Jean-Michel Devesa
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, France
jmdevesa@free.fr
Payerne, 1942: Le Mal, les monstres et l’ogre dans l’œuvre de Jacques Chessex
Payerne, 1942: Evil, Monsters and the Ogre in Jacques Chessex’s Work
Abstract: Jacques Chessex broke the silence surrounding the dark pages of Switzerland’s contemporary history. The writer charges his society with a partial complicity of with the Nazi regime, through the denunciation of the murder of a trader of cattle, Arthur Bloch, on April 16th 1942. However it would be possible that this tragedy also made the screen for another crime or at least for an accident, involving his father.
Keywords: Jacques Chessex; Arthur Bloch; Payerne; Nazi crimes; Evil; Spiritual quest.
Jacques Chessex est une figure majeure et particulièrement originale de la littérature suisse romande. On lui a fréquemment reproché un comportement en rupture avec le quant-à-soi cher à la société helvétique. Ses sautes d’humeur, son caractère sanguin, les péripéties de sa vie amoureuse, son addiction (jusqu’en 1988) à l’alcool, les modalités de sa quête spirituelle organisée autour d’une thématique (la chair comme voie d’accès au divin) ont souvent et beaucoup agacé ses compatriotes. Il a enfin passablement déconcerté par la propension de ses livres à briser le silence entourant les pages sombres de l’histoire contemporaine de la Suisse : bien avant Un Juif pour l’exemple publié en 2009, en fait, dès 1967 avec « Un crime en 1942 », et encore en 1969 avec Portrait des Vaudois, l’écrivain a condamné une certaine accointance de sa société avec le régime nazi, à travers la dénonciation de l’assassinat d’un marchand de bétail, Arthur Bloch, le 16 avril 1942 à Payerne, en cette plaine du Pays de Vaud qu’on appelle la Broye, du nom de la rivière qui la traverse.
L’écrivain a toujours considéré que la mise à mort « pour l’exemple » d’un innocent et le choc émotif qu’elle a suscité en lui avaient été un événement capital, véritablement déclencheur, dans son existence[1]. Les textes dans lesquels il l’évoque lui permettent de fustiger une Suisse et un Pays de Vaud complaisants envers les « champions » de l’inacceptable : en l’occurrence ces « gens ordinaires » que l’Histoire a transformés en « ogres » et en monstrueux nervis, et aussi tous ces autres, au nombre desquels Chessex n’exclut pas qu’il faille lui-même le ranger, qui n’ont pas eu à renoncer à leurs manières policées tout simplement parce que les circonstances leur ont épargné une quelconque épreuve de vérité. En stigmatisant de la sorte le « pragmatisme » de ses concitoyens et l’hypocrisie de son pays, Chessex a agi et s’est exprimé, non pas en fils ingrat de la patrie, mais à la façon d’un guide et d’un berger, attendant des siens une pureté et une action sociale conformes à celle-ci dignes d’une « communauté d’élus ».
Si l’élimination sanglante d’Arthur Bloch, sur le mode du bouc émissaire, a été à l’origine, ainsi qu’il l’a toujours proclamé, de la prise de conscience par Jacques Chessex de la fatalité attachée à la condition humaine et du travail de sape que la mort exerce au sein même du vivant et dans toute chose, il se pourrait qu’elle ait fait aussi écran à un autre crime ou tout au moins à un accident tragique, impliquant le père et assignant au fils le statut de complice. C’est cette hypothèse, s’appuyant sur les ouvrages mêmes de l’écrivain et notamment L’Économie du ciel (2003), que la présente communication entend examiner.
I. Le Pays de Vaud, une patrie mentale ambivalente
La Suisse célèbre un passé qu’elle s’est inventé, afin de compenser ou de dénier les failles, les faiblesses, les paradoxes, voire les hontes collectives, dont elle a hérité. Aussi, pour se dire, se sentir, s’éprouver comme membres et ressortissants d’un État fédéral moderne (fondé en 1848) et se faire reconnaître par les autres, les Suisses recourent-ils à toute une imagerie : Guillaume Tell, le serment du Grütli de 1307 (confondu avec le pacte de 1291 entre les communautés d’Uri, de Schwytz et de Nidwald), Heidi, les vaches des Alpages, les chalets et les hauts sommets, l’industrie horlogère, le fromage de Gruyère dont la plupart des Français ignore qu’il est une pâte sans trou, mais aussi la charcuterie, les saucisses, le cervelas, le chocolat Milka et les bonbons Ricola, voilà les pièces principales qui constituent un imaginaire collectif mettant l’accent sur les vertus bucoliques d’une population qui s’est constituée sur la base d’un « melting pot » agrégeant sans assimiler les apports des uns et des autres. Au sein de cette Suisse pétrie par la culture du contrat, Jacques Chessex a fait entendre sa voix pendant près de soixante ans.
Celui-ci n’est pas le dernier à percevoir le caractère « fabriqué » de cette généalogie de la nation : il installe son œuvre dans ce « décor » en trompe-l’œil, où l’idéologique confine au religieux. L’écrivain a conçu sa production littéraire comme l’expression d’un attachement indéfectible à la terre de ses ancêtres, à la patrie. Cette cristallisation a eu le Pays de Vaud pour théâtre. La fixation de Chessex à cette contrée, son enracinement, est la résultante, dit-il, du désarroi qui s’est emparé de lui, en 1956, au lendemain du suicide de son père.
Chessex évoque les Vaudois comme un peuple élu, se distinguant des Genevois et des Valaisans, un peuple ayant noué une nouvelle Alliance avec Dieu. C’est pour lui une « terre promise » aux profonds sillons, prodiguant richesse et plénitude à ses enfants. Merveilleux chrétien et fantasme se conjuguent pour dessiner les contours de ce mirifique terroir. La représentation qu’en a l’écrivain en fait un point névralgique du monde et de la Création : c’est en effet l’espace d’une démocratie directe vertueuse, ignorant la pesanteur des États et de leur appareils bureaucratiques, une sorte d’anarchie patriarcale, mêlant, par cousinage, la pureté montagnarde du Valais et la faconde méridionale d’une Provence, certes à l’autre bout du sillon rhodanien mais en contact ininterrompu avec ce qu’on appelle l’arc lémanique.
Dans la mythologie personnelle de Jacques Chessex, le Pays de Vaud a connu un âge d’or. Précipitée au XVIe siècle dans la modernité par la griffe de l’ours bernois, la contrée est désormais menacée par l’uniformisation et le règne de la marchandise, elle est entrée en agonie. L’écrivain assiste avec dépit et colère aux transformations qui l’affectent, bouleversent ses mœurs et son organisation. Le paysage, la nature, la culture, les traditions, les liens sociaux, tout disparaît, se défait, s’abîme…
II. Payerne et le « pays pur » en proie au Mal et à l’Histoire
Chessex perçoit le pays de Vaud comme un pays « pur », à ceci près que dans sa représentation il s’agit d’une contrée d’après la Chute. Son amour pour cette terre est d’autant plus grand qu’il sait qu’elle est la proie du Mal et de l’Histoire et qu’il a la propension d’en parler comme si lui-même, par ses convictions, son éthique et son rapport au monde, était exempt des compromissions, voire des vilenies, dont s’accommodent ses compatriotes sous un vernis policé.
Chessex ne se contente pas de pourfendre les nouveaux marchands du Temple, responsables du devenir acculturé de sa terre vaudoise. Pour une part, les menaces qui pèsent sur elle sont à chercher dans la tessiture même de ce pays, dans son épaisseur historique et humaine, lequel, pas plus que l’humanité, n’a échappé à la corruption provoquée par le Péché originel. Le Mal ne provient pas seulement des fourgons des armées bernoises, il prolifère dans le cœur des hommes et parmi la Cité. L’écrivain n’a pas attendu, par conséquent, la parution de Un Juif pour l’exemple (2009) pour en faire une féroce critique. Aussi, s’il vante la sensualité des Vaudois et celle des Payernois parce qu’elles contrastent avec l’austérité réformée, qu’il impute souvent aux seuls Alémaniques (épargnant ainsi la République de Genève et la rigidité de son ordre moral), n’oublient-ils pas de brocarder leur art de vivre dans le plaisir chaque fois qu’il s’organise autour d’une table débordant de mets riches et gras, confectionnés à base de cochon et de charcuterie, spécialités que ses compatriotes ont eu tort d’adopter de leurs conquérants.
En se désignant du qualificatif de « juste », lequel connote à la fois le vocabulaire théologique calviniste et l’expression « Juste des Nations », qu’on trouve dans le Talmud, et dont se sert le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem pour honorer les personnes non-juives ayant aidé, protégé, sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, de manière totalement désintéressée puisqu’en s’exposant aux pires représailles de la part des autorités nazies et des administrations collaborant avec elles, Jacques Chessex jette, implicitement, l’opprobre sur ses concitoyens, en vitupérant ses compatriotes et en rapprochant, comme en 2002, dans les entretiens qu’il accorde à Geneviève Bridel, le martyre d’Arthur Bloch de la endlösung der Judenfrage figurée par l’évocation du camp d’Auschwitz.
Quand survient ce meurtre (suivi de l’équarrissage du corps d’Arthur Bloch et de sa dispersion dans des boilles, des seaux à laits, dans les eaux du Lac de Neuchâtel), Chessex qui a huit ans n’a pas encore quitté Payerne, sa ville natale, il y vit naturellement auprès de ses deux parents, lesquels n’en sont pas originaires. La mère, Lucienne, est une Vallotton, descendante d’une lignée de huguenots de Vallorbe où s’est implantée la famille, celle des Grandes Forges et du peintre Félix Vallotton. Le père, Pierre Chessex, est en provenance de la région de Montreux, c’est à la fois un érudit (historien, linguiste et étymologiste) qui se passionne pour les légendes et les contes broyards, et un notable puisqu’il est le Directeur du collège de la bourgade (il le reste de 1937 à 1943 ; il y a servi auparavant comme professeur de français et de latin). Tous deux sont calvinistes.
Les auteurs de l’ignoble forfait ne sont pas quant à eux des inconnus : ils ne sont pas étrangers à la population locale, ils y sont au contraire parfaitement intégrés, à l’exception de leur inspirateur, Philippe Lugrin, un pasteur sans paroisse. Le meneur, Fernand Ischi, membre du Mouvement National Suisse, une formation politique télécommandée par l’Allemagne nazie qui compte une vingtaine d’affidés à Payerne, est ouvrier non qualifié dans le garage familial où Pierre Chessex a acheté sa première voiture tandis que sa fille aînée est une des camarades de classe de Jacques, dont elle partage le banc.
L’assassinat d’Arthur Bloch, que l’écrivain dénonce tout au long de sa carrière, le mentionnant dans plusieurs de ses livres, parfois par allusion, ou bien en le plaçant au centre de son propos, constitue la métaphore du cancer qui ronge le corps social vaudois : au-delà du petit cercle nazi du Mouvement National Suisse, bien des Payernois ont retenu leur souffle en observant avec un certain intérêt comment le IIIe Reich s’appliquait à résoudre la « question juive ». Dans ses textes, Chessex ne fait pas l’économie d’une outrance spéculaire pour réprouver cet antisémitisme helvétique, réel ou supposé.
L’emportement rétrospectif de Jacques Chessex vise l’indifférence des Payernois à la multiplication des agressions ayant précédé le meurtre d’Arthur Bloch. Ses assassins se sont en effet fait la main lors d’un premier attentat, en tirant contre la maison de Jean Bladt. La communauté juive de Payerne n’était pas suffisamment protégée, elle était même dangereusement exposée du fait de la radicalisation des extrémistes locaux du Mouvement National Suisse et de l’inertie ambiante, y compris celle des forces de l’ordre.
Au milieu d’une population s’accommodant de ces exactions, les uns s’en félicitant, les autres s’en faisant les complices par leur passivité, la famille Chessex, tel que l’écrivain l’évoque, endure les mêmes affres que ceux réservés à la minorité juive au sein de laquelle elle cultive de solides amitiés et à laquelle elle s’identifie, ou du moins à laquelle l’écrivain l’associe quand il induit que l’humanisme dont elle s’inspirait et qui réglait son insertion dans la Cité, parce qu’irrigué par une vivante et ardente tradition calviniste, l’apparentait spirituellement au peuple d’Israël.
Rejoignant Vladimir Jankélévitch, qu’il cite, pour déclarer « imprescriptible[2] » le génocide des Juifs par le IIIe Reich et pour considérer comme lui que toute velléité de « rapporter le moindre propos d’antisémitisme, ou d’en tirer le rire, la caricature ou quelque exploitation esthétique est déjà, en soi, une entreprise intolérable[3] » Chessex avoue sa honte de restituer « un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture[4] ». L’empathie avec la victime est si forte qu’elle le conduit à s’accabler pour une « convergence objective » avec les bourreaux, ce qui signifie qu’à travers la stigmatisation de sa personne ce sont les Payernois, peut-être même l’ensemble des Romands et des Suisses, qu’il blâme parce qu’ils les juge coupables.
La charge de Chessex n’a quasiment pas de borne : n’est-il pas à deux doigts d’interpeller Dieu pour exiger de lui des comptes lorsqu’il détourne la plainte christique de la Passion (sur la croix, pour s’adresser à son Père, Jésus profère le psaume 22 : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») en un amer commentaire de l’inscription gravée à la demande de sa veuve sur la plaque mortuaire d’Arthur Bloch (« Dieu sait pourquoi/Gott weiss warum[5] ») ?
Pour ses philippiques, Chessex s’exprime dans une langue souvent décalquée de celle du prophète Isaïe fustigeant le relâchement moral des Hébreux encourant la colère de Dieu. Il se forge ainsi une voix plus oraculaire que politique : c’est celle d’un veilleur mettant en garde contre Satan ou d’un Père du désert prêchant avec exaltation.
Ces récriminations contre le siens, proférées au nom de la morale, comme si seul l’écrivain était en position de discerner le souverain Bien dans le chaos du monde et le fracas de l’Histoire, ont entretenu l’hostilité d’une partie des lecteurs envers un Chessex dont la rhétorique victimaire a exacerbé les « crispations » dont il était l’objet et encouragé des secteurs non négligeables du public pourtant idéologiquement proches de lui à ne pas écarter l’idée que s’il se plaisait à attiser ainsi l’ire des foules c’est qu’il en avait fait malheureusement son fonds de commerce.
Accentué par l’horreur de ses conditions d’exécution, le crime de Payerne confronte pour la première fois l’enfant qu’est alors Jacques Chessex au Mal. Cette révélation ne le laisse pas indemne : la face grimaçante du Mal en effet salit. Des décennies après le meurtre dans un café de Lausanne, après avoir aperçu Lugrin, et lui avoir adressé la parole pour prendre la mesure de son ignominie et lui opposer son mépris, Chessex vérifie qu’il est difficile de ne pas en être éclaboussé.
La proximité du Mal à laquelle il est impossible d’échapper n’est pas seulement redoutable, elle véhicule un secret encore plus bouleversant que renforce la tournure procédant par allusion employée ici. Si le Mal peut bien parer ses entreprises d’un masque familier et aimé, il est interdit de croire plus longtemps à l’innocence du monde et des hommes. Cette très rude et douloureuse leçon, soit Chessex la tire d’un événement qui s’est produit concomitamment à l’homicide d’Arthur Bloch mais sur lequel il a gardé pour l’essentiel le silence (dans cette hypothèse, ce ne serait qu’en 2003, avec la publication de L’Économie du ciel, qu’il l’aurait divulgué, s’allégeant momentanément d’un oppressant fardeau dont il a regretté, en 2005, dans Le Désir de Dieu, de s’être délesté), soit que l’aveu de 2003, et par voie de conséquence l’accusation qui en découle n’ait été qu’une image particulièrement hardie, ingrate et brutale (si l’on songe à qui en est la cible), un raccourci métaphorique et une fabulation, pour illustrer la thèse selon laquelle un acte criminel peut être commis par ceux-là mêmes dont, par amour, on aurait voulu qu’ils fussent à jamais à l’abri de ce désolant naufrage.
III. Payerne, la ville où un crime en a peut-être caché un autre
Ceux que l’Histoire a fait se comporter en tortionnaires ne sont pas les seuls à hanter Payerne. De ses rues et de ses murs, des spectres et des fantômes ont fait élection, parmi lesquels celui du père.
Indépendamment de l’empreinte qu’il a laissée dans la mémoire de Jacques Chessex, le crime, celui des « monstres » de l’Histoire, a peut-être fait écran à celui de l’ogre, pour user d’une figure littéraire faisant allusion au roman de l’écrivain, L’Ogre, que le prix Goncourt a distingué en 1973, et dans lequel le personnage Jean Calmet a un père dont l’assiette psychologique a été comparée de celle de Pierre Chessex, par bien des commentateurs et par le romancier lui-même, mais pour ce qui le concerne pas de manière absolue. Dans ces conditions, la reprise par Chessex de la formule du Christ à l’endroit de l’apôtre Pierre (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. ») pourrait indiquer que c’est dans et contre le souvenir du père que l’écrivain a édifié son œuvre, et pas spécialement ni exclusivement L’Ogre. Et la date du 16 avril 1942, celle de l’assassinat d’Arthur Bloch, « recouvrait » ainsi symboliquement celle du 14 avril 1956, jour du suicide de Pierre Chessex, et celle de son décès, le 18 avril.
La mort du père aurait d’ailleurs pu entraîner celle du fils : en se tuant, le père a moralement et psychiquement détruit le fils. Mais comme celui-ci ne l’a pas imité, il lui a incombé de « s’inventer ».
Pour ce faire, Chessex ne s’est pas seulement reconnu dans une lignée familiale, il a revendiqué une filiation intellectuelle et culturelle par le biais d’une terre d’élection.
Le lyrisme de Chessex pour chanter et rêver ce Pays de Vaud n’est pas sans parenté avec celui de Maurice Barrès dans La Colline inspirée et du Général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, lorsque l’un et l’autre célèbrent la « vieille terre » de France. Payerne y apparaît comme un pôle condensant et concentrant les énergies et les passions, positives et négatives, charriées par l’Histoire et les hommes : elle fournit le cadre, le théâtre, d’une confrontation à proprement parler tragique, digne des Anciens Grecs, entre Pierre Chessex et son fils, Jacques.
En 2003, la publication de L’Économie du ciel en révèle le ressort.
Le narrateur de L’Économie du ciel aime les oiseaux et s’intéresse à eux. Dans la réserve du Haut-lac, il part à la recherche d’une chouette assez rare, strix nivea valdensis. Il y en aperçoit une. Il en informe la rédaction de la revue Oiseaux d’Europe qui lui envoie Claire Auréline Moret, « une des personnes qui dressent la carte du biotope de strix[6] ». Dans le même temps, un policier, Trischi, dans le nom duquel les lecteurs de Chessex entendent la déformation de celui de l’épouvantable Ischi, le chef de file des tueurs nazis de Payerne, distille son poison dans sa conscience en l’invitant à avouer ce que, depuis son enfance, il sait de son père et de son emploi du temps, le jour où une vieille femme est morte en tombant de sa fenêtre. Taraudé par ce moderne messager des Érynies et par sa mauvaise conscience, le narrateur plonge dans le désarroi. Il n’avoue rien malgré les pressions de cet enquêteur qui a toujours refusé de considérer l’affaire comme classée. Les causes du suicide du père du narrateur sont ainsi divulguées tandis qu’est dissipée la fiction entretenue pour se défendre des tourments qui n’auraient pas manqué d’assaillir un fils sommé de s’en tenir au silence et au non-dit. Un jour d’automne donc, à la fin d’une matinée semblable à toutes les autres, le narrateur enfant serait revenu de l’école après la pause de dix heures, du fait de l’absence du « maître de chant[7] » qui est souffrant. Il aurait croisé son père « chapeauté de brun, à vrai dire le chapeau bas sur l’œil et le col du manteau relevé[8] ». Il était sur la route près de « la dernière maison tout en haut de la pente[9] », un méchant « immeuble de trois étages qui donnait sur une cour bétonnée devant les champs vides[10] ». C’est là que résidait Vlasta. Or, à cette heure, l’adulte aurait dû être à son bureau « à diriger son école et le collège et le reste[11] » : ce n’était en effet qu’en fin d’après-midi, « deux ou trois fois par semaine entre dix-sept et dix-huit heures[12] » qu’il dispensait des leçons particulières à cette « jeune fille tchèque recueillie par les services de l’assistance publique aux réfugiés de guerre[13] » qui l’avaient « placée chez [une] vieille femme[14] ». La surprise du jeune garçon aurait viré littéralement à la sidération quand l’homme, « pâle[15] », « les yeux bleus terriblement[16] » brillants, aurait « [saisi] durement[17] » le bras de son fils, examinant les environs pour s’assurer qu’il n’était pas observé, ni épié, et qu’il lui aurait enjoint de se taire à jamais : « Il n’y a personne. Personne. Et toi tu ne m’as pas vu. Souviens-toi. Toi tu ne m’as pas vu à ce moment et sur ce chemin.[18] » C’est ce secret qui aurait toute son existence pesé sur lui.
Le récit se poursuit par la délivrance que le narrateur accorde à Claire Auréline Moret, qui est atteinte d’une leucémie au stade terminal et qui l’a prié de consentir à abréger son calvaire. Cet homicide auquel il se résigne en la poussant dans une chute mortelle d’une quarantaine de mètres suggère que l’allègement de son propre fardeau exigeait une compensation majeure : le crime du père devait être racheté par un geste de compassion du fils mais d’une nature telle que celui-ci prenne sa place, en étant à son tour celui par lequel la mort survient.
L’organisation du livre exploitant la remémoration supposée d’un souvenir le tire du côté des romans à caractère autobiographique, cependant, presque immédiatement après l’aveu du douloureux déni, celui concernant une famille « dans laquelle il y aurait aussi un coupable[19] », l’écrivain a barré la voie à la critique et aux lecteurs d’interpréter unilatéralement son texte, en prêtant ces réflexions à son personnage.
L’impossibilité pour le narrateur de « fonder » son existence « sur un passé sûr[20] » et l’énormité de son rachat, même au pays de Dignitas et de Exit, les associations helvétiques d’assistance au suicide, réfutent de l’intérieur même de la diégèse toute lecture regardant L’Économie du ciel comme une confession.
Faute d’une recherche sérieuse dans les Archives, et auprès de la Police et de la Justice du Canton de Vaud et de Payerne, établissant la défenestration de la logeuse de Vestla comme un fait indiscutable, et exhumant l’éventuel dossier de l’enquête, il est judicieux d’assigner au dévoilement que ce texte met en scène le seul statut que personne ne peut lui contester, celui d’un secret littéraire uniquement opératoire dans l’univers patiemment échafaudé de livre en livre par Jacques Chessex.
Cette prudence est d’autant plus requise que, comme je l’ai dit plus haut, Le Désir de Dieu « rectifie » en 2005 l’aveu de L’Économie du ciel, en revenant sur la qualification en crime de ce qui soit n’était qu’un accident soit n’a été imaginé que pour symboliser une rivalité œdipienne. En ne maintenant pas ses allégations initiales, Chessex expie sa faute envers le père dans une contrition des plus ambiguës, dont le tour n’interdit pas d’inférer le remords de l’auteur à une « accusation » mal qualifiée, en partie peut-être infondée. Il vaut mieux laisser aux futurs biographes et aux proches de l’écrivain le soin de dire si l’hypothèse déchirante sur laquelle s’ouvre L’Économie du ciel, formulée une soixantaine d’années après les faits imputés, correspond bien au travail du souvenir dans sa conscience et à une sorte de « purgation » du traumatisme provoqué par la figure d’un père possiblement criminel ordonnant le silence à son enfant.
Le fils de « l’ogre de Payerne »,- à moins que, de l’ogre, le fils en ait été le père, l’authentique, pas le supposé, ni le présumé -, a construit son œuvre, livre par livre, dans un processus impliquant un réseau d’antinomies, qui interdit de rabattre sur le mode de la transposition, a fortiori sur celui de la confession, telle séquence ou tel motif à un épisode de son vécu, alors que la conduite de la narration et bien des déclarations de l’écrivain, comme la communication de son éditeur parisien, laissaient entendre que son existence constituait la matière exacte de ses livres. Ce dispositif constitue un piège pour les lecteurs et la critique : l’esquiver exige de bien circonscrire les informations supposées relever du vécu de l’écrivain à la seule sphère diégétique.
Dans cette perspective, et en embrassant l’ensemble de l’œuvre de Chessex, c’est-à-dire en évitant de se fixer sur un livre plutôt qu’un autre, même si le ton de celui-ci semble corroborer davantage que d’autres le caractère autobiographique de certains motifs, il est possible de délimiter une « scène œdipienne » des plus singulières : le père qui a peut-être tué s’est définitivement attaché son fils à lui en lui imposant de taire ce qu’il a vu ; la mère qui redoute que le fils reproduise les errances paternelles n’est pas aimée comme elle le mérite, ni par le père ni par leur enfant qui, tout en ne voulant pas prendre auprès d’elle la place de l’ogre, accroît ses inquiétudes ; pour surmonter les insupportables tensions suscitées par cet Œdipe inabouti, ou « renversé », celui que des circonstances malheureuses ont érigé en « complice malgré lui » n’a d’autre alternative que de cultiver un ambivalent sentiment de culpabilité en se reprochant une inexcusable ingratitude envers les siens. Le père disparu, plus rien ne le lie, ne l’entrave. Il est potentiellement libre de parler, puisqu’il ne peut plus trahir : sa parole n’a plus besoin d’être bridée, celée. Toutefois, il continue de se taire. C’est ce non-dit qui peut le faire apparaître comme « ingrat » puisque les autres ignorent tout : ce qui a pesé sur lui et le fait que désormais Chessex n’est plus vraiment « tenu ». Au sentiment d’avoir été amputé d’une partie de sa personne se mêle d’une trouble jouissance.
Cette louche satisfaction de constater que ce suicide lui permet d’exister et de vivre, de ne plus être sous l’éteignoir de la stature du père, équivaut à une amputation. La disparition du père, comparable à une ablation, le tourmente au point d’éprouver, charnellement, la mort en lui. Pour apaiser cette douleur, il lui faut installer Dieu dans son univers mental à la place du père. Chessex l’agnostique n’y est peut-être parvenu que tardivement, en cessant de s’épuiser à effacer la faute du fils envers le père, ce qui était vain car toutes ses tentatives n’avaient pour effet que celui de « prolonger » l’ogre dans sa progéniture, le fils devenant le minotaure, c’est-à-dire le plus fidèle exécuteur testamentaire qui soit. Avec ses livres, il a « repris ce qui lui avait été enlevé[21] ». Le transfert au domaine artistique « apprivoise » la névrose dans une foi singulière et une croyance syncrétique en Dieu, exprimant la crainte du père, comme le Dieu vengeur, jaloux et tout puissant de l’Ancien Testament, et une adoration souvent déniée de la mère. C’est ainsi que Chessex s’est lui-même découvert et modelé par le truchement d’une écriture vécue comme une « confession » performative conduite sous le regard malgré tout complice de lecteurs auxquels il reprochait vertement leur connivence avec le fini et l’imparfait, et, dans son esprit, sous celui primordial et tout puissant de Dieu qu’il était le premier à provoquer en raison du Mal présent dans sa Création. C’est au terme de ce procès qui n’est pas la simple projection littéraire d’une maturation personnelle que l’écrivain a fini par endosser les habits et afficher la figure mélancolique et mystique de cet « énergumène », réincarnation du « vampire de Ropraz » et néanmoins sage, qui, s’étant retiré « au désert », y a vécu à peu près en paix, en quasi ermite, réconcilié avec son être-au-monde et délivré de la peur de la mort.
En guise de conclusion
Mon propos de ce jour va grossir une « radiographie » en chantier de l’œuvre de Jacques Chessex postulant que sa « philosophie » a concilié le vertige des sens avec l’exigence de l’absolu et posant que le vécu avoué de l’écrivain a contribué à « informer » son univers littéraire. Cependant je n’affirmerai pas avoir exhumé la vérité biographique et psychologique de Jacques Chessex. La personnalité de l’écrivain ne niche pas au fond de ses livres comme un « donné » à déchiffrer. Pour paraphraser un mot de Chessex à l’endroit de l’œuvre de son ami François Nourissier, à ses yeux injustement méconnue, c’est le texte en chantier qui écrit l’histoire qu’il veut de l’écrivain (Le Simple préserve l’énigme), surtout quand l’intéressé entretient un rapport existentiel à l’écriture procédant au moins en partie de l’autofiction.
M’appliquant pour ma part à comprendre et à expliquer comment le fils de Pierre Chessex, le gosse de Payerne, a fini par devenir Jacques Chessex, l’écrivain dont la postérité retiendra probablement qu’il a réussi à accréditer l’existence d’une littérature suisse en français distincte de la littérature française, j’ai la conviction que ce « fils coupable de l’ogre », ce jeune adulte puis cet homme qui ne parvenait pas à faire son deuil et que minait un atroce secret, s’est « inventé » au fil de ses livres, constituant par là même une œuvre empruntant plusieurs de ses matériaux à un bien effrayant roman familial.
Notes
[1] Jacques Chessex, Transgression et transcendance, Entretiens avec Geneviève Bridel, Coll. « Paroles vives », La Bibliothèque des arts, 2002, p. 42 : « L’événement qui, en 1942, a profondément marqué mon enfance, c’est ce crime dont j’ai parlé dans plusieurs livres ; un de ces textes est d’ailleurs devenu un classique, paraît-il. »