Martine Yvernault
Université de Limoges, France
Espaces réels, espaces imaginaires dans le Troilus and Criseyde de Chaucer1
Real and Imaginary Spaces in Chaucer’s Troilus and Criseyde
Abstract: Though an exploration of optical games and of mental and dream images, the present study aims at illustrating the tension between real space (the city of Troy, fortresses, residences, domestic dwellings) and the space of imagination and poetical creation. The relationship between real space and imaginary space was a conventional theme during the Middle Ages; however, in Chaucer’s Troilus and Criseyde this relationship reveals a different conception of the poet’s role at the end of the fourteenth century. Figurative space reflects, therefore, aesthetic as well as social, political and economic changes.
Keywords: Medieval literature, Chaucer, real and imaginary spaces
For everi wight that hath an hous to founde
Ne renneth naught the werk for to bygynne
With rakel hond but he wol bide a stounde,
And sende his hertes line out fro withinne
I, 1065-1068
A la fin du Livre I de son Troilus and Criseyde, Chaucer explique comment Pandare entend procéder afin de construire les stratagèmes susceptibles de tisser le lien amoureux entre le guerrier troyen et la belle Criseyde. Le poète compare l’entreprise de Pandare avec le travail de l’architecte ou du maçon qui se servent d’un cordeau à la fois imaginaire et réel afin de s’appuyer sur un tracé précis. L’image du cordeau ne sert cependant pas que pour Pandare. Tout le texte de Chaucer est une construction articulée en cinq livres (appelée par le poète litel bok – à la fin,V, 1786), faisant de très nombreuses références à l’espace et à l’architecture.
On trouvera bien évidemment une première forme de construction dans le recours conventionnel aux auteurs classiques ou aux poètes plus récents.
Très jeune Chaucer vécut dans les milieux princiers, près de la comtesse d’Ulster, de son époux Lionel, l’un des enfants du roi Edouard III ; il fut au service d’ Edouard III et de Richard II. Parce que le monde du XIVe siècle dans lequel il vivait touchait de près la diplomatie, le commerce, l’administration, parce qu’il côtoyait aussi bien les marchands que la cour et ses cercles littéraires, parce que le français conservait une place éminente, particulièrement pour la poésie, à la cour d’Edouard III et de Richard II, Chaucer reçut de multiples influences dont des influences littéraires comme celles de Guillaume de Lorris, de Jean de Meun, de Guillaume de Machaut. Il puisa dans les textes des Italiens ainsi que dans l’Antiquité classique.
Le texte médiéval n’est pas en suspens, en l’air, hors monde2. Ainsi que Paul Zumthor et bien d’autres l’ont abondamment montré, le texte s’ancre dans les formes et les problématiques littéraires qui le précèdent.
Tout en y apportant des modifications, parfois significatives, le texte de Chaucer s’inspire du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, dédié à Aliénor d’Aquitaine, petite-fille du premier troubadour, Guillaume de Poitiers. Ce roman est une des premières oeuvres courtoises du XIIème siècle. Chaucer s’inspire aussi du Filostrato de Boccace composé vers 13353.
Des auteurs classiques (auctores), Chaucer retient le thème historique de la guerre de Troie rapportée par Homère, Darès, Dictys. La guerre de Troie apparaît en fait au second plan derrière l’histoire d’amour de Troilus et Criseyde et, derrière ces deux plans, s’étire la toile de fond de la mythologie classique. Par exemple, Chaucer cite Procné et Philomène transformées en hirondelle et en rossignol, ou bien encore Niobé, victime de la colère d’Apollon et d’Artémis qui tuèrent ses enfants que Niobé trouvait si beaux. On dit qu’elle fut métamorphosée en un rocher qui pleurait des larmes de pierre.
En apparence donc le texte de Chaucer annonce, de manière conventionnelle, le récit de l’histoire de Troilus, frère d’Hector, et fils du roi Priam. L’auditeur, ou le lecteur, s’attend à entendre ou à lire la vie et les faits des glorieux héros antiques. Dès le vers 57 Chaucer évoque l’enlèvement d’Hélène, le départ des forces grecques pour Troie et l’assaut de la cité. Bien vite cependant, la toile de fond historique s’estompe et le récit s’arrête sur un sujet précis :
Now herkneth with a good entencioun,
For now wil I gon streght to my matere,
In which ye may the double sorwes here
Of Troilus in lovynge of Criseyde,
And how that she forsook hym er she deyde.
I, 52-56
Le narrateur cible, à l’intérieur de la cité, un homme, le devin Calchas qui, apprenant des dieux le sort funeste réservé à Troie, passe à l’ennemi en abandonnant sa fille Criseyde, une jeune veuve. Hector lui garantit la tranquillité et assure qu’elle ne sera pas victime de la vengeance troyenne. La maison de Criseyde devient ainsi le point d’ancrage de l’identité troyenne préservée. Rétrécissant l’espace historique, la trame narrative se concentre sur la maison – architecture à taille humaine – et utilise ses entrées, ses accès comme des portes figurées permettant d’atteindre le récit de l’histoire liant Troilus, Criseyde et Pandare rapportée sur le mode du secret et de l’occultation.
La matière historique n’occupe qu’un espace réduit – du vers 57 au vers 147 du Livre I – Chaucer renvoyant, d’une manière expéditive, aux autorités et aux grands auteurs classiques :
…For it were a long digression
Fro my matere, and yow to long to dwelle.
But the Troian gestes, as they felle,
In Omer, or in Dares, or in Dite,
Whoso that kan may rede hem as they write.
I, 143-147
Le récit procède ainsi à un détournement du contexte historique et des figures héroïques – particulièrement Troilus – afin de s’arrêter sur les émotions d’êtres de chair. Cette étude se propose donc de réfléchir sur la place de l’humain, sur la relation entre le réel et l’imaginaire dans le Troilus and Criseyde en explorant successivement les jeux optiques et le secret, puis le parcours, et enfin la métaphorisation de l’espace.
Jeux optiques et secret
L’étude insiste sur les jeux optiques parce que le rapport à l’espace est indissociable de la perception et du déplacement visuels. Plus particulièrement, l’ensemble du texte joue avec ce qui est caché (tout en étant central), et la marginalité, la périphérie. Par périphérie il ne faut pas entendre distance négative, mais plutôt une constante alternance de positions d’exclusion et d’inclusion rendant parfaitement compte du rôle d’entremetteur confié à Pandare par le narrateur qui se place aussi parfois dans des plans d’exclusion, parfois dans des plans d’inclusion. L’inclusion concerne également l’auditeur ou le lecteur, parties prenantes de l’histoire contée. L’inclusion concerne évidemment Troilus, celui qui se moquait des amoureux et qui se trouve un jour confronté à un choix difficile. Doit-il rester en marge de l’aventure amoureuse ou l’accepter ? Ce choix est exprimé en termes empruntés au registre de l’optique ; ces termes expriment soit l’ouverture de l’œil, l’acceptation, soit la fermeture et l’effacement :
Unnethes wiste he how to loke or wynke
I, 301
Le texte de Chaucer insiste sur la valeur optique qui prévaut dans la définition de l’espace. Toutes les descriptions de demeures, de rues, de chambres, de fragments d’architecture tels que portes et fenêtres font sens mais le cœur de l’histoire est bien l’espace de l’affect régi par la communication non verbale qui passe par le langage du corps et particulièrement des yeux :
Lo, he that leet hymselven so konnynge,
And scorned hem that Loves peynes dryen,
Was ful unwar that Love hade his dwellynge
Withinne the subtile stremes of hire yen…
I, 302-305
Ce jeu d’acceptation ou de refus exprimé en termes optiques s’inscrit dans les codes de l’amour courtois et semble impossible si le secret et l’occultation n’en font pas partie. Mais ceci est également vrai de toute histoire amoureuse comme le rappelle Roland Barthes :
Cependant, cacher totalement une passion (ou même simplement son excès) est inconcevable : non parce que le sujet humain est trop faible, mais parce que la passion est, d’essence, faite pour être vue : il faut que cacher se voie: sachez que je suis en train de vous cacher quelque chose, tel est le paradoxe actif que je dois résoudre : il faut en même temps que ça se sache et que ça ne se sache pas : que l’on sache que je ne veux pas le montrer4.
Le jeu fait partie de cette dialectique d’exposition et de dissimulation ainsi que le suggèrent les termes utilisés au vers 301 du Livre I to loke or wynke ; ce jeu se fonde sur l’exclusion escomptée des autres, des possibles voyeurs et sur l’inclusion de l’être aimé par le langage des yeux ainsi que sur la connivence définie comme suit par Roland BARTHES :
(Connivence : connivere : veut dire en même temps que je cligne de l’œil, je fais un clin d’œil, je ferme les yeux)5.
Périphérie et centralité optiques, secret et expression, retrait de l’espace et exposition dans l’espace font donc partie de l’expérience amoureuse6.
Afin de souligner le retrait ou, au contraire l’exposition, Chaucer a recours à d’autres procédés tels que celui de l’ekphrasis. L’ekphrasis transforme le triomphe de Troilus de retour du champ de bataille en un tableau flatteur et utile puisqu’il permet de rendre visible (le succès de la bataille contre les Grecs) ce qui a été invisible (parce que lointain). Grâce à l’ekphrasis Chaucer procède à un détournement du rituel du triomphe – panorama d’une armée – afin de mieux capter l’image d’un seul guerrier et d’isoler son portrait à l’intérieur du panorama. La description n’est pas simple vision mais portrait d’un objet tel qu’il est vu à la fois par le narrateur et les spectateurs, particulièrement Criseyde. Portrait cadré contemplé par Criseyde depuis un autre cadre – celui de sa demeure, et inscrit dans le cadre plus englobant de la rue. L’image rendue est ainsi à la fois individuelle et collective, urbaine :
But as she sat allone and thoughte thus,
ascry aros at scarmuch al withoute,
And men criden in the strete, “Se, Troilus
Hath right now put to flighte the Grekes route!”
With that gan al hire meyne for to shoute,
“A, go we se! Cast up the yates wyde!
For thorwgh this strete he moot to paleys ride…”
II, 610-616
This Troilus sat on his baye steede
Al armed, save his hed, ful richely;
And wownded was his hors, and gan to blede,
On which he rood a pas ful softely.
II, 624-627
[…]
His helm tohewen was in twenty places,
That by a tyssew heng his bak byhynde;
His sheeld todasshed was with swerdesand maces…
II, 639-640
L’image dépeinte est celle d’un guerrier vainqueur mais surtout blessé. Percés en maints endroits, son armure et son bouclier suggèrent le courage rendu ainsi visible et, en même temps, ils expriment la faille, figurent la fissure par lesquelles les yeux voyeurs des spectateurs peuvent se glisser. L’image du guerrier blessé de toutes parts est ambiguë car les flèches sont autant celles de la guerre que celles de Cupidon. L’ekphrasis lie le regardé et le regardant, c’est-à-dire non seulement Criseyde, les Troyens, mais aussi nous en tant que lecteurs. L’ekphrasis permet l’exposition et la démultiplication des regards.
L’oscillation entre l’exposition et la fuite dans le secret traduit la division du personnage de Troilus en deux fragments identitaires, l’homme et le héros. Le héros se définit, par exemple, comme l’être d’excellence qui est regardé, contemplé. Mais, au XIVe siècle, le concept de héros renvoie à diverses formes de supériorité.
Dans son étude “The Medieval Self As Anti-Hero”7, Gloria Cigman souligne cette réalité au plan du lexique et au plan du sens :
The MED does not include “hero” as a headword at all. The earliest citation in the OED (1387) is from Trevisa’s translation of Higden’s Latin Polychronicon [Rolls Series, 41, vol.II (London, 1869), 401]. Trevisa felt the need to comment on what was clearly an unusual word at that time. He explains that there is a natural etymology (“kyndeliche menynge”) in the name Hercules which is “the surname of noble men and stalworthe, that passed other men hugely in blodenesse and in strength” and which combines the word heros meaning “a man”, and cleos, meaning “blisse” (ibid., 363); the two together, he adds, give the sense “a blisful man and glorius”.
Le terme héros contient par conséquent au moins deux sens: l’excellence et l’humanité. Ces deux aspects sont exactement rendus par les plans optiques choisis pour décrire Troilus tantôt contemplé à distance (en tant que héros et chef de guerre), tantôt observé de près (en tant qu’homme dont les blessures et les failles sont visibles)8.
Le parti pris de focalisation sur l’humanité confère au texte la valeur d’une autopsie9, c’est-à-dire une approche détaillée de ce qui peut être caché à l’œil. L’ajustement des regards et des interrogations, l’oscillation entre la distance et la focalisation, l’ignorance et la curiosité, la cécité et la clairvoyance sont les enjeux contenus dans l’histoire de Troilus et Criseyde, et plus généralement dans l’amour courtois :
What wol now every lovere seyn of the,
If this be wist…
I, 512-513
L’histoire repose ainsi sur ce qui est vu et sur ce qui peut être dit, ces deux aspects – le vu et le dit – pouvant être exprimés autrement que par le langage des mots. Le texte possède d’autres ressources, d’autres espaces d’expression que les mots. Le personnage de Pandare, son rôle d’entremetteur, montre qu’un texte peut avoir plusieurs voix, être équivoque, et que le sens peut se trouver non seulement dans la centralité, dans l’explicite, mais aussi dans les zones périphériques, dans les zones d’ombre d’un point de vue figuré comme d’un point de vue littéral. Pandare, ami de Troilus, oncle de Criseyde, familier du cercle royal, va et vient entre les lieux officiels et les lieux cachés à la connaissance de la cour (chambres, cabinets).
Pandare se définit donc comme un élément actif de la trame narrative et, d’un certain point de vue, ce personnage met en évidence certaines données théoriques du texte médiéval, texte en images, discours par les yeux et pour les yeux autant que pour l’oreille.
Le texte médiéval fonctionne par le recours à l’image qu’elle soit iconographie ou description en mots. L’image est centrale, explicite, mais le sens, les possibilités de discours polysémique, ironique, peuvent se situer dans les marges physiques ou signifiées du texte. Dans un article intitulé “ Les bords des Contes de Cantorbéry et des manuscrits enluminés ”, Laura Kendrick10 s’appuie sur les travaux d’Elizabeth Salter, de Robert Jordan, de Charles Muscatine, D. W. Robertson et V. A. Kolve sur le lien possible entre les arts visuels et les arts verbaux, et poursuit son analyse en montrant toute la richesse contenue dans les marges physiques d’un texte, les “bords”, le terme “bord” renvoyant également – par son étymologie – à “bourde”, ce qui est drôle, spirituel, provocant… La marge apparaît donc comme le complément souvent inversé, amusant, ironique, du sens central. Pandare passe du centre, du cercle royal, à la marge, aux cachettes, à la chambre où se dissimule Troilus, ironiquement devenu l’inverse de l’image initiale du guerrier qui se moquait des victimes de Cupidon.
En franchissant aisément les cloisons qui découpent les espaces domestiques, Pandare attire l’attention sur les notions de promiscuité et de contiguïté qui caractérisent non seulement l’espace domestique médiéval, mais aussi le texte par le recours à l’intertexte, à la citation, au tissage, à la polysémie. Pandare rappelle d’autres personnages de la littérature médiévale qui surprennent les émotions, écoutent aux portes. On pensera, par exemple, aux reprises du texte d’Ovide relatant l’histoire de Pyrame et Thisbé11 et au mur servant de passage à leurs voix. On pensera aussi texte de Guillaume de Machaut qui est l’une des sources possibles du Livre de la Duchesse, le Dit de la fontaine amoureuse12. A la fois inclus et exclu de l’histoire d’amour, Pandare joue ce rôle d’intrus, de voyeur, sans lequel le sens reste figé, distant et anonyme :
Bywayling in his chambre thus allone,
A frend of his that called was Pandare
Com oones in unwar, and herde hym groone…
I, 547-549
Grâce à Pandare le sens est à la fois mis en images et en mots. Passant sans cesse du mot à l’image et inversement, il traduit, translate, convertit en images, rendant ainsi le contenu visuel et le sens plus concret (par exemple, Troilus est comparé au singe qui entend la harpe mais n’accède pas à la mélodie, I, 731-735).
Si Pandare est un habile montreur d’images, c’est avant tout qu’il est voyeur de secrets. De fait les espaces où il opère sont à l’écart de la vie collective. Il accède aux lieux d’intimité par excellence, la chambre, le lit. Il accède à travers ces lieux au plus intime de l’individu. La chambre est le seul lieu où l’on échappe au bruit social, où la solitude spatiale fait écho à la solitude du cœur, mais où le monde social peut aussi s’immiscer. De même, le lit signifie le repos, l’intimité mais sait aussi se charger d’une symbolique coupable : il peut en effet être le lieu des ombres, du crime, le lieu qui marque à tout jamais l’impossibilité de faire la lumière sur ce qui s’y est réellement passé13.
La chambre et ses représentations soulignent l’opposition entre le régime nocturne par rapport au régime diurne, la découpe du temps en fragments réservés à la sociabilité et à la vie intime, et l’oscillation entre le public et le secret :
By day, he was in Martes heigh servyse-
This is to seyn, in armes as a knyght;
And for the more part, the longe nyght
He lay and thoughte how that he myghte serve
His lady best…
III, 437-441
L’alternance des rythmes, l’oscillation entre l’intérieur et l’extérieur sont renforcées au Livre II, vers 77, par la référence à Janus. Ironique invocation car c’est à Janus que l’on attribuait l’origine de toutes choses, les changements de temps, de saisons, les aléas de la fortune. Janus ouvrait et fermait toutes choses, contrôlait les rouages de l’univers. Maître de l’ouverture et de la fermeture, Janus aux deux visages correspond parfaitement au rôle de Pandare, personnage à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, œuvrant le jour, se glissant dans l’ombre de la nuit afin de préserver Troilus de la lumière du jour conçue comme l’intrusion suprême du voyeurisme social qui vient effacer le secret de la nuit :
O cruel day, accusour of the joie
That nyght and love han stole and faste iwryen,
Acorsed be thi comyng into Troye,
For every bore hath oon of thi bryghte yën!
III, 1450-1453
Le siège de Troie a disparu. La sphère du public s’insinue de toutes parts dans la forteresse de la chambre d’amour, chaque fissure (bore) permettant l’intrusion du jour voyeur et de tous les regards.14
Le parcours intérieur
Le sens se déplace de la réalité topographique et historique qui est celle de la guerre de Troie et le narrateur applique la métaphore du conflit et de l’assaut à Troilus. L’image du siège ne fait plus sens que si elle est appliquée à ce personnage. Troilus devient une sorte de place forte, ainsi retiré en sa chambre, retiré en lui-même, défendant son secret. Et lorsque, au tout début du poème, le poète annonce :
The double sorwe of Troilus to tellen…
Il pense sans doute à l’alternance de la peine, puis du bonheur qui se terminera en peine absolue. Mais le double, la figure du double, concerne aussi le sens ambivalent du siège autant historique que personnel. Doubles aussi, ou parallèles les trajets de la matière historique (l’enlèvement d’Hélène), et de l’histoire personnelle (projet d’enlever Criseyde afin qu’elle ne rejoigne pas son père). Et dans l’histoire personnelle, la figure du double renvoie essentiellement aux deux versants de l’être : le visage public et le moi intérieur reflété par toutes les images de lieux clos, reflété aussi par le miroir des rêves qui sont au nombre de deux dans le Troilus. Le parcours, dans le texte, suit les diverses étapes de l’intériorisation et s’étire du temple et des rues où défile le triomphe à la demeure transformée en temple privé contenant un autre temple privé, le cœur :
Thus gan he make a mirour of his mynde
I, 365
D’une certaine façon, en enfermant l’image de Criseyde dans un temple intérieur, Troilus reproduit l’enlèvement à l’origine de la guerre de Troie. Il capture l’image de Criseyde et en fait l’objet central d’un culte dont il est le seul adorateur ; Criseyde devient une figure (I, 366) constamment contemplée de l’intérieur, la pensée et l’imaginaire opérant comme des surfaces de projection de cette image.
Mais le vers 365 du Livre I est ambigu. La passion pour Criseyde, dès le début, est solitaire et déjà désespérée. L’expression mirour of his mynde suggère non pas la passion partagée mais la contemplation, la dévoration de l’image capturée. L’imaginaire fonctionne à sens unique, ne produit qu’un spectacle solitaire transposant l’amour réel et vivant sur une représentation imagée de Criseyde.
Sans doute faut-il considérer cette déformation du comportement amoureux comme l’un des exemples les plus dramatiques du comportement pathologique de Troilus15. D’une certaine façon, cet état déforme aussi l’espace puisque la chambre réelle devient une chambre noire, une chambre obscure, lieu de projection d’une unique image.
Par parcours intérieur il faut également entendre les images oniriques. Même si le Moyen Âge, l’Eglise en particulier, considère ces images avec méfiance – pour le moins -, la littérature puise abondamment ses motifs oniriques dans les sources bibliques (songes rapportés dans l’Ancien Testament, dans Daniel, dans le Deuxième Livre des Rois (Cycle d’Elisée), ou bien encore dans le songe de Jacob (Genèse XXVIII, 10-13). Dans la civilisation gréco-romaine, les textes de Plutarque, de Platon reproduisent des visions (par exemple dans le mythe de Timarque sans doute imaginé par Plutarque). On doit aussi rappeler la place majeure occupée au IIe siècle après Jésus-Christ par le manuel en cinq livres, l’Onirocritique composé par Artemidore de Daldis ; rappeler les traités de Galien, d’Hippocrate, d’Aristote (Parva naturalia), ou encore le Songe de Scipion de Ciceron repris par Macrobe dans son commentaire.
Le texte du Troilus ne fait pas exception. D’une manière générale, chez Chaucer, comme dans le Roman de la Rose, comme chez Machaut, l’introduction d’un rêve initial peut avoir valeur de proème ; il s’agit d’un prétexte conventionnel qui permet au poète de prétendre s’endormir (dans un jardin, une forêt, près d’une fontaine) – sommeil imaginaire pendant lequel il est censé vivre des expériences, recevoir des images qu’il transcrira à son réveil.
Dans le Troilus deux rêves sont introduits : celui de Criseyde – le songe de l’aigle – et celui de Troilus – le songe du sanglier.
Le rêve de Criseyde est rapporté en quelques vers :
And as she slep, anonright tho hire mette
How that an egle, fethered whit as bon,
Under hire brest his longe clawes sette,
And out hire herte he rente, and that anon,
And dide his herte into hire brest to gon –
Of which she nought agroos, ne nothyng smerte –
And forth he fleigh, with herte left for herte.
II, 925-931
Bien que conventionnel dans sa forme littéraire, le songe peut-être soumis à une lecture de type psychanalytique qui renforce la richesse esthétique des motifs courtois.
Ce rêve est un texte en soi, une suite d’images parlantes. A l’instar de Pandare, messager de Troilus et de Criseyde, ces images servent de lien, de navette entre la conscience contrôlée par les codes sociaux, moraux et esthétiques, et l’inconscient qui reformule le désir en images clandestines. Le rêve de l’aigle d’un blanc immaculé, qui vient arracher sans douleur le cœur de Criseyde et mettre le sien à sa place, se prête à des interprétations sexuelles évidentes. L’échange rêvé des cœurs est une image de la défloration et de l’union – image fragilisée par l’envol de l’aigle.
Ce rêve traduit peut-être le jeu sur le proche et le lointain, sur le désir et l’ignorance qui est au centre de l’amour courtois.
On remarquera le lien spéculaire entre le thème des cœurs échangés et le projet de Pandare comparé à un plan d’architecte suivant la “ligne du cœur” (Hertes line, I, 1067), le tracé imaginaire du projet. Tout en consolidant le triangle des trois personnages centraux, le motif des cœurs échangés dans le rêve, tout comme le motif de la ligne du cœur, renforcent chez Chaucer la prise en compte, à partir de sources conventionnelles, du pouvoir créateur. Par le rêve Criseyde échappe au regard de la société troyenne et construit, dans l’imaginaire onirique, une image de son désir. De même, le poète a recours à la matière et aux outils de la convention mais il s’en sert avec son propre cordeau, selon la ligne imaginaire de son cœur. Dans les deux cas – rêve de l’aigle, métaphore du cordeau – s’exprime la tension entre l’être et ce dont il dépend (normes, conventions, canons).
Le rêve de Troilus est naturellement différent. Son contenu est autre ; de plus, il se trouve tout à la fin du texte, au Livre V :16
So on a day he leyde hym doun to slepe,
And so byfel that yn his slep hym thoughte
That in a forest faste he welk to wepe
For love of here that hym these peynes wroughte;
And up and doun as he the forest soughte,
He mette he saugh a bor with tuskes grete,
That slepte ayeyn the bryghte sonnes hete;
And by this bor, faste in his armes folde,
Lay, kyssyng ay, his lady bryght, Criseyde.
V, 1233-1241
Alors que le rêve de Criseyde traduit le désir, la projection dans l’avenir, l’élan représenté par l’envol de l’aigle, le songe de Troilus, placé à la fin du poème, signifie la clôture ; il est représentation abstraite, transposée d’une vision qu’il n’aura jamais (le retour de Criseyde). Le rêve de Criseyde exprime un futur souhaité et possible ; celui de Troilus reflète le passé, le regret, le ressentiment, l’hypothèse et l’incertain, comme le souligne Pandare. Les images de la forêt et du sanglier imposent le terrestre, le sauvage, les pulsions violentes et primitives (le sanglier, qui tient Criseyde dans ses bras, semble avoir un corps humain).
Les deux songes s’opposent tout comme s’opposent le désir sublimé dans la Fin’ Amor et le désir impératif du corps capturé figuré par la scène montrant Diomède tenant le cheval de Criseyde par la bride. Allégorie courtoise, l’aigle n’appartient pas vraiment au règne animal. A l’inverse, le sanglier renvoie réellement à l’animal, à la chasse dans ses aspects symboliques (…the boor was shewed hym in figure, V, 1449), mais aussi comme activité inscrite dans le quotidien médiéval.
Le sanglier, en effet, fait partie des bêtes de vénerie au même titre que le cerf dont il n’a cependant pas la noblesse. Le sanglier est une bête puante, figure d’Antéchrist puisqu’il porte la tête basse, ce qui l’empêche de louer le Seigneur. Il se roule dans la boue, signe de sa turpitude ; il a aussi le pied fourchu, preuve indiscutable de son accointance avec l’Antéchrist17. Le songe du sanglier s’ancre aussi dans le réel car, contrairement à celui de Criseyde, et bien qu’interprété par Cassandre comme vision (oneiros dans l’Onirocritique), cette image onirique n’a du songe que le nom. Pour Artémidore, est allégorique le songe contenant un sens qui est exprimé grâce à une autre expression, une autre formulation (ce qui me semble être le cas pour celui de Criseyde). Le songe du sanglier ferait plutôt partie des songes théorématiques, ces songes dans lesquels il y a parfaite adéquation entre ce qui arrive en réalité et ce qu’ils ont fait voir18. En d’autres termes, le songe du sanglier, bien qu’introduisant l’animal pour figurer une identité humaine précise, est une image littérale, sans cryptage, sans codage, destinée à être reçue moins par le regard intérieur que par la conscience rationnelle :
This ilke boor bitokneth Diomede […]
This Diomede is inne, and thow art oute.
V, 1513,1519
Enfin ce songe est clôture parce que le sanglier fait penser à la mort dans tous ses sens. On peut retrouver dans ce songe le Livre X des Métamorphoses lorsque Adonis s’affronte au sanglier qui lui plonge dans l’aine ses défenses tout entières et l’étend moribond sur le sable fauve19 ; son sang répandu fertilisé par le nectar versé par Vénus donna naissance à l’anémone. Image de Diomède, le songe du sanglier chez Chaucer me semble à peine teinté d’allégorie. Il est essentiellement littéral comme le disent les vers 1513 et 1519 cités ci-dessus. D’ailleurs l’individu est-il si loin de l’image ou du masque qu’un auteur choisit pour le représenter ? Jean-Claude Schmitt20, utilisant les travaux de Marcel Mauss, rappelle que le sens que nous donnons à la “personne” est tardif :
Mauss a insisté avec raison sur l’étymologie et les sens anciens de persona : équivalent du grec prosôpon, qui désigne “ce qui est placé devant la vue”, persona appartient au champ sémantique de la vision. Il signifie d’abord le masque, puis le rôle joué par un “personnage”21.
Tissage du réel et d’un imaginaire qui n’est sans doute qu’une parodie d’illusion qui projette en fait avec force le vrai, le rêve semble distinguer le rêveur – l’individu – et les figures imagées. Pourtant cette partition rend bien compte d’une même complémentarité apparemment discordante unissant le public et le secret, le diurne et le nocturne, le “héros” et l’homme. Sans doute l’expérience onirique possède-t-elle cette qualité à la fois d’obscurité et de transparence propre à un espace à la fois sibyllin et spéculaire qui seule peut mettre en contact le réel et l’imaginaire22.
Etrange texte, par certains côtés, où l’on supprime le réel qui, pourtant, revient sous d’autres formes, sous le masque onirique par exemple. Centré sur le secret et les espaces clos, le poème porte en grande partie sur l’enfermement : le siège de Troie, le siège du moi, la mort intérieure23.
Long poème découpé en cinq livres, ce texte raconte une histoire qui se déroule dans un espace qui se rétrécit sans cesse, décrivant un parcours qui commence avec une vision de la mort intérieure et aboutit en définitive toujours à la mort intérieure.
Un espace métaphorisé
Dans son texte Chaucer efface l’image mythique du héros et la remplace par la vision d’une passion humaine. La figure héroïque se fracture au moment où avec les Troyens, Troilus se rend au temple afin de rendre hommage à l’image de Pallas – le Palladion, image de fidélité et de protection – qui, selon le mythe, était une représentation en bois de Pallas tombée du ciel pour protéger la cité de Troie, objet d’un culte maintenu par des vestales entretenant le feu du temple. L’histoire de Troilus débute ainsi, dans un temple, sur un conflit d’images, l’image sacrée de Pallas inscrite dans un mythe politique et l’image d’un héros, guerrier guide de ses chevaliers (I, 183-185), décrit à distance, dans une position dominante qui rappelle le Chevalier du conte éponyme de Chaucer, montant Bayard (nom conventionnel pour un cheval qui n’a rien de troyen). La description du guerrier et l’image de Pallas ne sont que des prétextes amenant la rencontre de Troilus et Criseyde. Resserrement de l’histoire, focalisation sur deux personnages, rétrécissement de la topographie par l’accent mis sur des espaces encadrés ou fermés.
Le passage par le temple figure ce rétrécissement de l’espace. C’est dans ce lieu de culte, lieu d’observation totale rassemblant la foule, que s’opère la fermeture de l’espace implicitement étiré grâce au déploiement du telos de la guerre de Troie. D’une certaine façon, le temple resserre l’espace et la foule comme le ferait une sorte d’écluse, ne laissant que deux ou trois individus.
Ainsi donc, après l’évocation des champs de bataille, puis la rencontre de Troilus et de Criseyde, la vision panoramique ne se justifie plus : l’espace devient feuilleté, cloisonné, ne renvoie plus qu’à une imbrication de lieux de plus en plus étroits : le temple, les demeures avec leurs portes et leurs fenêtres, les chambres et cabinets avec leurs lits, rideaux, guichets, jusqu’à l’évocation par Troilus de sa propre sépulture, ou bien la représentation de Pandare, écoutant la plainte de Troilus, dans son dos, dans une attitude à la fois d’espion, de confesseur, de thérapeute24.
Pour autant, l’espace ne se déconstruit pas. Le rétrécissement permet de métaphoriser l’espace et l’auteur peut ainsi, en utilisant les lieux, la sémantique topographique, passer du réel à l’imaginaire, de l’espace littéral construit à l’espace textuel conçu comme une création architecturale. Chaucer ne fait pas là une démarche véritablement originale. Dans sa Poetria Nova (43-48)25, Vinsauf exploite la métaphore de l’architecture pour traduire le processus qui organise d’abord la pensée avant d’aboutir au texte :
Si quis habet fundare domum, non currit ad actum
Impetuosa manu : intriseca linea cordis
Praemetitur opus, seriemque sub ordine certo
Interior praescribit homo, totamque figurat
Ante manus archetypus quam sensilis.
Pandare/Chaucer a recours à la même métaphore de la construction pour décrire le mode opératoire dans l’organisation du plan d’action, en fait essentiellement l’art de composer un texte :
For everi wight that hath an hous to founde
Ne renneth naught the werk for to bybynne
With rakel hond, but he wol bide stounde,
And sende his hertes line out from withinne…
I, 1065-1068
La pensée créatrice qui construit l’espace imaginaire, au sens littéral, voilà le fondement de l’art poétique; la mise en contact d’un laboratoire d’idées personnelles servies par des outils existant déjà, et des images tirées du réel transmutées par l’imaginaire. Il est intéressant de noter chez Vinsauf et dans la “version” de Chaucer l’accent mis sur la main, main réelle ou “main de l’imaginaire”, cordeau ou “ligne du cœur” ; la contiguïté des registres sémantiques décrivant l’œuvre du maçon ou l’art du poète conçu comme artisan souligne bien, dans la création médiévale, la communion du réel visible et de l’imaginaire invisible. Chaucer ne fut-il pas aussi responsable des grands chantiers royaux de construction et de transformation ? Ne fut-il pas, lui le poète, ami d’un maître maçon très connu, Henry Yevele ?
Ainsi donc Chaucer construit en architecte un espace poétique en déconstruisant des images réelles rebâties dans ses textes. Mais comment figurer ce qui peut sembler irreprésentable ? Pour suggérer l’intime dans le Troilus and Criseyde, Chaucer rétrécit l’espace au point, par exemple, que Troilus peut percevoir les murmures de Criseyde et Pandare présents dans sa chambre :
Was Troilus nought in a kankedort,
That lay, and myghte whisprynge of hem here…
II, 1752-1753
L’étroitesse du lieu est un moyen de traduire l’intime et le secret, mais elle rend également compte de la réalité de la demeure médiévale.
L’iconographie26 reflète les rôles divers joués par la chambre, son aménagement et son mobilier. Philippe Contamine27 rappelle que par “lit” il faut entendre le “lit complet”, c’est-à-dire le bois de lit, le lit lui-même et toutes les étoffes disposées autour du lit afin de protéger non seulement du froid, de la lumière, mais aussi des regards. L’iconographie et les textes montrent que la description du lit renseigne sur l’aspect matériel et constitue un véritable langage symbolique du désir. Etoffes, rideaux, en particulier les plis, suggèrent le corps qui est caché tout autant que révélé. Dans le Troilus on trouve au Livre III, vers 57-60, ce passage :
And Lord, so that his herte gan to quappe,
Heryng hire come, and shorte for to sike!
And Pandarus, that ledde hire by the lappe,
Com ner, and gan in at the curtyn pike…
Dans cette rencontre entre Troilus et Criseyde manigancée par Pandare, les identités sont presque absentes; en revanche, le corps et ses désirs, de manière très suggestive, sont présents et représentés grâce à l’allusion appuyée au textile qui voile tout en dévoilant (lappe, curtyn). Les plis de la robe de Criseyde se mêlent aux plis des rideaux du lit dessinant ainsi un autre tissage figurant la rencontre des corps. Décrire le lit et ses étoffes permet surtout de traduire la promiscuité et la fragilité de la notion de vie privée. A l’exception peut-être de l’instant du glissement dans le rêve qui n’appartient qu’à lui, le dormeur est toujours côtoyé, observé par toute une maisonnée comme l’indique la référence à la présence, tout près de Troilus couché, de ses frères, de Pandare, de Criseyde.
Par delà sa réalité matérielle objective, par delà ses connotations péjoratives pour le guerrier Troilus couché, vaincu par la passion, le lit est un espace ambigu signifiant le repli extrême ou, au contraire, l’ostension de la souffrance amoureuse telle qu’elle est, par exemple, exposée dans ce passage :
“My Pandarus,” quod Troilus,
[…]
I trowe I shal nat lyven tyl to-morwe.
For which I wolde always, on aventure,
To the devysen of my sepulture
[…]
But of the fir and flaumbe funeral
In which my body brennen shal to glede
[…]
The poudre in which myn herte ybrend shal torne…
V, 295-309
Le passage décrit l’extrémité de la passion, la fin de la tension entre Eros et Thanatos, avec le glissement de la description du lit, si souvent évoqué, vers l’exposition funèbre de Troilus mort. Pourtant, lit et bûcher funéraire forment un tout qui renvoie, à travers l’ostension permanente du corps souffrant ou mort, au gisant médiéval. Et le gisant renvoie également à tout un arrière-plan qui dépasse le constat de la mutabilité humaine : l’énoncé des dispositions ultimes permettent de lire la (possible) fin de Troilus comme un sacrifice, une sorte de martyre théâtralisés sur la scène constamment implicite dans ce texte et figurée par le lit, puis le bûcher. Destruction et oblitération ambiguës du corps cependant magnifié par l’urne d’or représentant à la fois le rétrécissement ultime de l’espace et du corps et l’éclatement infini de l’image de Troilus ainsi ritualisée par le codage mnémonique de sa mort réelle ou figurée.
Tous ces espaces rétrécis sont ambivalents car ils exposent autant qu’ils dissimulent.
D’autres exemples viennent souligner l’ambiguïté comme le cabinet où Troilus est enfermé par Pandare afin de contempler Criseyde (premier passage cité ci-dessous), ou la dernière description de sa chambre (dernier passage cité) :
Troilus, that stood and myght it se
Thorughout a litel wyndow in a stewe,
Ther he bishet syn mydnyght was in mewe…
III, 600-602
He rist hym up, and every dore he shette,
And wyndow ek, and tho this sorwful man
Upon his beddes syde adown hym sette,
Ful lik a ded ymage, pale and wan…
IV, 232-235
Particulièrement dans le premier exemple, le cabinet et la fenêtre découpent l’espace en un tableau qui décrit moins Criseyde contemplée que Troilus et le lecteur placés dans une position de voyeurs. La fenêtre fragmente l’espace domestique et encadre le personnage de Troilus tout en soulignant l’ambiguïté optique inhérente au voyeurisme : qui regarde qui ?
La même remarque peut encore s’appliquer à la muraille de Troie, clôture à la fois de l’espace et de “l’aventure”, signifiant tout autant l’exclusion que l’inclusion, la perspective géographique et le piège, la projection vers un possible avenir et l’incapacité de briser les limites énoncées par les codes courtois, sociaux ou politiques28.
Ainsi s’exprime, en dernière analyse, la tension au Moyen Âge entre le public et le privé, l’espace réel et l’espace de l’imaginaire : les auteurs métaphorisent l’espace, qu’il soit ouvert ou fermé, construit ou naturel, afin de révéler, par les images spatiales et architecturales, le monde invisible de la pensée et des affects. Le regard sur l’intime passe par la description d’espaces cadrés, fragmentés, troués qui, érigés en véritables postes d’observation, deviennent des yeux dans la pierre ou dans le bois propices à l’examen de l’individu.
La métaphorisation de l’espace, bien évidemment, pose le problème du statut de l’auteur car c’est lui qui, tel Pandare, se tient entre l’espace réel manipulé et l’espace imaginaire, qui est voyeur et créateur du monde qu’il transpose pour les auditeurs et les lecteurs.
Tous les espaces fragmentés interrogent également sur la valeur de l’individualité. L’ekphrasis, les images spéculaires, les visions cadrées, placent l’individu dans une position d’ostension, dans un miroir aux multiples orientations renvoyant autant à l’environnement social, qu’à lui-même ou à l’auteur. En d’autres termes, l’espace réel sert de médiation à l’imaginaire et de prisme permettant d’explorer l’espace intime. Décrire une fenêtre ou un cabinet rend moins compte des stratagèmes de Pandare que de l’évolution d’une société désireuse de comprendre l’individu – tout en le contrôlant – par la description de ses vêtements, de son habitat, par l’accent mis sur la mémoire, ses représentations, et les sens. Il existe par conséquent un lien entre l’espace et l’individu qui explicite la façon dont il s’intègre dans la société ou parvient à s’en échapper. La chambre constitue sans doute la plus pertinente figuration du retrait qu’il s’agisse de la chambre au sens pratique ou le lieu où l’on se retire pour écrire29. On pensera à la chambre de Dante qu’il décrit au début de Vita Nova, lorsque lui apparaît pour la première fois Béatrice qui fit trembler l’esprit de la vie qui demeure dans la très secrète chambre du cœur30. La chambre est le lieu dans sa demeure où il se retire solitaire afin de retrouver la merveilleuse vision dans le sommeil31.
Qu’il s’agisse de figurer le lieu où l’amant exprime sa plainte ou l’espace de l’imaginaire poétique, la métaphore architecturale ou topographique sert à représenter le cadre que vient habiter un texte. Le texte est ainsi, d’une manière peut-être illusoire, mis en relief, mis en écrin, et, à première vue, possède une forme d’autonomie provisoire par rapport aux influences qui inévitablement se dessinent lorsque les lectures l’approfondissent ; il semble, temporairement, être un quasi-monde32.
Aprochen gan the fatal destyne […]
For which Criseyde moste out of the town,
And Troilus shal dwellen in pyne…
V, 1, 5-6
L’ensemble du texte repose sur la tension entre l’extérieur et l’intérieur, le secret et le public, figurée par le siège de Troie et le siège du cœur ; cette tension oppose aussi deux personnages, Troilus qui reste derrière les murailles de Troie, et Diomède qui emmène Criseyde hors de Troie33. Le départ de Criseyde – rançon payée aux Grecs pour que les Troyens puissent racheter Anténor – contraste avec la vision déclinante d’un monde courtois aux individus stéréotypés comme, par exemple, l’image du chevalier Troilus sur sa monture tenant son faucon sur son poing et accompagnant Criseyde (V, 64-66). Cette image a la valeur de l’icône ; elle ne transcrit aucune mobilité, pas plus que les incessants pèlerinages de Troilus de sa demeure à celle de Criseyde dont portes et fenêtres, à jamais closes, ferment l’espace de l’aventure (V, 531-535). A cette fixité esthétique s’oppose la nécessité et la rhétorique rationnelle défendues par Diomède ; d’un côte du diptyque, Troilus, faucon sur le poing, qui suit le cheval de Criseyde jusqu’aux portes de Troie, de l’autre, Diomède qui en saisit la bride.
On retrouvera la même tension entre le monde courtois qui s’éclipse et la réalité d’un monde plus urbain et pragmatique dans le Parlement des oiseaux contrastant les aigles aux oiseaux de marché et de basse-cour, ceux qui imposent la nécessité d’ordre social et économique. De même, la main de Diomède s’emparant de la bride de la monture de Criseyde (V, 92-98) montre une perspective différente de l’amour fondée sur l’occasion, l’affaire conclue, l’échange.
Le transfert de Criseyde de Troie vers les Grecs est ainsi un parcours signifiant qui va des codes courtois à des conceptions nouvelles des rapports humains. Les codes courtois sont estompés, les espaces allégorisés sont fermés :
“And farwel shryne, of which the seynt is oute !” V, 553
La demeure de Criseyde revisitée dans une interminable déambulation n’abrite plus qu’un imaginaire sclérosé et ruminé, re-présentant des images déjà vues apparentant l’espace à un labyrinthe sans sortie ou à une prison (V, 883-884).
La distanciation de l’esthétique courtoise s’exprime par l’errance de Troilus sur les murailles et la vision d’espaces fermés associés à un passé rangé. Troie devient un monde déconnecté où la sentinelle Troilus attend ce qui ne viendra plus :
“From haselwode, there joly Robyn pleyde,
Shal come al that that thow abidest heere.”
V, 1174-1175
un monde qui se referme sur lui-même au moment où les portes de la ville avalent les derniers paysans ramenant leurs troupeaux.
Entre ces deux mondes, Pandare, navette humaine, évolue avec humanité et réalisme aussi.
Chaucer n’est-il pas ce Pandare, celui qui tisse et peint les émotions de ses protagonistes en se servant de la toile de fond d’un monde réel, celui qui doit composer avec la matière déjà écrite et les textes à venir, en attente dans le “trésor” de son imaginaire ? Son Troilus contraste le passé et, en cette fin de XIVe siècle, les temps à venir. Pandare le dit bien à Troilus :
“Ris, lat us speke of lusty lif in Troie
That we han led, and forth the tyme dryve;
And ek of tyme comyng us rejoie…”
V, 393-395
Le temps nouveau est là, annoncé dans le poème par le chant du coq, par les références à l’aurore, au temps compté qui n’est plus mythique, ou bien encore par la coïncidence du départ définitif de Criseyde avec la nouvelle lune, une lune croissante, cornue, disant littéralement le sort de Troilus :
“I saugh thyn hornes olde ek by the morwe
Whan hennes rood my righte lady dere
That cause is of my torment and my sorwe…”
V, 652-654
Notes
1 L’édition des textes de Chaucer est celle du Riverside Chaucer, ed. Larry D. Benson, 1987, Oxford: Oxford University Press, 1988.
2 J’emprunte ces termes à l’ouvrage de Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris : Seuil, 1986, p. 157, dans son chapitre “Qu’est-ce qu’un texte ?”.
3 Boccace insiste sur le rôle de Pandare ; Chaucer, quant à lui, développe non seulement le rôle de Pandare comme entremetteur mais il fait la part belle à toutes les formes d’expression et de communication autres qu’orales. Voir sur ce sujet l’étude de J. A. Burrow, Gestures and Looks in Medieval Narrative, Cambridge University Press, 2002 (chapitre IV, “Two Middle English Narratives”).
4 Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977, p. 53.
5 Op. cit., p.79.
6 Sur ces aspects je renvoie à mon article “Thus gan he make a mirour of his mynde… Marge, marginalité et jeux optiques dans le Livre I du Troilus and Criseyde de Chaucer”, à paraître fin 2005 (Publications de l’AMAES, Collection GRENDEL, Université de Nancy). Voir également l’étude de Julia Ebel, “Troilus and Oedipus : The Genealogy of an Image”, English Studies, vol. 55, 1974, sur les thèmes de la cécité et de la clairvoyance.
7 In Heroes and Heroines in Medieval English Literature, ed. Leo Carruthers, Cambridge: D. S. Brewer, 1994, p. 161.
8 Sur cette double polarité, voir Gloria Cigman, op. cit., p. 162 : The creator of idealised images of mankind relies on the individual’s awareness of the inevitability of imperfection to ensure the impact of his spiritually larger-than-life heroes.
9 Du grec autopsia : voir de ses propres yeux.
10 In Bulletin des Anglicistes médiévistes, n° 46, hiver 1994.
11 Cf. Ovide, Métamorphoses, Livre IV, tome I, trad. Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, 1994.
12 Guillaume de Machaut, Le Dit de la fontaine amoureuse, in Œuvres, éd. Ernest Hoepffner, Paris : Champion MDCCCCXXI. Un soir sur le point de s’endormir, le poète surprend la plainte qui vient de la chambre voisine où l’amant confie sa peine à la nuit : Si me vesti et acesmay/Et alumay de la chandeille/Mais j’avois toudis l’oreille/Devers la cheminée a destre/Ou il avoit une fenestre/Par ou sa parole escoutoie,/Car pres de la fenestre estoie./Si que je pris mon escriptoire,/Qui est entaillie d’ivoire,/Et tous mes outils pour écrire/La complainte qu’i voloit dire (222-232).
13 J’emprunte ce passage au chapitre de Danièle Regnier-Bohler, “Fictions – Exploration d’une littérature – Espace et imaginaire” in Histoire de la vie privée (2), dir. Philippe Ariès et Georges Duby, Seuil, 1985, 1999, p. 319.
14 Cf. Gloria Cigman, op. cit., p. 163: The imaginative portrayal of the anti-hero always reflects the isolation and uniqueness of the self in the context of the spirit (the eyes of God), or worldly status and esteem (the eyes of society), or intimate relationships (the eyes of one other being).
15 Sur l’anéantissement de la volonté dans l’amour courtois, voir Henry Rey-Flaud, La névrose courtoise, Navarin, 1983. J’ai abordé l’aspect pathologique du comportement dans une étude intitulée “Esthétique et expérience : approche de la passion dans Troilus and Criseyde”, in Différence et identité, Publications de l’université de Provence, 1992.
16 Voir le chapitre de David Aers, “Interpreting Dreams : Reflections on Freud, Milton, and Chaucer” in Peter Brown (ed.), Reading Dreams. The Interpretation of Dreams from Chaucer to Shakespeare, Oxford University Press, 1999, p. 97: Troilus begins having dreams as soon as Criseyde is traded to the Greeks (V, 246-59). They bear witness to his sense of isolation and his acute anxiety at being cut off from the woman who has become the nurturing source of his life. At once Troilus interprets his own dreams as signs that his death is impending (V,316-22).
17 Cf. Jean-Paul Debax, “Chasse au goupil et valeurs courtoises dans Sire Gauvain et le Chevalier Vert”, in Sir Gawain and the Green Knight. Essays and Studies, Publications de l’AMAES, Paris, 1994, p. 119-122, et Livre deu Roy et de la Royne Ratio, in Jeux et sapience au Moyen Âge, éd. A. Pauphilet, Paris : NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 644-660.
18 Je renvoie à l’édition suivante : Artemidore, La clef des songes. Onirocriticon. Texte traduit et annoté par A. J. Festugière, Paris : Vrin, 1975.
19 Ovide, Métamorphoses, Livre X, tome II, trad. Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, 1995, p. 145-146.
20 In Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris : Gallimard, 2001, p.257.
21 Marcel Mauss, “Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de moi” [1938], in Sociologie et anthropologie, Paris : P.U.F., 1968, p.331-362.
22 Sur le rêve, le miroir, et l’identité, voir par exemple Steven F. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1992, p. 136 (chapitre “Dreams and Fiction”).
23 Sur ce point, voir Piero Boitani, The Tragic and the Sublime in Medieval Literature, Cambridge University Press, 1989, p. 73.
24 Cf. le terme leche (I, 857), celui à qui l’on montre l’intérieur, les plaies (858), le médecin, qui semblerait en vieil anglais [læce] avoir la même étymologie que leech, la sangsue.
25 Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, in Ernest Gallo, The Poetria Nova and its Sources in Early Rhetorical Doctrine, The Hague, Paris: Mouton, 1971. Je propose la traduction suivante du passage cité: Si un homme envisage de construire une maison,/ Il retient sa main impétueuse. D’abord le mètre/ de son esprit prend la mesure du travail à/ accomplir ; mentalement, dans un ordre défini,/ il expose les étapes successives. La main de/ l’esprit/ façonne l’ensemble de la maison avant/que la main du corps ne la construise. Son état/ est archétypal avant d’être réel.
26 Voir par exemple Michæl Camille, L’art de l’amour au Moyen Âge. Objets et sujets du désir (titre original : The Medieval Art of Love). 1998, Könemann, 2000.
27 Histoire de la vie privée…, p. 490 sqq., en particulier p. 496 où Philippe Contamine montre bien que le lit représentait tout un ensemble dont la fonction était proche d’un décor visuel et dramatique : Dans la seconde moitié du Moyen Âge […], le ciel, les rideaux, le dossier, le couvre-lit et les tentures murales pouvaient constituer une ornementation assortie. […]. Décor mobile, portatif, en parfaite harmonie avec les usages du temps qui, chez les grands, autorisaient ou imposaient les déplacements incessants.
28 Cf. mon étude “ Narration et jeu scénique dans le Troilus and Criseyde de Chaucer ”, in Tudor Theatre. Narrative and Drama, Peter Lang, Collection Theta, 1995. Voir aussi l’article de S. Schuman, “The Circle of Nature; Patterns of Imagery in Chaucer’s Troilus and Criseyde”, Chaucer Review (Fall, 1975), p. 102.
29 Dans The House of Fame, convoquant son imaginaire, Chaucer dit ceci: O Thought, that wrot al that I mette,/ And in the tresorye hyt shette/ Of my brayn... (II, 523-525). Tresorye renvoie à l’imaginaire conçu comme espace de création semblable au “trésor”, par exemple celui d’une cathédrale qui renferme des objets précieux.
30 Dante, Vie nouvelle, in Œuvres complètes, traduction et commentaire par André Pézard, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 6.
31 Op. cit., p. 8.cœur (op. cit., p. 157-158, chapitre “Qu’est-ce qu’un texte ?”) : Le texte […] n’est pas sans référence ; ce sera précisément la tâche de la lecture, en tant qu’interprétation, d’effectuer la référence. Du moins, dans ce suspens où la référence est différée, le texte est en quelque sorte “en l’air”, hors monde ou sans monde ; à la faveur de cette oblitération du rapport au monde, chaque texte est libre d’entrer en rapport avec tous les autres tex
32 J’emprunte l’expression quasi-monde à Paul Rites qui viennent prendre la place de la réalité circonstancielle montrée par la parole vivante. Ce rapport de texte à texte, dans l’effacement du monde sur quoi on parle, engendre le quasi-monde des textes ou littérature.
33 David Wallace explique que la fin du Troilus montre un changement de perspective narrative chez Chaucer qui, en passant aux Contes de Cantorbéry, s’éloigne des intérieurs aristocratiques intimes et privilégie des groupes sociaux plus larges, plus ouverts (in Chaucerian Polity. Absolutist Lineages and Associational Forms in England and Italy, Stanford University Press, 1998, p. 101.