faisoit au monde quand il n’y estoit plus » pour les autres, tandis que Dyrcona fait appel aux scientifiques tels Epicure, Démocrite, Copernic et Keppler7. Jules Verne, à son tour, va parler des résultats des recherches, mais aussi des constats sans support scientifique. Il part des dénominations mythologiques, Isis, Astarté, Phoebé et des légendes, passe par les interprétations curieuses de cet astre données par les antiques, et arrive aux opinions des astronomes de diverses nations et appartenant aux divers siècles. D’autre part, les détails à titre scientifique sont beaucoup plus nombreux que dans le cas de Cyrano, vu la distance temporelle ; la démarche, en revanche, est la même. Ainsi, les discussions sur un possible vol vers la Lune, prolongées dans la soirée, vu l’époque, sont reçues avec de l’enthousiasme, mais non moins avec, de la part de l’auteur, d’une certaine ironie :
L’astre des nuits était lorgné comme une lady de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de propriétaires. Il semblait que la blonde Phoébé appartînt à ces audacieux conquérants et fit déjà patrie du territoire de l’Union. Et pourtant il n’était question que de lui envoyer un projectile, façon assez brutale d’entrer en relation, même avec un satellite, mais fort en usage parmi les nations civilisées.8
De manière paradoxale, même si la Lune est l’astre qui attire l’attention de Cyrano au début de L’Autre Monde, dans la deuxième partie il arrive, comme par hasard, dans le Soleil. Des points de rencontre très intéressants avec l’oeuvre vernienne apparaissent surtout dans cette deuxième partie – Les Estats et Empires du Soleil –, plus exactement la promenade de Dyrcona avec Tommaso Campanella et leur rencontre avec le couple arrivé d’un endroit qui renvoie à La Cité du Soleil (1613). Chez Jules Verne, nous avons, dans Autour de la Lune, le moment où les trois personnages tournent autour de l’astre avec leur boulet et découvrent les formes de relief. Les deux auteurs, le premier sans nommer ses sources parce que probablement trop évidentes pour l’époque – il s’agit de la Cité du Soleil de Campanella, et des théories sur la préciosité -, le deuxième nommant comme source la Carte de Tendre du roman Clélie de Madelaine de Scudéry et rappelant même le nom de l’auteur de L’Autre Monde aussi bien que le sujet de la Carte de Tendre. C’était peut-être une ironie par rapport aux dénominations données à la Lune par les cartes sérieuses et documentées qui constituaient le point d’appui des deux savants, Barbicane et Nicholl.
Même si la publication du roman de Madelaine de Scudéry a lieu après celle du roman cyranesque, les idées présentées dans les oeuvres qui constituent l’objet de notre analyse s’avoisinent et parfois s’entrecroisent. Les sentiments et les états d’esprit des deux sexes sont mis en question. Voilà pourquoi nous proposons, dans ce qui suit, une reprise des idées concrétisées dans la Carte de Tendre, cette représentation topographique de l’accroissement du sentiment, placée dans le premier tome de la Clélie (1654-1660) de Madelaine de Scudéry, qui est une figuration des théories précieuses. Il s’agit du parcours de la Nouvelle –Amitié à la ville de Tendre en passant par le Particulier, domaine intermédiaire où se trouvait Pelisson dans le coeur de Mlle de Scudéry. Les trois rivières à suivre sont Inclination, Estime et Reconnaissance et les villes qui se trouvent au bout Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Tendre fait, évidemment, référence à la tendresse. Celle qui naît par inclination « n’a besoin de rien autre chose pour être ce qu’elle est », Clélie n’a donc mis nul village le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre-sur-Estime, l’on a mis « autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître par estime cette tendresse dont elle entend parler » pour montrer « qu’il ne peut pas y avoir de véritable estime sans bonté et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce côté-là sans avoir cette précieuse qualité ». Ainsi, il faut passer par Grand-Esprit, première étape dans la naissance de l’estime. Suivent d’agréables villages comme Jolis-vers et Billet-galant ou Billet-doux, opérations des plus ordinaires du « grand esprit dans les commencements d’une amitié ». Suivent Sincérité, Grand Coeur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté. Mais on peut aussi s’égarer et passer par Négligence, Tiédeur, Légèreté, Oubli et déboucher dans le Lac d’Indifférence. Pour arriver de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Reconnaissance il faut passer par Complaisance, Soumission, Petits-Soins, Assiduité, Empressement, Tendresse, Obéissance, Confiante Amitié en laissant de côté Indiscrétion, Perfidie, Médisance, Méchanceté qui conduisent vers la Mer d’Inimitié. Les trois rivières se versent dans la Mer Dangereuse au-delà de laquelle se trouvent les Terres Inconnues. Chaque samedi, les habitués du cercle précieux consignaient les progrès d’Acante-Pelisson vers Tendre9. Voilà, en grand, l’objet de la transposition burlesque des deux auteurs analysés.
Prenons le livre de Cyrano d’abord. Dans la deuxième partie du roman, en compagnie de Campanella, Dyrcona rencontre un couple arrivé dans le Soleil à l’aide d’un « Condur ». La description du Royaume des Amoureux que fait la jeune femme rappelle des parties de la Cité du Soleil10. L’amour y a rang de vertu sociale qui accomplit la relation humaine par excellence. La femme de Cyrano intente un procès à son mari qui ne l’a pas embrassée sept fois la nuit qui suivit la visite habituelle des médecins obligés à établir, conformément à un statut d’amour, « le nombre des baisers auxquels un mari est obligé à sa Femme ». Par cette omission, le mari a commis un double assassinat sur un futur être humain, « pour ce que, l’empêchant d’être, il a fait qu’il n’est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu’il n’a point été, voilà son second ». Le droit jugement ne peut être obtenu qu’au pays des philosophes. Loin de proposer un pays utopique, Cyrano parodie plutôt l’ouvrage mentionné en nous proposant une re-lecture. Dans la Cité du Soleil, par la réglementation de l’amour, par sa transformation en pratique légale, les lois de la spontanéité du désir sont abolies. De même l’excès d’hyperboles, de métaphores outrées du langage précieux, expression de cette mode des Précieuses qui a connu sa gloire en France au cours des années 1650-166011, est mis en dérision. Comment ? Par ses conséquences sur le jugement d’une personne venant du Royaume de Vérité où l’on prend tout à la lettre. La présence du Royaume de Vérité en rapport avec le langage précieux met en évidence le ridicule de cette double exagération : d’une part celle de la Cité du Soleil qui ne permet pas le développement libre du sentiment, d’autre part cette attention trop poussée accordée aux sentiments :
Ce n’est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amants vivoit avec beaucoup plus de douceur et d’indulgence que la nostre ; car encor que chacun publiât que ma veuë blessoit dangereusement, que mes regards faisoient mourir, et qu’il sortoit de mes yeux de la flamme qui consommoit les coeurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes Hommes, estoit si grande, qu’ils me carressoient, me baisoient, et m’embrassoient, au lieu de se vanger du mal que je leur avois fait. J’entray mesme en colere contre moy pour les desordres dont j’estois cause ; et cela fit qu’émeuë de compassion, je leur découvris un jour la resolution que j’avois prise de m’enfuir. « Mais, hélas ! comment vous sauver, s’écrierent-ils tous, en se jettant à mon col, et me baisant les mains : Votre maison de toutes parts est assiégée d’ea ; et le danger paroist si grand, qu’indubitablement sans un miracle, vous et nous serions déjà noyez.12
La pauvre femme comprend que la contrée des Amants est sujette aux inondations, l’un des amoureux lui disant « que du regret de mon départ il venoit de répandre un occean de pleurs », tandis qu’un autre a provoqué un déluge. Le troisième, avec « la fournaise de sa poitrine avoit desseché ce deluge ». Et les détails de ce genre sont encore plus nombreux. Plus qu’embarrassée, cette fois suivant le conseil « d’un de mes Amans qu’on appeloit le Jaloux », la femme décide de s’arracher le coeur, et trouve même le courage de le faire lorsqu’elle est sauvée par l’Homme qui devient son mari.
La référence à la Cité du Soleil de Campanella est un renversement de l’utopie : si presque tout est programmé, même les sentiments, qu’est-ce qui reste encore de l’homme ? Le conflit une fois apparu, l’état de perfection disparaît. La femme vient demander justice au Royaume des Philosophes – créateurs d’utopies, situés maintenant dans le Soleil. Ceux-ci ne sont capables de régler ces problèmes que s’ils se conforment à des clichés. L’épisode présenté est aussi une occasion de jeter un regard ironique sur la préciosité. La femme, dont le pays d’origine s’appelle Vérité, ne comprend ce que l’on dit qu’à la lettre. Or, les déclarations des amants à la Carte de Tendre prises à la lettre peuvent provoquer d’amusants malentendus. Il s’agit, dans ce cas, d’un burlesque discontinu parce qu’il ne fait pas référence à un seul texte et constitue un mélange entre données concrètes et situations livresques.
Si nous avons en vue l’ensemble des problèmes mis en question dans cette analyse du roman cyranesque, nous constatons aussi que le côté scientifique n’est pas absent : il renvoie à une société qui a ses particularités, celles de la moitié du XVIIe siècle, aux compétences encyclopédiques des lecteurs par l’allusion aux découvertes « préscientifiques », au livre de Campanella ou à la préciosité. Modèle spatial à valeur spéculative, l’univers parallèle de L’Autre Monde ressemble à celui de la science-fiction. On marque ainsi la modification perpétuelle des connaissances de l’homme. Ce qu’aujourd’hui est pris pour une certitude, demain peut devenir incertitude ou erreur. Ce sont exactement ces éléments que Cyrano met en cause par l’association de deux tonalités aussi éloignées que le burlesque et le sérieux, oxymore esthétique rendu viable à condition de maintenir une complémentarité « d’un jeu, libre et nécessaire à la fois, des contraires », le spoudogeloion. Le sérieux, le spoudoion, rencontre le « ridicule », le geloion et nous sommes d’accord avec Jean Lafond qui dit que « La liberté d’expression d’une pensée condamnée ou susceptible de l’être, suppose le jeu sur un double code : exotérique pour la lecture affichée, ésotérique pour la lecture suggérée. Le burlesque, le “ comique outré ”, autorise à plaider le cas échéant, en faveur de l’innocence du texte. »13 En même temps, le mixte qu’est le spoudogeloion est chargé de sens. Il représente, comme nous l’avons déjà dit, une modalité de résoudre les contraires : comique, réflexion philosophique, expérimentation préscientifique vont de pair.
Tout y est mis sous le signe du relatif par le fait même que l’auteur imagine ce voyage dans d’autres mondes comme une démarche burlesque. Il marque ainsi le rôle de l’imagination dans une société : comme celle-ci est supposée refléter les structures sociales d’une situation historique, au moment où on l’immobilise – la tendance du classicisme pur – ses chances d’évolution baissent. Par son livre, Cyrano de Bergerac réussit à transgresser les normes et à relativiser un état de choses qui tend déjà vers l’immobilisme classique.
La rencontre entre le burlesque et la science-fiction peut exprimer l’idée d’unité des contraires comme dans la transposition burlesque mêlée à des données scientifiques du onzième chapitre, intitulé de façon suggestive « Fantaisie et réalisme » d’Autour de la Lune, seconde partie de l’entreprise sélénite de Jules Verne.
Il s’y agit d’une description ayant pour point de départ non pas de données biologiques, mais des données géographiques. Pour s’orienter sur la Lune, les trois voyageurs de l’espace, les Américains Barbicane et Nicholl, et le curieux Français Michel Ardan prennent deux cartes faites sur projection orthographique, la Mappa selenographica des MM. Beer et Moedler (1830)14 et celle de MM. Lecouturier et Chapuis (1860). Arrivés à la dénomination de ce que l’on appelle mers lunaires, son étrangeté invite à un amusant parallèle :
Pour Barbicane et Nicholl, la mer des nuées était une immense dépression de terrain, semée de quelques montagnes circulaires, et couvrant une grande portion de la partie occidentale de l’hémisphère sud ; elle occupait cent quatre-vingt-quatre mille huit cent lieues carrées et son centre se trouvait par 15o de latitude sud et 20 de longitude ouest. L’océan des Tempêtes, Oceanus Procellarum, la plus vaste plaine du disque lunaire, embrassait […].15
Les « prosaïques » Barbicane et Nicholl, les « scientifiques », l’un directeur de l’artillerie pendant la guerre, « fondeur de projectiles » ouvert aux expériences, l’autre « forgeur de plaques » prennent leur carte à la lettre ; ils tiennent compte de la situation dans l’espace, de la superficie. Par contre, Michel Ardan, « Parisien » et « Français » jusqu’à la dernière seconde, est celui qui marque le rôle de l’imaginaire. Son nom, Ardan, est l’anagramme de Nadar, peintre, écrivain, artiste, photographe et ami de Jules Verne qui a pris les premières photos aériennes et qui croyait dans le futur des appareils plus lourds que l’air, ce qui détermine Jules Verne à le choisir comme personnage16. Le « rêveur » compare donc cette mappemonde « à une carte de Tendre » dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac : « Seulement, […], ce n’est plus la carte du sentiment comme au XVIIe siècle, c’est la carte de la vie, très nettement tranchée en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine. Aux femmes, l’hémisphère de droite. Aux hommes, l’hémisphère de gauche. »17
Et à Michel Ardan d’être plus concret :
Dans cet hémisphère de gauche s’étend la « Mer de Nuées », où va si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît « la Mer de Pluies », si souvent alimentée par tous les tracas de l’existence. Auprès se creuse « la Mer des Tempêtes », où l’homme lutte sans cesse contre ses passions trop souvent victorieuses. Puis, épuisé par les déceptions, les trahisons les infidélités et tout le cortège des misères terrestres, se trouve-t-il au terme de sa carrière ? cette vaste « Mer des Humeurs » à peine adoucie par quelques gouttes des eaux du Golfe de la Rosée ! » Nuées, pluies, tempêtes, humeurs, la vie de l’homme contient-elle autre chose et ne se résume-t-elle en ces quatre mots ?18
Et ainsi de suite. L’hémisphère de droite
renferme des mers plus petites dont les noms significatifs comportent tous les incidents d’une existence féminine. C’est la « Mer de la Sécurité » au-dessus de laquelle se penche la jeune fille, et « le Lac des Songes », qui lui reflète un riant avenir ! C’est « la Mer du Nectar », avec ses flots de tendresse et ses brises d’amour ! C’est la « Mer de la Fécondité », c’est « la Mer des Crises », puis « la Mer des Vapeurs », dont les dimensions sont peut-être trop restreintes, et enfin cette vaste « Mer de la Tranquillité » où se sont absorbés toutes les fausses passions, tous les rêves inutiles, tous les désirs inassouvis, et dont les flots se déversent paisiblement dans « le Lac de la Mort ! »19
Il n’est pas difficile de remarquer cette dualité à multiples manifestations qui traverse tout le chapitre : sur la carte déployée, d’un côté l’hémisphère droit marque la féminité, la fantaisie pourtant tempérée qui gagne libre cours grâce à Michel Ardan (un Français), de l’autre côté l’hémisphère gauche qui marque la masculinité, la raison « incarnées » par Barbicane et Nicholl (Américains), les scientifiques. La raison peut elle aussi se « noyer », sous l’influence des « tracas de l’existence » et nous ne devons penser qu’à ces deux Américains qui ont été rivaux avant de commencer l’aventure spatiale et qui, même dans l’espace, règlent des comptes. L’homme est, par conséquent, mis dans la situation de lutter contre ses passions. Même la raison devient quelque chose de relatif. Unité des contraires qui confère au récit un équilibre capable de résumer les intentions de Jules Verne. La science ne peut pas exister sans la force de l’imagination. D’ailleurs, le livre tout entier semble s’amuser sur ce qu’il raconte. On sait dès le début que tout va bien finir et, malgré les détails scientifiques minutieusement étalés, on devine bien que, avant tout, il y est question d’un produit de l’imagination qui court « les mers ».
Dans les constats « scientifiques » des deux Américains les mêmes dénominations sont, en principe, évoquées les mêmes dénominations auxquelles s’ajoute parfois l’équivalent latin pour donner un air encore plus sérieux :
L’hémisphère « féminin », naturellement plus capricieux, se distinguait par des mers plus petites et plus nombreuses. C’étaient, vers le nord, la Mer du Froid, Mare Frigoris, par 55o de latitude nord et 0o de longitude, d’une superficie de soixante-seize mille lieues carrées, qui confinait au lac de la Mort et au lac des Songes ; la Mer de la Sérénité, Mare Serenitatis, par 25o de latitude nord et 20o de longitude ouest, comprenant une superficie de quatre-vingt-six mille lieues carrées ; […] Enfin, tout à fait au nord et tout à fait au sud, deux mers se distinguaient encore, la Mer de Humboldt, Mare Humboldtianum, d’une superficie de six mille cinq cents lieues carrées, et la Mer Australe, Mare Australe, sur une superficie de vingt-six milles).20
À tout cela s’ajoute la dénomination, tout aussi relative, donnée d’après le nom des personnes qui ont découvert les formes respectives de relief ou les espaces lunaires en question.
Dans le chapitre « Fantaisie tempérée » qui semble venir compléter celui dont nous parlons, Lucian Boia21 affirme que la technologie « réelle » ne doit rien à Jules Verne, tandis que la technologie imaginaire, la « rêverie » technologique lui doit beaucoup de réussites mémorables. À la différence de l’imaginaire des autres, son projet technologique restait avant tout individuel. Ses machines ne sont pas conçues pour changer la condition de l’humanité, mais plutôt pour s’isoler. Jules Verne est plus prudent que les autres auteurs. Cette modération contribue à l’étrange effet de réel qui se dégage de sa création, malgré les solutions parfois extravagantes. Ce n’est pas le réel qui préoccupe Jules Verne, mais l’apparence de la réalité, qui n’est parfois que l’habile travestissement de ce qui, en fait n’a pas trop de chances d’être vrai22. Il est près de l’interprétation postmoderne où la fiction a statut de réel. La technologie vernienne n’affecte pas la substance du monde et le profil de l’homme. La raison est celle qui conduit le jeu, qui tient les choses sous contrôle. Ses romans ont quelque chose en commun avec la mécanique de précision.
L’oeuvre de l’auteur nantais est le signe d’une pensée anti-utopique, dominante au XXe siècle. Il n’y a a pas trop de futur dans l’oeuvre de Jules Verne. Il adapte le passé au présent. Pour imaginer le futur, il faut prolonger, caricaturer des traits et des tendances de l’époque où nous vivons. Le présent est celui qui conduit toujours le jeu, à la seule différence que certains écrivains sont plus adroits que d’autres dans la création d’un « futur véritable ». Ce n’est pas le cas de Jules Verne. En l’absence d’une construction plus élaborée, ce qui saute aux yeux est strictement la satire du présent.
Le burlesque, qui a comme référent une création antérieure, un avant-texte – dans notre cas la Cité du Soleil ou la Clélie et même, pour Verne, le roman de Cyrano – le met à jour sous une forme intelligente pour attirer, en quelque sorte, l’attention de l’homme qui, par méconnaissance adéquate du présent, n’est pas capable de se projeter dans l’avenir. Le statut de Cyrano est ambigu. Chez lui, c’est le burlesque qui domine, mais, à partir de ce burlesque, le seul à lui permettre, dans son temps, de donner libre cours à une imagination, il construit un possible à venir en avertissant les autres à ne pas faire ce qui se fait en son temps.
D’autre part, l’oeuvre de science-fiction est écrite pour un public contemporain à l’auteur ayant une capacité de comprendre les valeurs du passé et du présent.
Par la science-fiction aussi bien que par le burlesque tous les stéréotypes sont relativisés – de la psychologie humaine aux découvertes scientifiques ou à tout genre de violence.
Mundus est fabula, la formule qui figure sur le livre que tient Descartes dans un portrait de J.-B. Weenix, peut être appliquée aussi bien à notre démarche ; le burlesque, de même que la science-fiction recréent des mondes par la parole. Le monde est une fable, il est ce que la parole de l’homme le fait être, ce que la parole du romancier le fait être. Quelle liaison de plus établir entre burlesque et science-fiction sinon celle que les deux peuvent être présents dans le roman, genre littéraire par lequel l’existence humaine se comprend aventureusement, c’est-à-dire à partir de son avenir ?
Notes
1. Cf. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Éditions du Seuil, 1982, p. 78.
2. Dominique Bertrand, “Poétiques du burlesque”, in Poétiques du burlesque – Actes du Colloque international du Centre de Recherches sur les Littératures modernes et contemporaines de l’Université Blaise Pascal, 1996, p. 15-18.
3. Jean Rohou, “Le burlesque et les avatars de l’écriture discordante (1635-1655)”, in Burlesque et formes parodiques dans la littérature et les arts, Actes du Colloque de l’Université du Maine Le Mans (du 4 au 7 décembre 1986), réunis par Isabelle Landy-Houillon et Maurice Menard, Biblio 17-33, Papers of French Seventeenth Century Literature, Seattle – Tubingen, 1987, p. 349-350.
4. Florin Manolescu, Literatura S.F., Bucuresti, Editura Univers, 1980, p. 40 et sq., aussi bien que Henri Baudin, La science-fiction. Un univers en expansion, Collection “Bordas Connaissance“, Série Information, Bordas, Paris-Montréal, 1971, p. 20 et sq.
5. Denis Guiot, La science-fiction, Collection “Le monde de…”, MA Éditions, Paris, 1987, p. 210.
6. Le chapitre auquel nous faisons référénce se trouve entre les pages 107-130 du livre paru en roumain, Douazeci de mii de pagini în cautarea lui Jules Verne, Bucuresti, Editura 100+1 Gramar, 2000. L’article de Charles-Noël Martin a été publié en mars 1969 dans la revue Science et vie. Il reconnaîtra par la suite que la valeur d’une oeuvre littéraire ne peut pas être appréciée en fonction de ce type d’erreurs.
7. Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou Les Estats et Empires de la Lune in Oeuvres complètes, texte établi et présenté par Jacques Prévot Paris, Belin, 1977, p. 360. Tout l’incipit est d’ailleurs important en ce sens.
8. Jules Verne, De la Terre à la Lune, in De la terre à la Lune. Autour de la Lune, avec des illustrations de Michel Bentegeat, Paris, Gründ, 1975, p. 28-29. Les appréciations sur la Lune s’étendent sur plusieurs pages et apparaissent du chapitre II au chapitre V, au chapitre XIX encore lorsque l’on parle des mondes habités ou habitables, dans le deuxième roman de la Lune aussi, lorsque l’astre est comparé à d’autres astres (chapitre V).
9. Cf. Le Grand Larousse Universel, La “Carte de Tendre”, gravure anonyme de 1654, Bibl. Nat., Paris, Ph. L. Joubert.
10. Le Génois parle à l’Hospitalier des relations entre les sexes. L’amour est “géré” par un magistrat, “très habile médecin dépendant immédiatement du triumvir Amour“. Toute insoumission aux règles imposées par les autorités dans le domaine est punie. Voir, pour des détails, les pages 247-252 de Tommaso Campanella, La Cité du Soleil ou Idée d’une république philosophique. Civitas solis (traduit du latin par Jules Rosse) in Voyages aux pays de nulle part, anthologie présentée et établie par Francis Lacassin, Paris, Éditions Robert Laffont, 1990, p. 205-276.
11. Comme le Chevalier de Sévigné le signale dans une lettre d’avril 1654, les Précieuses « ont un jargon et des mines, avec un démanchement merveilleux: l’on a fait une carte pour voyager en leur pays ». Cité par Antoine Adam dans l’article Baroque et Préciosité in Revue des Sciences humaines, 1949, fascicule 55-56, p. 208.
12. Cyrano de Bergerac, Les Estats et Empires du Soleil, in Oeuvres complètes, texte établi et présenté par Jacques Prévot Paris, Belin, 1977 p. 504-505.
13. Jean Lafond, Burlesque et Spoudogeloion dans les États et Empires de la Lune, in Burlesque et formes parodiques dans la littérature et les arts, éd. citée, p. 92.
14. Cette première carte est déjà mentionnée dans De la Terre à la Lune, chapitre XXV, (p. 234-235 dans l’édition utilisée) au moment où les trois explorateurs de l’espace font les préparatifs de départ.
15. Jules Verne, Autour de la Lune, in De la terre à la Lune. Autour de la Lune, avec des illustrations de Michel Bentegeat, Paris, Gründ, 1975, p. 385-386.
16. Cf. Lucian Boia, Jules Verne, Bucuresti, Humanitas, p. 47-48.
17. Ibid., p. 384.
18. Ibid.
19. Ibid., p. 385.
20. Ibid., p. 386.
21. Op. cit., p. 62-79.
22. Ibid., p. 59.