Helder Godinho
Universidade NOVA Lisboa, Portugal
ghpl@fcsh.unl.pt
Construire un imaginaire du mal
Building an Imaginary of Evil
Abstract: Informed by the principle that evil is a cultural creation, that all is natural in nature, three texts are used as examples of the construction of imaginaries of evil: Thomas Mann’s The Transposed Heads: A Legend of India, where evil is created in search for the perfection of the Other, Vergílio Ferreira’s first novel, O Caminho Fica Longe, and the legend of king Roderick, which show both how the closing of the I, where there is no place for the Other and which, on the contrary, the Other is imposed upon, can lead to the destruction of one’s self and of others or even of a complete country, as in the legend of Roderick.
Keywords: Thomas Mann; Vergílio Ferreira; the Legend of King Roderick; Visigoths; King Vitiza.
Penser le Mal nous oblige à le considérer comme une création humaine. En effet, la nature est neutre en termes de bien et de mal, le mal des victimes étant le bien des prédateurs. C’est dans ces circonstances que toute la survivance est possible. Comme le dit le biologiste Claude Combes : « L’homme est naturellement … naturel. C’est un choix culturel que de qualifier tel ou tel comportement de ‘bon’ ou de ‘mauvais’ »[1]. D’ailleurs, le Laid est également considéré une création culturelle. Il faut dire que la nature trouve « beau», ou plutôt indifférent, tout ce qu’elle a fait.
Gilbert Durand considère que le patrimoine de l’homo sapiens réside dans ce que j’appelle l’imaginaire primaire et dans lequel le mal est inscrit dans la logique même des régimes. L’imaginaire de l’engloutissement, par exemple, est négatif et distinct de l’imaginaire de l’intimité, qui, pourtant, fait partie du même régime d’images. Dans cet imaginaire primaire on trouve l’ouverture pour ce que j’appelle l’imaginaire second restreint aux individus et aux groupes. Par exemple, la lutte et l’utilisation diaïrétique du glaive font partie d’un parcours d’individuation et d’affirmation d’un individu (le héros) et d’un groupe, contre d’autres individus et d’autres groupes. C’est là la valeur de la vie, qui semble être primordiale et stable pour tout le monde, et qui subit une modulation, car la mort des ennemis est non seulement tolérée mais aussi valorisée. Si l’on y pense bien, la vie n’a jamais été la valeur fondamentale : on peut l’enlever aux autres par légitime défense, personnelle ou sociale, mais on doit aussi risquer ou, même, sacrifier la nôtre – par honneur, pour défendre ou augmenter le pouvoir et les territoires de la patrie, pour défendre notre religion, etc. Comme le disait Hegel, il faut risquer sa vie pour devenir vraiment humain, et la dialectique du Maître et de l’Esclave en est un exemple.
Le Mal est donc un concept non seulement humain, mais variable selon le centre d’où il est observé, ce qui, d’ailleurs, est déjà impliqué dans le jeu de prédation qui permet la survie des espèces.
Un aspect qui me semble aussi intéressant est que la destruction du mal peut être incluse dans le système même comme l’Autre de ce système. Comme disait Vergílio Ferreira, mené à sa limite tout se détruit soi-même. Il me vient à l’esprit le conte de Thomas Mann, Les Têtes Troquées (Die vertauschten Köpfe)[2] où une très belle fille se marie avec un intellectuel, beau d’esprit, qui a un ami (les deux sont, plutôt, un personnage composite) qui est un manuel, beau de corps. La fille ne peut pas s’empêcher d’aimer, aussi, le manuel et, quand ils se suicident tous les deux dans un temple, à cause d’elle, la déesse lui permet de les ressusciter en replaçant la tête de chacun sur le corps respectif. Mais la fille se trompe, menée par son désir d’avoir l’homme parfait, qui réunirait l’intelligence de l’intellectuel et la beauté physique du manuel, et troque les têtes. Malheureusement, le résultat est décevant. Ce conte nous montre que la recherche de la perfection, contenue, comme possibilité, dans un personnage composite, et qui oblige à parcourir les deux avatars de ce même personnage, aboutit à la destruction de tous. Le Mal est, ainsi, la possibilité cachée dans cette recherche de la perfection et de la complétude.
Le premier roman de Vergílio Ferreira, O Caminho Fica Longe,[3] nous montre un imaginaire du mal, dans la mesure où il mène tout le monde à la destruction. Il suppose, aussi, l’existence d’un personnage composite, divisé en deux hommes, que la femme (la fiancée d’un d’eux) doit connaître successivement, en passant dans les bras de l’autre, justement à cause de l’insuffisance symbolique de son vrai fiancé. Le résultat est qu’elle finit par se suicider et son ex-fiancé ne parvient jamais à se remettre et reste seul et malheureux pendant toute sa vie.
Néanmoins dans le roman apparaît un élément important, si on considère le point de vue du fiancé masculin. Le récit qu’il se fait de lui-même est ce que Óscar Gonçalves appellerait un récit restreint, à adjectivation pauvre[4]. Óscar Gonçalves a remarqué que ses patients névrotiques avaient un moi conçu comme un récit négatif envers eux-mêmes, très peu adjectivé. La thérapie s’exerçait en travaillant le récit du patient et en l’ouvrant à une adjectivation plus riche, ouverture qui lui permettait d’y mettre plus de monde. Car, voyant la vie toujours à travers ce récit négatif envers lui-même, le patient n’était pas ouvert à la vie, nommément aux autres. Et c’est ce qui va arriver au personnage de ce premier roman de Vergílio Ferreira. Il se croit laid et pauvre, pense qu’il ne vaut pas grand chose, donc, sa belle fiancée ne peut pas l’aimer. Les signaux de ce qu’elle était et de ce qu’elle sentait le trouvaient complètement imperméable. Il appliquait toujours cette grille au monde. et le monde n’y entrait pas, le monde et les autres n’existaient pas en dehors de cette grille, tout était vu et considéré à l’image et à la ressemblance du récit qu’il se faisait de soi-même. Même le fait d’être dispersé par les autres, comme il lui arrive de dire, notamment d’être dispersé dans cet autre qui sera son remplaçant auprès de sa fiancée, vient de cette grille de vision dévalorisante de soi-même. En effet, comme dans le conte de Thomas Mann, il est un intellectuel maigre et pas très beau, au moins c’est comme cela qu’il se considère, et il rêve de devenir un Tarzan, qualité physique que cet autre qui le remplacera auprès de sa fiancée aura, comme le manuel des Têtes Troquées. Le résultat est la mort de la pauvre fille, qui se suicide. Et le résultat de l’application au monde de cette grille stricte est l’impossibilité d’aimer.
En effet, au contraire des romans et poèmes médiévaux de l’amour de lonh, ce personnage de VF ne laisse rien ni personne entrer dans sont récit. Le monde de l’Autre n’existe pas et il y a un passage curieux où un autre étudiant (l’action se passe entre étudiants de l’Université de Coimbra) rencontre une collègue qu’il trouve laide et qu’il déteste, mais il est en mauvaise forme psychologique et elle arrive à en profiter pour attirer son attention. Ayant su éveiller en lui quelque chose de positif, en lui disant qu’il était élégant, il ferme ses yeux et reconstruit mentalement tout son corps. Quand il les ouvre il la regarde d’une façon différente et il finit par la trouver belle. L’Autre est, vraiment, une construction que le sujet fait. Le monde, dans sa « réalité », n’est plus un lieu de rencontre et de création d’un texte commun où il y a un peu de chacun, mais il est une projection totale de soi. Le résultat est le Mal, la destruction des autres et de soi-même. Et il en résulte aussi l’incapacité d’aimer, car l’amour, en « ouvrant » ce récit de soi à l’autre, serait perçu comme une agression, une destruction de l’identité de soi. Comme quoi le temps ne passe pas, dans le sens où rien n’est changé, le futur est une répétition éternelle du présent.
Je voudrais encore parler de la légende du roi Rodrigue, le dernier roi des Goths, le dernier roi de l’Espagne Wisigothique qui a subi l’invasion arabe[5].
Cette légende, qui donna origine à un grand cycle littéraire allant au moins jusqu’au XIXe siècle, se déroule à partir de la mort du roi Vitiza qui a eu deux fils en bas âge. Les vieilles querelles internes de la monarchie des Visigoths ont pris la forme de deux partis qui se réclamait chacun d’un prince et, comme la guerre civile ne prenait fin, un Conseil de Sages a demandé à Rodrigue, un noble de haut lignage, de devenir Régisseur du royaume jusqu’à la maturité des princes, ce qu’il a fait avec grand succès. Mais, au moment où il devait remettre le pouvoir aux fils de Vitiza, il s’est fait couronner roi, mais continua toujours à bien traiter les princes. Invité à mettre un cadenas à la porte de la tour que Hercule avait construite par magie, quand il avait été dans la Péninsule Ibérique, ce que Hercule avait ordonné à tous les rois, il décide d’aller voir ce qu’il y avait dedans et il découvrit à l’intérieur, dans une colonne, image de l’axe du monde, une arche qui contenait une étoffe sur laquelle étaient représentés des Arabes. Il y avait également une légende disant que le roi qui aurait été si hardi pour ouvrir cette tour aurait son royaume envahi par des hommes ayant cette figure.
Entre temps, il avait invité la fille du comte Julien de Ceuta, Alataba, pour être éduquée à la cour et il en tomba amoureux ou, plutôt, la désira et la viola, quoique avec quelque consentement de la part de celle-ci. Le résultat, pour être bref, est que le comte Julien, qui était le seigneur du seuil entre l’Espagne et la terre des Maures, a ouvert cette porte en invitant les Maures à envahir l’Espagne. Le résultat, on le connaît et les envahisseurs ont même été aidés par les fils de Vitiza.
Or, si l’on regarde le texte qui met tous ces éléments en relation pour justifier la conquête arabe qui mit fin à la monarchie visigotique, on a tendance à s’intéresser à la relation de Rodrigue et Alataba. L’Espagne visigotique aurait été perdue à cause de l’amour du roi pour cette jeune fille, ce qui a été l’élément déclencheur de l’intérêt pour cette légende et le déclencheur du cycle littéraire qu’elle a produite. Mais la contextualisation des éléments signifiants que le texte organise est moins romantique. En fait, on a ici affaire à un roi aussi enfermé dans son moi que le jeune héros du roman de Vergílio Ferreira. L’autre n’entre pas dans le récit sur soi qu’il applique au monde. Il occupe donc l’espace de l’autre, son présent, sans que l’autre existe en dehors de ses désirs. Il avait promis au comte Julien de trouver un mari de haut rang pour Alataba mais c’est lui qui va occuper cette place. L’espace interdit de la Maison d’Hercule, un espace autre et sacré que les rois ne peuvent franchir, lui montre que le franchissement de ce seuil a ouvert les portes d’un monde autre et ennemi (les figures des Arabes qui y étaient représentées), le même monde que le franchissement du seuil de la vertu de Alataba a ouvert par les portes du détroit de Gibraltar. La voix de l’Autre, soit le commandement d’Hercule, soit la vertu de Alataba, soit l’honneur du comte Julien, soit le droit des fils de Vitiza à la succession, n’entre pas dans sa relation au monde. Dans le récit qu’il se fait du monde, il n’y a pas de place pour la rencontre, contrairement aux récits où naît l’amour.
Sans relation à l’autre, le présent n’est pas fécondé et le futur ne naît pas, il n’est qu’une répétition du présent, comme le futur d’Alataba et celui des princes qui avait été bloqué, occupé par Rodrigue. C’était donc Rodrigue qui avait pris la place des autres (le royaume ou le futur mari de Alataba). L’Autre devient un ennemi qu’il faut soumettre. Le royaume des Visigoths était donc, symboliquement, sans futur parce que le roi occupait la place des autres et imposait la répétition du Même. Pour que le futur arrive, pour rompre cette succession répétitive du Même, l’Autre ne peut arriver que comme Envahisseur, celui qui habitait un monde autre dont Rodrigue a ouvert les portes. Et, avec lui, arrive la destruction de ce présent où régnait le Même. Destruction qui entraîna la destruction de l’Espagne chrétienne parce que celui qui la représentait imposait son récit aux autres, récit qui, comme ceux des névrotiques traités par Óscar Gonçalves, non seulement ne s’ouvrait pas aux autres mais s’imposait, en annihilant les autres. Comme le héros du premier roman de Vergílio Ferreira qui causa aussi une destruction (le suicide de sa fiancée), Rodrigue détruit son royaume en bloquant le fonctionnement du temps parce qu’il était incapable de toute rencontre. L’amour même avait été une violence. L’autre doit alors venir du dehors non comme amant mais comme Envahisseur.
Selon la légende, dans un extrait qui n’appartient pas au texte que j’ai mentionné, après sa défaite à Guadalete, Rodrigue s’est enfui jusqu’à Viseu ou il a entamé la pénitence d’être dans un trou avec un serpent qui le dévorerait et qui a commencé à le dévorer par le sexe. L’amour est vraiment une agression. Il ouvre les frontières d’un moi qui est incapable d’ouvrir le récit qui dit son moi à la rencontre de l’autre, comme ceux de l’amour de lonh.
On voit avec cette légende que le Mal comme maladie du temps, en tant que manque d’amour, impose la répétition du présent (tyrannisé par celui qui le gouverne) et l’impossibilité du Futur. Au lieu d’être une belle légende d’amour, la légende de Rodrigue est une histoire de l’incapacité d’aimer, comme était celle du jeune personnage de VF. Et elle nous montre que le changement de cycle (dans ce cas le remplacement de la monarchie visigotique chrétienne par la monarchie musulmane) est un effet du manque d’amour. Car l’imaginaire des sentiments apporte une connaissance théorique du monde, que l’on n’a pas suffisamment étudiée jusqu’à présent. Car les sentiments sont aussi des concepts pour lire le monde et l’histoire. Dans les deux cas dont j’ai parlé aujourd’hui, on remarque la construction d’imaginaires de la destruction qui centrent bien le mal non comme construction universelle mais comme point de vue. L’incapacité de ne pas imposer aux autres le récit de son moi (ce qui est particulièrement visible dans le roman de VF) détruit les autres et la Forme du Temps d’où le Futur s’absente.
Notes
[4] Óscar Gonçalves, Viver narrativamente. A psicoterapia como adjectivação da experiência, Coimbra, Quarteto, 2002.
[5] Helder Godinho, “La legende du roi Rodrigue (présentation et texte)”, in Irene Freire Nunes (dir.), Récits Mythiques du Moyen Âge Portugais, Grenoble, ELLUG, 2008, p. 119-177.