Gabriela Iliuţă
Université “Spiru Haret”, Bucarest, Roumanie
gabi.iliuta@gmail.com
4, 3, 2… start au cinéma roumain sur la scène du monde.
Mircea Daneliuc, Cristian Mungiu, Cristian Nemescu /
4, 3, 2 … The Romanian Cinema steps on International Scene.
Mircea Daneliuc, Cristian Mungiu, Cristian Nemescu
Abstract: The actual Romanian cinema is searching for answers. These answers build the means to free the Romanians from questions haunting their conscience since decades. The emergence of the contemporain Romanian film is due to the way this conscience is unstripped. Prisoners of their history, the characters of the Romanian films don’t know yet how to escape their past, thence the violence of language and cruelty of the scenes. Three of the films: The senator of the snails, California dreamin´ and 4 months, 3 weeks, 2 days, make a good example.
Keywords: Romania; Romanian Cinema; Communism; Politics; Violence; Morality.
Salué dans le monde entier, à travers une présence constante dans les plus prestigieux festivals internationaux où il remporte les plus hauts prix, le cinéma roumain des dernières années fait preuve d’une belle vitalité. Seize films roumains ont été présentés à Cannes entre 1992 et 2009, ce qui situe la Roumanie à la troisième place des pays de l’Est, après la Russie et la Hongrie[1]. Aussi, la célèbre revue américaine Variety recommandait-elle dans son édition[2] du 16 novembre 2009 les films de nouveaux cinéastes roumains : Policier. Adjectif et 12h08 à l’est de Bucarest (Caméra d’Or, Cannes, 2006) de Corneliu Porumboiu, Pêche sportive d’Adrian Sitaru, Catalin Varga de Peter Strickland, L’autre Irène d’Andrei Grusnckzi, Les noces silencieuses d’Horatiu Malaele.
Le succès du cinéma roumain de ces dernières années ressemble à la belle expérience du néoréalisme italien et j’y ajouterai les propos de Mirel Bran « Le conte de fées du cinéma roumain se poursuit »[3].
À l’ère de la globalisation le spectateur consommateur recherche des sensations fortes. Il a un rapport esthétique avec le monde et ce qui peut encore le réveiller du sommeil de l’insouciance, c’est la douleur des autres et plus précisément la manière dans laquelle on l’exprime. La création artistique est un puissant vecteur de l’identité européenne. Ce monde méconnu des pays communistes propose des problèmes que le public occidental avait ignorés ou oubliés.
Mircea Daneliuc est prosateur, dramaturge et cinéaste roumain. Grande personnalité du cinéma roumain, Mircea Daneliuc est l’auteur des films-modèle pour la nouvelle génération des cinéastes roumains : Glissando (1982), considéré un « chef d’œuvre d’ambiguïté »[4], Iacob (1987), Le lit conjugal (1993), Le système nerveux (2005). Présence tonique, incitante et incommode, Mircea Daneliuc est l’initiateur d’une école de cinématographie qui a commencé à faire carrière sur la scène du monde.
La mémoire n’épargne aucune souffrance et le cinéma roumain joue les cartes sur table le jeu de la liberté à peine gagnée. Motif de conflits intérieurs et extérieurs, des demandes qui ne trouvent pas facilement les réponses, l’arrivée des autorités ou des étrangers a toujours semé le trouble dans les communautés roumaines. Le film Les escargots du sénateur de Mircea Daneliuc (1995) a pour thème l’arrivée d’un sénateur dans un village roumain à l’occasion de l’inauguration d’une éolienne. Rappelons tout d’abord qu’au début des années 90 la société roumaine était en dérive. C’était quoi cette démocratie dont les télévisions étrangères parlaient ? Il fallait l’apprendre et la leçon était difficile. Les gens cherchaient le mal qui les avaient inondés tant d’années chez leurs concitoyens, mais le mal se cachait profondément en eux. Des conflits naquirent entre Roumains et diverses ethnies et il ne s’agit pas de nationalisme exacerbé. Le sénateur s’installe dans une des villas de Ceausescu, accompagné par trois journalistes français qui voulaient acheter de la terre dans la région. Pour dîner, il désire manger des escargots. Comme au temps de Ceausescu, tous les habitants du village sont convoqués pour en trouver. Un drame s’ensuit, une jeune femme est violée par un tsigane et la communauté jusque là tranquille, commence à s’agiter. Le sénateur, ivre et malade, a une crise de mysticisme et promet aux gens, à lui et à Dieu la solution à tous les problèmes. Le lendemain il part et le village reste en état de siège. Les habitants poursuivent sa voiture, en attendant le salut qui tarde à venir.
Il ne s’agit pas d’un film d’action, mais d’un film d’atmosphère. Au niveau local, c’est toute une Roumanie qui se reconstitue et qui crie ses craintes et ses angoisses. Rien n’échappe à l’approche satyrique de Daneliuc : la démagogie réformiste, la “grande privatisation” la “dolce vita” des élus, le ridicule du langage en bois et du français parlé à la roumaine. Le grotesque et l’absurde définissent la réalité tantôt bohème tantôt atroce. C’est le cas du village mobilisé à trouver des escargots spécialement pour les hôtes qui bâtissent à l’étranger l’image de la Roumanie. Les escargots deviennent la métaphore de la population humble et obéissante, dépourvue de volonté, de dignité et de réaction facilement maniable. Un réputé critique de film roumain, Alex. Leo Serban, écrivait « Le Sénateur des escargots a la force du dérisoire et de l’excès significatif, qui deviennent lettre d’évangile convulsive »[5]. Le film a été nominalisé à Palme d’or en 1995.
« Les jeunes Roumains sont un exemple pour le cinéma européen. Il est rare qu’un pays montre un tel foisonnement », déclarait Véronique Cayla, présidente du Centre national du cinéma français[6]. L’année 2007 représente en effet une année extrêmement prolifique pour le cinéma roumain. Deux jeunes, deux films, deux prix : Le film 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu a reçu la Palme d’or et le film California dreamin’, film inachevé de Cristian Nemescu qui a reçu un certain Regard au Festival de Cannes.
Cristian Mungiu, le chef de file de la nouvelle génération de cinéastes roumains, a propulsé le cinéma roumain dans une autre dimension, celle de la reconnaissance internationale. Occident (2002), 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007), Souvenirs de l’Époque d’or (2009) sont quelques films mis en scène par Cristian Mungiu. Dans ces films, il raconte ses histoires le plus honnêtement possible afin qu’elles parviennent aux spectateurs comme il le désirait, et que ces derniers ressentent au plus près l’émotion qu’il a lui-même ressentie.
Le film 4 mois, 3 semaines, 2 jours représente le tic-tac de l’histoire : 1987, année orwellienne, Roumanie, quelques années avant la chute du communisme. Otilia et Gabita partagent une chambre dans la cité universitaire d’une petite ville. Gabita est enceinte et l’avortement est un crime. Les deux jeunes femmes font donc appel à un certain Monsieur Bébé – ironie du sort – pour résoudre le problème. Monsieur Bébé n’est pas médecin, il est mécanicien. Personne n’est ce qui doit être, la peur et la terreur vont ensemble dans les rues de cette Roumanie agonisante.
Otilia et Gabita sont deux filles qui circulent dans la vie sans billets. Elles partagent le même sort, celui des milliers de femmes roumaines qui ont risqué la mort pendant l’avortement dans les années d’oppression communiste en Roumanie. Étudiantes à l’École Polytechnique, elles essaient de se frayer un chemin dans la vie, mais soudainement le « malheur » frappe à la porte : Gabita tombe enceinte et doit préparer sa valise pour la vie ou pour la mort. En effet, la scène de l’avortement est suspendue entre la vie et la mort, les filles doivent signer le pacte avec le Diable afin d’obtenir les services de Monsieur Bébé. Elles seront violées tour à tour, sous couvert de morale, par le prétendu « médecin ». Gabita quitte son amie au lit et erre dans la ville pour accomplir de diverses tâches : rendre visite à son fiancé, retour à l’hôtel pour vérifier l’état de son amie, fougue dans les rues sales pour jeter l’avorton. Cette histoire monstrueuse ne leur permet pas de se poser la question du péché. Tout est péché et Otilia pourrait être demain la suivante pécheresse. C’est pour cela que l’action du film se concentre sur elle et ses actes d’amitié : elle pourrait être la prochaine victime.
Le film 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu, a été inclus dans le top de meilleurs 50 films des années 2000, par la publication américaine A.V. Club. Conformément au journal anglais The Times de novembre 2009, ce film occupe la quatorzième position dans les meilleurs 100 films de la dernière décennie.
« D’un plan à l’autre, une allégorie prend forme : celle d’un système de terreur qui asservit les gens à l’extérieur et qu’on expulse dans l’intimité d’un cabinet de toilettes. Le communisme soviétique comme chapitre avorté de l’Histoire »[7].
Un autre cinéaste génial de la nouvelle vague roumaine est Cristian Nemescu, tué par un chauffeur ivre dans un accident de la route en 2006. Ses films Histoire à l’escalier C (2003), Marilena de P7 (2006), California dreamin’ (inachevé) (2007) ont reçu des prix.
La violence atteint son comble dans le film California Dreamin’. On retourne aux années 90 et à leurs problèmes. L’action du film, inspiré de la réalité, se passe en 1999 lorsqu’un un convoi exceptionnel de l’OTAN, transportant des équipements militaires vers la Yougoslavie, traverse la Roumanie sans avoir des papiers officiels.
Un petit chef de gare, Doiaru (Razvan Vasilescu), personnage rusé et malhonnête, décide de faire arrêter le train, qu’il ne laissera pas repartir sans les papiers nécessaires. C’est ainsi que le train et les soldats Américains et Roumains qui le gardent se trouvent bloqués pendant plusieurs jours dans un village.
Voulant tirer profit du passage des Américains pour la gloire de son village, le maire demande que l’on organise une fête. La fête et ses préparatifs sont l’occasion de montrer, avec un réalisme qui tourne à la caricature, de nombreux aspects de la société roumaine postcommuniste et en particulier la fascination pour l’Amérique. L’arrivée des Américains polarise les désirs des habitants : les filles du village veulent partir avec les soldats, le maire voit dans les Américains des investisseurs, les ouvriers d’une fabrique en faillite cherchent un potentiel patron, Doiaru, qui avait attendu pendant toute sa vie les Américains, les voit finalement chez lui et ne veut plus les laisser partir.
Le thème des étrangers qui sèment le trouble revient d’autant plus qu’il s’agit des Américains. Pour les Roumains, les Américains ont toujours été les “sauveurs universels”, ceux qui devraient les sauver des Russes, des Allemands, de Ceausescu, et pourquoi pas, de nous-mêmes. Les voilà enfin chez nous, n’importe pas s’ils ne sont pas les sauveurs, mais prêts à partir à toute heure. C’est d’ailleurs ce qu’ils vont faire, en laissant tout le village en émeute. Le capitaine Jones (Armand Assante), pragmatique, incite le village à la révolte contre Doiaru, en promettant son appui et ensuite il part sans remords. On assiste au discours américain pris en dérision tout comme la célèbre hospitalité roumaine. Comment ne pas aimer ces Roumains qui ont gardé leur innocence, le plus souvent en grande quantité ? Ils sont capables de tout faire pour impressionner les Américains : ils leur offrent les filles, la tour Eiffel et la ferme Dallas en miniature. On croise un Elvis Presley de pacotille, un Dracula de carton-pâte, des jeunes filles prêtes à vendre leur âme pour parler anglais, de jeunes Marines qui embrassent tout ce qui tombe sous la main et un Capitaine qui fait de plus en plus la gueule devant l’entêtement du hiératique Doiaru. Les situations burlesques s’enquillent jusqu’à la pétarade finale, au départ des Américains, qui ont transformé ce village relativement paisible en guerre des tranchées. Doiaru meurt juste le jour de l’accomplissement de son rêve : l’arrivée des Américains. Le verbe « dreaming » de l’anglais peut dans ce cas être traduit par le verbe « rêvasser » : les habitants de Capalnita se laissent aller dans un monde qui leur est refusé.
Malheureusement, le film est resté inachevé à cause de la mort subite du producteur à l’âge de 28 ans. Dans ce film, on voit la jeunesse et la personnalité de l’auteur. Andrei Gorzo remarque « un sens du cinéma comme magie »[8] qui manque aujourd’hui même à Hollywood.
En guise de conclusion
Le cinéma roumain et les films en question de Mircea Daneliuc, Cristian Mungiu, Cristian Nemescu illustrent sans doute les convulsions d’une société marquée par un passé opprimant, cherchant encore avec difficulté les voies de la normalité. L’Histoire ne lui a pas ménagé les larmes et le sang. Les demandes se posent toujours et les réponses traînent dans un futur incertain.
Dans 4 mois, 3 semaines et 2 jours, la dernière scène est révélatrice pour la fin du communisme, pour un passé continué encore dans le présent. Les deux filles, Gabita et Otilia, affamées, demandent le menu. Le garçon leur répond qu’il n’y a plus rien, sinon des restes des noces. À la table, Gabita demande : « L’as-tu enterré ? » et Otilia lui répond « Je préfère qu’on n’en parle plus jamais ».
Dans un article de Dilema Veche de septembre 2007[9], Mirel Banica raconte avoir senti parler, en passant, deux retraités Suisses, dont l’homme est Roumain et la femme Suisse, à la sortie du cinéma, après avoir vu 4 mois, 3 semaines et 2 jours. La femme lui aurait dit « Vous, les Roumains, vous réussissez que dans le malheur ». La légende du Maître Manole et la ballade de Mioritza en sont deux bons exemples. Appartenant à la littérature orale et circulant dans les Balkans sous diverses appellations, ces deux mythes populaires rendent le mieux compte de l’esprit créateur balkanique qui “réussit que dans le malheur”. Leur étude est importante puisque « [l]’analyse des clichés et des stéréotypes se veut une réponse possible pour comprendre les interactions entre les cultures et les jeux des miroirs des représentations qui façonnent encore nos regards […] »[10], souligne Efstratia Oktapoda, quels qu’ils soient ces clichés, exotiques ou non. En tant qu’image, les films ont cette fonction de jeux de miroirs des sociétés représentées et des milieux mis en question.
Le débat est grand, surtout dans les pays du block de l’Est, régis par des codes différents. Avec la fin d’une époque des régimes totalitaires, est-ce que pour autant nous avons enterré à nos jours le communisme et ses démons ? Vaut mieux ne pas en parler ? Les metteurs en scène roumains donnent la réponse. Non, il ne faut pas enterrer le mal, mais bien au contraire, aller jusqu’au fond et chercher les racines.
Notes
[1] Bruno Bouvet, Arnaud Schwartz, « La nouvelle vague du cinéma roumain », in La Croix, N° 26, 3 juin 2009. Site : http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2375401&rubId=5548
[2] Variety, 16 novembre 2009.
Site:http://www.variety.com/article/VR1118011425.html?categoryid=13&cs=1&nid=2562&utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter&utm_campaign=Feed%3A+variety%2Fheadlines+%28Variety+-+Latest+News%29
[3] Mirel Bran, « Les bons accords des CNC roumain et français », in Le Monde, 4 novembre 2009, p. 25.
[4] Vittorio Spiga, Venezia, Nazione, 28.08.1985. Site:
http://www.mirceadaneliuc.ro/html/glisando4.html
[5] Alex. Leo Serban, “Mama RomâNica – Sistemul nervos”, Ziarul de duminică, avril 2005. Site: http://agenda.liternet.ro/articol/1633/Alex-Leo-Serban/Mama-RomaNica-Sistemul-nervos.html
[6] Voir Mirel Bran, « Les bons accords des CNC roumain et français », in Le Monde, 4 novembre 2009, p. 25.
[7] Jacques Mandelbaum, « 4 mois, 3 semaines et 2 jours : allégorie de la terreur communiste roumaine », in Le Monde, 18.05.2007.
Site :http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2007/05/18/4-mois-3-semaines-et-2-jours-allegorie-de-la-terreur-communiste-roumaine_911943_766360.html
[8] Andrei Gorzo, “Pentru noi toţi – California dreamin’ nesfârşit”, in Dilema Veche, juin 2007. Site: http://agenda.liternet.ro/articol/4846/Andrei-Gorzo/Pentru-noi-toti-California-Dreamin-nesfirsit.html