Jean-Jacques Wunenburger
Jean Moulin University, Lyon 3, France
Le mythe de l’Europe, l’Europe des mythes
The Myth of Europe. The Europe of Myths
Abstract: The latest crises of the European conscience have re-affirmed the ambiguity of the project concerning the European construction. We seem entitled to wonder whether the representation that citizens have of Europe might be suffering from a scarcity of imagination. This must be so since, both in the political and in the cultural areas, convictions and actions are engendered at the level of the imagination. Furthermore, given this lack of genuine European foundational myths, does Europe not risk remaining a plain sterile utopia? If we are to give a new impulse to the European imaginary, should we not at least contribute to the construction of a mythical Europe, which could resume the intellectual project of compared mythanalysis? And could this become an actual component in the process of building Europe?
Keywords: Europe, identity, imagination, myth, logos.
Les sociétés, délimitées par les frontières de l’Europe (qui sont elles-mêmes étonnamment incertaines, comme le montre par exemple, le cas de la Turquie), ont pris l’habitude de se représenter leur destin commun à travers une variété de représentations, les unes rationnelles, les autres imaginaires, d’autres mixtes. Ces géotypologies européennes ont contribué, à leur manière, à forger une identité, plutôt une personnification unitaire de l’Europe, dans les oeuvres et dans les esprits.
Les évolutions récentes, en ce début du XXIe siècle, ont clairement établi que les institutions européennes avaient sans doute trop anticipé les représentations de cette identité et que celles-ci n’entraînent pas (ou plus) de croyances, d’adhésion des populations (surtout en France et dans les Pays-Bas, comme l’attestent les référendums populaires). Si l’Europe continue de disposer d’une personnalité et d’une figure, elle n’implique pourtant pas d’emblée une unité intégrative, mais de simples règles de coopération forte[1]. Ainsi les images unitaires de l’Europe ressemblent-elles, de plus en plus, à une utopie, dont on peut se demander si le noyau, iconique et narratif, ne devient pas stérile, contaminé d’idéologies, impuissantes à produire des adhésions. Ainsi l’histoire présente confirme que les utopies politiques modernes accentuent leur sens étymologique, de représentation fictive, irréelle, inactive, suscitant en fin de compte l’incrédulité. L’Europe ne rejoint-elle donc pas parfois ce statut d’utopie, l’unité complète imaginée demeurant une propriété non-localisable dans le temps historique (ce qu’illustrerait le scepticisme actuel des Européens).
Pourtant le projet européen transcende les réalités politiques, les pesanteurs historiques, les tropismes centrifuges et exige plus que de la rationalité juridique, économique et politique. Si on peut fonder une entente entre peuples et Etats, il est plus difficile de donner naissance à une entité, au moins fédérative, qui malgré la disparité empirique des sociétés, cultures et Etats parvienne à faire naître un « sujet » européen, non pas forcément une identité, mais une personnalité suffisante pour donner naissance à un sentiment d’appartenance et à une imagerie de totalité consistante. Or ce supplément, cette surcharge, cette transcendance ne peuvent s’appuyer que sur un imaginaire collectif, qui exige peut-être qu’on associe à l’Europe la dynamique venant de mythes. Il importe alors de savoir comment une Europe mythique peut faire renaître une personnification européenne sans se confondre avec une mythologie constituée. Peut-être que les divers mythes, produits par des peuples Européens, véhiculés et traités par une conscience méta-mythique, une mytho-logisation réfléchie, pourront-ils favoriser ce lien entre imaginaires, qui formerait un patrimoine intellectuel suffisamment attrayant pour rassembler les peuples sans les confondre, les rendre solidaires par les mythes sans les annihiler comme entités différenciées. Quels matériaux, quels arguments faut-il rassembler pour défendre cette thèse ?
I – L’UTOPIE D’UNE EUROPE MYTHIQUE
Qu’est-ce que l’Europe si ce n’est une représentation quelque peu irréelle et hybride ? L’Europe, en effet, n’est pas une entité réelle, mais imaginaire. Son nom, ses images, ses cartes, ses emblèmes, historiquement analysables, ont moins décrit et personnifié une entité récapitulative, sommative de pays existants, au même titre qu’un nouveau pays serait composé de l’addition de provinces préalablement indépendantes, qu’une entité à venir, certes cumulative mais destinée à engendrer dans l’Histoire une unité-totalité nouvelle, jamais observée ni réalisée encore. Rien ne le révèle davantage que l’idée d’Empire, appliquée à l’Europe, qui exigerait un processus violent d’unification, de genèse, de puissance et d’autorité impériale, seul capable de passer de la pluralité factuelle à l’unité désirée[2]. Or cet imaginaire impérial n’est jamais devenu un mythe durable, même si le souvenir de Napoléon reste vivace et à certains égards traumatisant pour les peuples européens..
Mais l’Europe relève aussi d’un imaginaire hybride. En dehors de l‘Empire (à supposer que l’Empire puisse réussir à faire une Europe) il n’existe pas de réelle image unitive de l’Europe. Il n’existe pas de mythe européen suffisamment puissant pour engendrer adhésion et action, d’où le scepticisme actuel. D’ailleurs, les représentations les plus usuelles sont celles de fédération et de simple alliance, deux entités à imaginaire faible, à la différence des Etats-Unis d’Amérique qui ont un imaginaire fort, lié aux Pères fondateurs et à une fonction historique messianique, à base religieuse[3]. Les imaginaires européens risquent d’ailleurs de ne pas relever de l’imaginaire pur, ne s’enracinant dans aucun archétype véritable, mais disposant d’images renforcées voire saturées de discours, de commentaires, d’idéologies. On est surtout en présence d’idéologèmes, dérivés certes de mythes, mais déjà hybridés de rationalités[4].
En ce sens, les images de l’Europe relèvent bien d’une utopie, au sens déceptif, d’une représentation non-localisable (« non-où ») voire péjorative, négative. L’utopie moderne, mêlée de dystopie, est saturée et défigurée par de la rationalité[5]. Or les peuples européens aujourd’hui se sont rebellés, depuis 1989, contre l’utopie, ont refusé l’unité intégrative au profit de formes de liens faibles (à peine fédératifs), mais plus sûrement de coopération dans une alliance, préservant l’autonomie et les particularités de chacun. Or nous n’avons pas d’images fortes de ce possible anti-utopique, et l’imaginaire politique a du mal à se représenter les réalisations non-utopiques. Nous avons montré par ailleurs que seule l’idée de réseau rendait vraiment compte d’une évolution effective de l’Europe à venir, brisant toute hégémonie d’une unité centrale[6]. Mais le paradigme réticulaire relève plus d’une géopoétique rationnelle que du mythe.
II- IMAGINER L’AVENIR
Pourtant l’Europe suit une voie irrépressible de développement, son invocation a besoin moins de rationalité juridique, économique ou politique, chère aux bureaucrates de Bruxelles, que d’imaginaire qui peut aider à lui donner une schème, un visage, une chair. Car les rationalités –surtout contractuelles- sont de nos jours vouées à l’échec, à l’impuissance. Par exemple, l’idéologie des Droits de l’homme suscite partout des stratégies d’euphémisation voire d’évitement, de métissage, qui témoignent de sa seule idéalité intelligible. D’ailleurs beaucoup de pays, l’Inde, par exemple, affichent officiellement leur attachement aux droits de l’homme mais les bafouent ouvertement. Il manque donc de nos jours une véritable traduction mythique des droits de l’homme (que le monothéisme a produit, mais uniquement pour ses fidèles). Or l’Europe a besoin pareillement d’un imaginaire ascendant et mobilisateur des volontés.
Qu’est-ce que l’imaginaire à l’oeuvre chez les individus et les peuples ? Il faut le différencier de cet ensemble de fictions ludiques, qui sert au mieux à jouer ou à créer, mais qui serait inopérant dans le rationnel. Or une part d’imaginaire comprend des images fortes, disposant de forces psychiques, qui agissent sur les esprits, leur donnent des fins sensibles, figuratives, des moyens privilégiés (surdéterminés ou d’autres honnis ou diabolisés), dès lors qu’elles sont libérées de leur anomie, mais insérées dans des chaînes mythiques, des totalités narratives, dont elles servent de noyaux directeurs[7]. Entre la réalité concrète perçue par les sens et le monde abstrait de la raison, il existe un plan intermédiaire, fait de souvenirs, d’affects, d’anticipations, de simulations et de fictions, qui nous occupent une large partie de notre temps, qui déterminent nos états d’âme, orientent nos pensées, guident nos décisions, influent sur nos comportements, bref constituent la substance de notre vie psychique. Confondue par le passé avec les passions, sources d’illusions, cette sphère de l’imaginaire s’est vue reconnue, identifiée, étudiée par les sciences humaines modernes. Pour mémoire, S.Freud ou G.Bachelard ont dévoilé la logique des rêves nocturnes ou des rêveries diurnes, en mettant en évidence, par des études empiriques, leurs lois complexes, leurs mécanismes communs à toutes les sociétés, leurs fonctionnalités irréductibles. Car nous ne sommes pas, dans la pratique, cet animal rationnel qui calcule ses décisions et ses actions en fonction de données objectives perçues par son appareil sensoriel. Cette conception, valorisée actuellement par les sciences cognitives qui se modèlent sur une intelligence artificielle, néglige la place et le rôle de l’imaginaire, c’est-à-dire de toute cette cohorte d’images auréolées d’affects positifs ou négatifs, qui structure notre conscience comme notre inconscient. Qu’avons-nous en effet à l’esprit, la plupart du temps, si ce n’est d’abord des images-souvenirs, qui sont sélectionnées et reformatées par la mémoire imaginative et qui portent sur ce qui n’existe plus, ensuite des anticipations et simulations de faits qui n’existent pas encore mais auxquels nous donnons une existence par l’imagination prévisionnelle. Ces représentations nous disposent de manière joyeuse, tonique, ou triste et mélancolique, influençant ainsi les performances de nos facultés de raisonner ou de percevoir. Bref nous imaginons le plus clair de notre temps si nous admettons qu’imaginer n’est pas seulement inventer des fictions, mais produire des images mentales en lieu et place de données qui n’existent plus ou pas encore, en confiant aux images et à leurs valences affectives le pouvoir de lier entre eux les moments de notre vie, de remplir les vides de l’ignorance, de susciter des valeurs et des croyances négatives ou positives relatives à la vie que nous menons. C’est donc par l’imaginaire que nous construisons notre identité personnelle, que nous assurons une continuité à nos actions, que nous entrons en contact avec les autres, que nous construisons notre monde intime.
L’imaginaire personnel s’élabore à partir d’une double filiation : d’abord une filiation interne, endogène, notre pouvoir d’user de nos souvenirs ou d’anticiper dépendant de notre constitution neuro-bio-psychologique et de notre biographie (place des images traumatiques de l’enfance ou des grandes images de bonheur intime). Ensuite une filiation externe, exogène, puisque nos capacités à produire des images, symboles et mythes, dépendent de la richesse de notre patrimoine symbolique véhiculé par les systèmes d’éducation, les technologies médiatiques (une population cultivée dispose de plus de matériaux oniriques qu’une population inculte, qui ne signifie pas forcément illettrée, car la culture orale était un vaste réservoir d’imaginaire), de la langue, de l’histoire sociale, de la force des structures mythiques collectives (pression du religieux, place de l’art, etc.). Chaque individu expérimente ainsi une combinatoire d’imaginaires plus ou moins socialisés et riches, qui forme un atlas pluriel d’images, images strictement personnelles (fantasmes), images culturelles (référentiels communs à une culture) et même images universelles, véritables archétypes qui agissent et interagissent de manière transhistorique et transculturelle (images des éléments naturels, eau, feu, terre, air, images d’arbre, de cercle, etc.).
Par conséquent, connaître les hommes, agir sur eux, obtenir d’eux des performances ou des adhésions exige que l’on prenne en compte, moins leurs idées abstraites ou les données objectives de leurs vies (tant affectionnées par les observateurs et statisticiens des sciences humaines) que les formes et forces de leur imaginaire. Toucher l’imaginaire des hommes, le modifier, l’enrichir, voire l’exploiter à des fins pragmatiques (obtenir des comportements nouveaux, comme consommateur, comme conducteur, comme citoyen, etc.), doit donc passer par l’intermédiaire des images de production, de consommation, de service ou d’institution, à travers lesquelles on innerve le centre nucléaire du psychisme.
En lui-même, tout imaginaire est neutre, ambivalent, il peut conduire à la peur ou à l’enthousiasme, à la tristesse ou à la joie. De même, l’imaginaire peut devenir pathogène en favorisant des conduites obsessionnelles ou hystériques, comme il peut être source de bonheur et de libération de l’individu par rapport à des structures déceptives ou oppressives. Car l’imaginaire peut d’abord devenir un foyer de peur et d’angoisse lorsque souvenirs, anticipations et fictions sont sous la pression de (ou engendrent des) menaces, qui mettent en danger la sécurité ou l’identité d’un être. Certes il existe parfois même une jouissance dans cet imaginaire lorsqu’il est pratiqué sur le mode du jeu, de la distanciation, de l’épreuve, comme le montre le succès des productions de films d’horreur, gore ou trasch. Il reste que les individus tirent davantage de bénéfices psychiques d’un imaginaire tonique, qui exalte la vie, la légèreté, la puissance quoique l’hypertrophie de consommation d’un tel imaginaire, fréquent dans le culture « new-age » par exemple, puisse fragiliser paradoxalement l’individu qui ne sera plus préparé à affronter une réalité frustrante. En tout état de cause, l’imaginaire a vocation à conduire au bonheur, à satisfaire au-delà des possibilités du réel lui-même (fonction de compensation), les besoins de sécurité, d’épanouissement, d’optimisme, au point que S. Freud a en fait l’équivalent d’un narcotique destiné à compenser la souffrance de l’existence.
Toute production ou manipulation d’imaginaire doit cependant s’imposer un usage non totalitaire des images. Comme l’a montré l’histoire politique du XXe siècle, les imaginaires peuvent, bien utilisés, discipliner voire assujettir des peuples, qui sont subjugués par la puissance persuasive des clichés et slogans. Manier un imaginaire individuel comme collectif ne peut se justifier que s’il installe dans l’environnement une culture d’images libératrices et non oppressives. Comme l’a souligné G.Bachelard, l’imagination se caractérise moins par sa capacité à former des images que par son pouvoir de les déformer, de les transformer, bref d’en créer de nouvelles. Autrement dit, les images mentales ou matérielles, doivent éviter de réifier l’imagination, en fonctionnant comme slogans, clichés, images obsédantes, stéréotypes, messages subliminaux, etc. L’imaginaire le plus fécond est, par contre, celui qui favorise une rêverie ouverte, qui permet des individuations souples, qui suscite une créativité réactionnelle nouvelle, qui assure des transitions actives vers d’autres imaginaires. C’est peut-être en créant de telles images ouvertes, profondes, qui échappent aux objectifs et intentions initiales, que l’on accède aux véritables racines de l’être et que l’on active les foyers cachés de ses ressources mentales propres.
Entre l’épuration de l’imaginaire par une culture rationnelle hypertrophiée (modèle d’une certaine école et d’un intellectualisme hostile aux expressions poétiques) et une instrumentalisation totalitaire des ressources symboliques des populations (cas des dictatures politiques), la voie moyenne impose de participer au renouvellement des imaginaires à l’aide d’images, de symboles et de mythes plastiques, plurivoques, à effets multiples et différés, aux antipodes du conditionnement idéologique par l’image. Mais cette production d’un imaginaire pluriel et fluide, qui est la ressource majeure des artistes, exige dans les milieux qui ambitionnent de participer au langage et à la culture des images, une propre créativité qui sache éviter aussi bien une rationalisation sous-jacente de l’imaginaire qu’un foisonnement sauvage qui ne donnerait plus lieu à de véritables réappropriations par des individus rêveurs.
III- LE DEFI DE L’EUROPE DES MYTHES
Ainsi nourris d’imaginaire actif et commun, il ne s’agit pas tant pour nous de produire « ex nihilo » un mythe européen, mais d’exploiter au mieux la densité mythique des peuples constitutifs de l’Europe. De plus, il ne s’agit pas d’opérer quelque régression vers un stade magique, onirique, etc., de croyances mythiques primaires mais d’exploiter notre patrimoine mythique à travers la démythification même que nous lui avions imposé. Il s’agit de vivre de nos jours avec les mythes démythifiés, c’est-à-dire non plus traités comme objets de croyance naïve, mais comme vecteurs d’une culture intellectuelle, avec son cortège d’herméneutiques réfléchies. Comme l’illustre par ailleurs la psychanalyse, le mythe d’Oedipe aujourd’hui n’est plus celui des Grecs anciens, mais celui qui a traversé la dé- et la re-mythologisation freudienne[8] ; or Oedipe, avec son commentaire herméneutique (la psychanalyse), reste un mythe actuel grâce à cette plongée dans la remythisation[9]. Pourquoi n’en irait-il pas ainsi de tout mythe ? Notre destin n’est sans doute pas d’adhérer à des mythes politiques de manière crédule mais de trouver dans les mythes, interprétés et intégrés pat l’intelligence, des orientations de sens pour le présent et l’avenir. Il faut donc admettre la pertinence et l’efficience d’une logo-mytho-graphie, pratiquée en particulier par notre corporation universitaire, mais qui se répand dans la culture informationnelle et médiatique, et qui devient une référence obligée de nos esprits et de nos croyances. Nous ne pouvons souhaiter régresser à l’ère archaïque, où nous serions pleinement immergés dans des mythes, car nous sommes conjointement des producteurs et des interprètes de nos mythes, mais qui, par là, retrouvent une nouvelle vie[10].
Ainsi donc, munis de cette culture symbolique, nous pourrions contribuer, non à une Europe mythique, sorte de religion ancestrale magique, mais à une mytho-logie européenne, qui donnera à l’Europe diverse la consistance de ses mythes, tels que nous les décryptons et leur donnons par là-même une nouvelle vie. En ce sens, nos travaux de mythanalyse, appliquée à nos cultures et nourrissant l’interculturalité en Europe, pourraient servir de noyau à une nouvelle initiative européenne[11]. Il s’agirait, non de bâtir un nouveau mythe de l’Europe ou de ressusciter des versions fatiguées d’un imaginaire commun, mais de remplir et de saturer le paysage culturel européen d’une culture mytho-graphique et mytho-logique, qui nous libèrerait de la pesanteur des rationalités contractuelles, réglementaires, administratives. Par ce nouveau réveil des mythes culturels, pluriels et non unitaire, en Europe, nous pourrions tisser une internationale européenne des imaginaires mythiques, qui donnerait un terreau, un humus à nos représentations communes, par delà nos différences. En mettant en pratique ces mythanalyses, propres à chaque culture, nous réhabiliterions dans nos cultures cette couche multiple d’imaginaires qui libère des forces oniriques et pragmatiques, qui nourrit les pouvoirs et les savoirs. L’Europe pourrait revendiquer une mytho-logie commune, transversale, mieux que l’Afrique ou l’Asie, parce que l’Europe a inventé, et elle seule, cette faculté de dé- et re-mythifier ses imaginaires. Nous, universitaires, amateurs d’herméneutique mythique, pouvons faire avancer l’Europe en lui rendant une spécificité, celle d’une terre où le mythe, pour la première fois avec les Grecs, a découvert pleinement son intelligibilité et son efficacité. Et en promouvant ce patrimoine, nous contribuerions à faire revivre pleinement cette strate d’imaginaire sans laquelle tout projet politique, plus ou moins unitaire ou réticulaire, est condamné à l’inertie ou à la paralysie.
Ainsi l’Europe a bien besoin d’imaginaires, mais traversés de sens et d’intelligence. Il ne s’agit plus de sombrer dans quelque irrationnel, tant craint depuis les récents régimes totalitaires, mais de redonner un sens politique à nos mytho-logies, rendues vivantes par les herméneutiques. Il faut espérer qu’ainsi les Européens retrouveront la puissance active d’un patrimoine tant malmené par les pseudo-rationalités auxquelles on veut tant réduire la vie démocratique.
[1] Ces poussées de scepticisme semblent cycliques. Ainsi déjà en 1984, après les élections européennes, Gilbert Comte écrivait : « Dans un défoulement de vocalises hexagonales, les appareils politiciens ont brandi le référent européen pour donner de l’élan à leur immobilité…Dans cette comédie amère, l’Europe ne fut pas seulement un faire-valoir académique ou un logo publicitaire, elle fut aussi le prétexte d’une opération de recyclage où les discours les plus profondément négateurs du mythe européen furent portés à l’incandescence d’un nouvel impératif catégorique ». Le Monde diplomatique, Paris, juin 1984.
[4] Voir les usages de l‘idéologème par Ph. Araujo dans ses travaux sur l’imaginaire des sciences de l’éducation.
[5] Voir notre analyse dans L’Utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Ed. Universitaires, 1979, et traduction en roumain, Utopia sau criza imaginarului, Ed.Dacia, 2001.
[6] Voir notre article du colloque de Budapest en 2004 : « Du cercle au réseau, vers une identité transitionnelle de l’Europe », à paraître.
[9] Nous avons analysé ce processus dans Mythophories, cité in « Texte sur modernen Mythentheorie », Reclam, 2003, p. 290.