Luiza Vasiliu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
luiza_vasiliu@yahoo.fr
Les Académies de la mort et de l’espoir /
Academies of Death and Hope
Abstract : Considered to be the enemies of the new communist regime, most of the intellectuals from the inter-war period were condemned, for political reasons, to long terms of imprisonment. Some of these survived and wrote testimonies from their detention time. In the present essay, I chose four exemplary thinkers, Noica, Steinhardt, Mărgineanu, Pandrea, trying to set their works in a revealing and productive dialogue. If the motivation of the confession is different to Steinhardt and Noica, Mărgineanu and Pandrea write in order to offer a document of historic value. However, the four memoirists’ styles are quite distinct, varying from erudite baroque to a surrealism, in a form of expression that blends cynicism and black humor. Secondly, the essay studies the way the prisoner found in extreme conditions has a tendency to create literature (the sensation of a certain déjà-imaginé), in order to finally approach the resistance methods of the imprisoned intellectual (including those of the “academies”, an original form of maintaining the spirit alive in situations of hard detention).
Keywords : Communism; Romania; political prison; resistance; reeducation; Noica; Steinhardt; Mărgineanu; Pandrea.
« Leur intérêt était de liquider les godelureaux, c’est ainsi qu’ils les appelaient. La classe supérieure. C’est pas qu’elle était supérieure par la culture, ou autre chose, c’étaient des exploiteurs »[1] – ces phrases appartiennent à l’ancien tortionnaire Franţ Ţandără et résument en quelques mots gauches l’attitude des régimes totalitaires (le communisme, en particulier) à l’égard des intellectuels : sous prétexte qu’ils seraient les représentants d’une prétendue exploitation économique, ils étaient considérés l’ennemi principal du progrès social, c’est-à-dire de la consolidation de l’État communiste. Il faut des victimes, disaient les révolutionnaires rouges, pour qu’après on puisse commencer à construire l’homme nouveau. Les victimes ont été, bien évidemment, les opposants dans le sens large du mot, mais dans la présente étude nous allons nous concentrer sur les quelques intellectuels qui ont écrit des témoignages sur les années de prison et pour lesquels, dans un geste totalement assumé, l’écriture est conscience et état de veille.
Nous n’avons pas la prétention d’écrire exhaustivement sur tous les intellectuels roumains qui sont passés, pour des raisons politiques, par le régime pénitentiaire. Nous avons choisi juste quatre auteurs et nous allons éviter de généraliser, en étudiant exclusivement les cas en question et en essayant de découvrir les quelques points communs. Pourquoi leurs témoignages sont-ils significatifs? Non pas parce qu’ils représenteraient une typologie des intellectuels sous le communisme, mais tout simplement parce qu’ils discutent différemment, en communiquant implicitement les uns avec les autres, des problèmes tels la résistance en prison ou la motivation de l’aveu.[2]
« J’écris à la lueur de la lampe de l’éternité »
Nous allons parler dans les pages qui suivent de quatre livres qui appartiennent d’une manière ou d’une autre à la catégorie des journaux de prison: Rugaţi-vă pentru fratele Alexandru (Priez pour le frère Alexandru) de Constantin Noica, Jurnalul fericirii (Le Journal du bonheur) de N. Steinhardt, Amfiteatre şi închisori (Amphithéâtres et prisons) de Nicolae Mărgineanu et Reeducarea de la Aiud (La Rééducation d’Aiud) de Petre Pandrea. Tous ces auteurs ont été des intellectuels de valeur dans la période précédant l’instauration du communisme. Après 1945, pour des infractions fictives (la plus courante étant « le complot contre la sécurité d’État », même si cela pouvait dire tout simplement la lecture d’un livre « interdit ») ils sont condamnés à beaucoup d’années de détention et sont libérés lors de la grâce de 1964.
Ils écrivent tous sur l’expérience carcérale, mais la motivation de l’aveu est différente d’un journal à l’autre. Pour Steinhardt, Jurnalul fericirii est un « testament politique »: en dehors des trois solutions de survie pendant le totalitarisme, résumées dans les pages de début (la mort assumée chez Soljenitsine, l’indifférence chez Zinoviev, l’agressivité chez Churchill et Bukovski), Steinhardt parle dans les plus de quatre cents pages de son Journal de la quatrième solution, la foi, qui englobe et dépasse en même temps toutes les autres, bien qu’il admette que « le bonheur et la paix ne peuvent pas être créés par nous-mêmes, par la voie matérielle – mais ils nous sont donnés de là-haut »[3], et que cette quatrième solution est accessible à très peu de gens. En nous rappelant la conversion religieuse vécue, dont Steinhardt a fait l’expérience dans la prison, sous le signe de l’œcuménisme, nous pouvons spéculer que c’est aussi la raison pour laquelle le testament a dû être écrit – pour que l’épreuve soit perçue différemment, pleine de lumière, en tant que chance d’une élévation spirituelle. En pensant à Noica et à la culpabilité ressentie par celui-ci envers ses amis, Steinhardt se demande « si je vais réussir à expliquer à Dinu qu’en fait je lui dois l’occasion sans laquelle je n’aurais pas pu renaître une seconde fois, de l’eau et de l’esprit »[4]. Voilà pourquoi nous pensons que la motivation réelle de l’écriture vient du désir d’expliquer, de rendre compréhensible jusqu’au bout cette expérience fortifiante de la détention.
Dans le cas de Noica, le titre en dit long : c’est un témoignage où il essaie gauchement de faire excuser sa « trahison » et sa faiblesse. Malheureusement, il ne fait pas appel à des arguments naturels et crédibles (la faiblesse du corps ou de l’esprit), mais il dissimule son repentir sous une exhortation au pardon et à la compréhension pour les « frères » communistes qui, à cause de la situation d’humanité inférieure et sans espoir dans laquelle on les met, méritent la pitié et les prières de tout le monde. Noica commence son livre avec la parabole (qui pourrait être une histoire vraie) d’un commandant russe qui laisse sur l’autel d’un monastère un message contenant le texte suivant:
« Le commandant des troupes qui ont occupé le monastère vous déclare qu’il l’a laissé indemne et vous demande de prier pour son âme »[5].
Tout en nous livrant au jeu d’associations sur lequel Noica construit son livre (le frère Alexandru, pour l’âme duquel il faut que l’on prie tous, est le Big Brother communiste), deux précisions s’imposent: premièrement, les communistes n’ont pas laissé « indemne » le pays qu’ils avaient occupé – au contraire, ils l’ont mutilé de manière peut-être irrémédiable, et deuxièmement, ils n’ont demandé la pitié, la prière ou la compassion à personne. Pourquoi prier alors pour le frère Alexandru? En fait, le livre de Noica et celui de Steinhardt se font écho mutuellement: le premier est l’excuse adressée au second et le deuxième est l’explication formulée pour le premier. Tandis que l’explication est plus que crédible, en convaincant surtout en tant qu’impressionnante expérience spirituelle, l’excuse n’est malheureusement toujours pas assumée et se perd dans une rhétorique dont le point de départ et fondamentalement erroné.
Chez Mărgineanu et Pandrea, les motivations sont beaucoup plus clairement exprimées. Mărgineanu se considère comme « un des témoins oculaires dépourvus d’importance dans la vie politique et culturelle » (bien qu’on sache très bien qu’il est responsable de la rétrocession de la Transylvanie) et écrit « pour faciliter le jugement ultérieur de l’histoire »[6] qui pourra, par la confrontation de tous les témoignages, devenir « complet et objectif »[7]. Le fragment autobiographique se transforme ainsi en document dont il faut tenir compte lors de l’établissement de la vérité historique. Chez Pandrea il s’agit toujours de vérité: « l’histoire en l’an 2000 nous empaillera tous. Contribuons à cela avec des documents honnêtes et courageux »[8], ou « je ne serai redevable en rien et surtout pas à la vérité historique »[9], ou encore « ce qui m’intéresse, c’est la vérité historique qui se reflète dans la goutte du Moi »[10]. L’obsession d’écrire « pour l’avenir », de manière à aider l’histoire à être complétée, est doublée chez Pandrea par des impératifs moraux: « J’ai l’obligation morale d’écrire en qualité de victime, de juriste pénaliste et d’avocat des illégalistes communistes »[11], tout en s’approchant en quelque sorte de la motivation de Goma, celui qui était décidé à « ne pas taire » ses bourreaux.
Entre éthique et esthétique
En passant de la motivation à l’acte, il faut faire quelques précisions sur la manière dont chacun d’entre eux écrit. La seule chose que les quatre livres ont en commun, c’est leur caractère autobiographique. Pour le reste, ils sont différents. Jurnalul fericirii est discontinu, baroque, fragmentaire, déroutant, réunissant dans les mêmes pages des interprétations de la Bible, des souvenirs, des parallèles littéraires et philosophiques, des commentaires pertinents sur la liberté, l’incarcération, le mysticisme, le communisme, l’œcuménisme. C’est un journal total qui, au lieu de suivre les mouvements du temps extérieur, suit ceux de la conscience, tout en dessinant le profil de l’expérience intérieure. Amfiteatre şi închisori comprend quelques chapitres où Mărgineanu raconte les événements qui ont eu lieu dans le monde universitaire, à commencer par la période légionnaire et jusqu’à l’instauration du communisme. « Le jugement sur le siècle vécu ne peut pas être séparé de mon éducation »[12], motive-t-il le découpage temporel. Ce n’est que la dernière partie du livre qui parle de l’expérience de la prison: « Năpasta » (« Le malheur ») est l’histoire de la condamnation et « Calvarul » (« Le calvaire ») celle de la détention proprement dite. Le souci pour la précision de l’information et pour le respect de la chronologie répond au désir d’offrir un document concernant une certaine période de l’histoire, et pas forcément un drame de conscience, même si celui-ci existe véritablement. Mărgineanu est en fait le chroniqueur discret et modeste de son époque, ayant une sensibilité qui apparaît souvent de manière manifeste (dans les épisodes où il s’agit de la séparation de ses enfants et de sa femme). Il fait donc appel à un style limpide, sans digressions, concentré sur la narration des événements. Il ne faut pas oublier que ce témoignage doit servir, tel que son auteur le souhaite, à compléter l’histoire de cette période.
Chez Noica, théoricien et philosophe habile, les digressions théoriques sont fréquentes, constituant le plaidoyer pour la prière énoncée plus haut. Il ne fait pas de la littérature, ce n’est pas son souhait, et le livre est plutôt argumentatif que narratif. Rares sont les moments où il réussit à créer des personnages, à individualiser avec force et conviction des portraits de détenus. Un tel personnage est l’homme condamné « pour des raisons d’allégresse », qui, pour échapper à la détention, voyage par le train (comme pour répondre à l’étonnement de Soljenitsyne face au manque de réaction des condamnés – ceux-ci n’essaient pas de fuir ou de se cacher); et sa passion est tout simplement d’observer le rire des gens. Il est amené à « l’isolement »[13] parce que lors de la perquisition on a trouvé sur lui un bouton de nacre. Son apparition dans l’argumentation de mémorialiste appartenant à Noica (peut-être que ce mot, « mémorialiste », est le plus approprié pour décrire le genre hybride auquel appartient Rugati-vă…) fait pencher la balance du côté de la frivolité, en contrepartie à la gravité pratiquée par Noica en guise de vertu.
Au pôle opposé à Noica se trouve, du point de vue du style, Petre Pandrea. La préface nous prévient qu’il s’agit d’une « dictée psychanalytique, réalisée sous pression »[14] et que dans un premier temps, Reeducarea de la Aiud a été écrite « mentalement », dans la cellule d’isolement. Le résultat a été parfois hallucinant: style télégraphique, juxtapositions surréalistes (« Le catilinaire est le houligan éternel. Les mots peuvent tuer. Les lois à mort en matière de politique sont criminelles. La mort est irréversible. Que faire quand on commet des erreurs judiciaires ? »[15]), cynisme, humour noir, absurde et lyrisme (« J’ai parlé avec la Lune à Aiud plusieurs fois. On s’épie l’un l’autre et c’est mon amie secrète. J’en vois juste un quart, la moitié, les trois quarts. Je n’ai pas vu la lune pleine. Quand est-ce que le volet tombera, pour que je puisse voir ma bien-aimée ? »[16] ). Pandrea réussit à fasciner le lecteur, tout en l’attirant vers quelque chose qui devient de la littérature, sans pour autant que ce soit de la fiction. Il dit la vérité, tel qu’il se propose de le faire, mais c’est une vérité intime, une qui sort des couches profondes de la conscience. C’est peut-être la raison pour laquelle son expression est tortueuse, surprenante, envoûtante.
« La sensation d’un déjà-imaginé »[17]
La détention, l’absurde du faux procès mis en scène, le grotesque des scènes auxquelles ils assistent ou dont ils sont les protagonistes font que les gens de lettres associent la réalité à la fiction. Une des premières rencontres de Steinhardt avec T., qui fait partie du même « lot Noica » et qui a accepté de collaborer avec les enquêteurs, donne à celui-ci l’impression d’une « scénographie surréaliste »: « Les intellectuels sont peut-être faibles, mais la connaissance des livres n’est pas dépourvue de sens, car elle peut fournir la sensation aiguë de déjà-vu ou de déjà-imaginé »[18] littéraire. Mais le sentiment de l’accusé trahi par un ami proche n’est plus de la fiction: « le surréalisme n’est qu’une théorie, la vie n’est pas la même chose que le rêve, on n’est pas dans un salon de thé où l’on sert de l’opium ni dans un salon des parfums délicats, mais dans un sacré bureau d’enquête, la statistique montre que la réalité n’est pas un rêve: Valéry avait raison »[19]. La tentation de tout transformer en fiction est repoussée, car le détenu doit tenir bon dans le réel, être présent là-bas, de manière à ce que son adéquation aux exigences du réel soit suffisante. Quant à Noica, il reste, au contraire, l’éternel prisonnier des théories et des associations imaginaires et, en transformant les expériences du quotidien en littérature (la marche vers l’enquête, les yeux bandés, lui semble être une initiation, un « doux » chemin), il aggrave sa propre inadéquation et refuse la réflexion sur la situation réelle où il se trouve. Ce qui est significatif, c’est le fait qu’il ne dit rien sur lui-même en tant que personne responsable, plus ou moins, de la condamnation et l’emprisonnement d’un nombre impressionnant d’amis intellectuels ; en échange, il construit des scénarios sur la pertinence des idées de Marx. La scène de la perquisition des détenus est extrêmement troublante – ils se trouvent tous alignés, face au mur, et cette image rappelle à Noica Zéro et l’infini d’Artur Koestler. Au lieu de repousser l’analogie littéraire et n’ayant aucun sens du réel, Noica dit au gardien ce qui se passe dans le roman: « Dans le livre, les détenus ont un pistolet contre leur nuque »[20]. Cette phrase, au lieu de renvoyer le réel dans des zones paisibles de refuge, le jette violemment dans l’absurde et la terreur. En parlant de la rééducation de Piteşti, Pandrea dit que c’étaient des « folies sorties droit de la tête de Smerdiakov, le héros épileptique de Dostoïevski, des Frères Karamazov »[21]. Mărgineanu va encore plus loin, en soutenant que la réalité dépasse de beaucoup les moyens d’imagination de la fiction, La Faim de Knut Hamsun est « dépassée », tout comme l’Enfer de Dante. Voilà comment la fiction peut expliquer la réalité, mais elle n’a pourtant pas la permission de s’infiltrer dans les couches profondes de celle-ci, car le danger de sombrer dans l’absurde augmente de manière alarmante.
« Le paradis au cœur »[22]
Une autre question justifiée porte sur les modalités de résistance des intellectuels en prison. Il ne faut pas oublier qu’ils étaient privés de « l’instrument » de leur activité quotidienne, car ils n’avaient pas de livres, de journaux (sauf très rarement, et à ce moment-là il s’agissait de Scânteia ou de livres d’endoctrinement), ils n’avaient même pas de papier ou de stylo (qu’ils recevaient juste dans les moments de détente du régime carcéral et dans des conditions spéciales). Loin de leurs familles, isolés, sous enquête, dépourvus de l’espoir d’un jugement correct, les intellectuels vivent le drame de la séparation de la lettre, le drame de la stagnation intellectuelle. Le sens de leur vie disparaît au moment où ils sont emprisonnés et se voient obligés, à cause de cela, de créer des mécanismes propres de défense. Dans le cas de Nicolae Mărgineanu, la résistance est d’abord liée à la verticalité morale, à la « conscience propre du fait que tu as fait ton devoir et tu n’as pas pris en dérision ton peuple, les gens et toi-même »[23]. La deuxième condition concerne la plupart des intellectuels détenus et est liée à la manière d’occuper son temps, de le remplir d’activités qui absorbent les facultés intellectuelles: l’apprentissage minutieux de langues étrangères, de poèmes, de listes de rois, la pratique de la philosophie, des mathématiques et de toute autre activité qui pourrait solliciter l’esprit. C’est toujours Mărgineanu qui raconte que « l’ébullition intellectuelle que nous provoquait l’échange de connaissances nous faisait oublier tous les comportements inhumains » et rajoute que « l’avantage, le grand avantage de l’intellectuel enfermé a été le suivant: la richesse de sa vie, qui faisait qu’il se suffisait à lui-même et qu’il ne se sentait pas seul où qu’il ait été »[24]. « Seul l’intellectuel a fait face à tous les comportements inhumains »[25], dit Mărgineanu, et son affirmation est pour le moins polémique, dans les conditions où le tortionnaire Ţandără disait que ceux qui « n’avaient que les livres » ne s’étaient pas du tout débrouillés en prison. En fait, la vérité est la suivante: nous avons quelques témoignages d’intellectuels qui ont résisté. Nous ne savons pourtant rien sur ceux qui se sont suicidés, se sont déshumanisés, ont cédé aux pressions de la Securitate, ou sont devenus fous. Leurs vies sont restées, condensées sous la forme d’un nom et d’une date, mais leur tragédie n’est que trop peu connue.
Pour Pandrea, ce n’est pas la vie qui offre la solution de la survie, mais l’isolement, le temps entièrement à la disposition de soi-même, qu’il emploie avidement à « écrire » (ne fût-ce que mentalement). Il écrit un roman-fleuve en « paix, féerie et concentration », fait des notes sur la détention, tient son journal. Car, dit-il, « quand on t’impose l’entourage, commence la contrainte », tandis que « dans la cellule solitaire je suis un homme libre, philosophe, religieux, chercheur psychologique des abîmes de mon sous-conscient, dans les profondeurs duquel je descends avec mon bistouri »[26]. Ce qui pourrait paraître à certains la peine d’être confronté jour après jour à soi-même est pour Pandrea la libération et la descente vers l’abîme de son être. De même, Noica ressent le besoin de rester seul, n’apprend jamais l’alphabet Morse et ne communique pas à travers les murs de la prison avec ses voisins. En échange, il construit des théories impossibles sur les « journées cosmiques ». Il est vrai pourtant que, tout comme Pandrea, une fois dans une cellule à côté de plusieurs détenus, il tient des conférences et entre dans le jeu de l’ « Académie ».
Steinhardt aussi est un maître en prison, bien que, si l’on pense à son évolution spirituelle et religieuse, c’est lui l’initié, et la survie en prison coïncide avec l’illumination, le chemin intérieur de celui qui a été récemment converti dans le but du rapprochement le plus profond de la religion qu’il a choisie et de son Dieu.
Université et prison
La détention des intellectuels a eu à faire avec l’éducation de deux manières plus différentes. D’une part, elle a été rééducation, reformatage des structures mentales et a connu soit la forme agressive et grotesque de Piteşti soit a été dissimulée sous le discours des enquêteurs, des tortionnaires ou des gardiens. Pendant l’enquête on a dit à Mărgineanu: « D’ailleurs nous ne souhaitons pas détruire les gens, mais notre but est de les améliorer et de les emmener sur le bon chemin »[27]. Les intellectuels doivent être « améliorés » car ils ne correspondent pas au profil demandé par le communisme, ils doivent être modelés, utilisant les menaces, le chantage, la violence, de manière à ce qu’ils puissent être manipulés et devenir des adeptes du régime. Le gardien Mândreş de Piteşti accueille ainsi ses détenus: « C’est mon Académie (…) d’où vous partez juste pour aller au tombeau »[28]. Ainsi, un « politique » avait une culpabilité idéologique, qui devait être corrigée par tous les moyens possibles.
Pandrea, avec de l’humour noir, identifie le processus de la rééducation avec une catharsis, une élimination de ce qui est superflu jusqu’à l’écharnage psychique, jusqu’à un squelette de mort vivant. Mais la rééducation n’aboutit pas dans tous les cas. Mărgineanu et Steinhardt (ce dernier dit que tout ce qui compte c’est le caractère, tel le « squelette électrique » de quelqu’un) gardent leur colonne vertébrale et ne sont pas touchés par l’idéologie. Chez Pandrea, l’avocat des illégalistes communistes avant l’arrestation et partisan du projet communiste, la rééducation est inverse: il passe de l’homme nouveau à l’homme ancien, ayant une compréhension parfaite de l’échec communiste et le désir de témoigner, sans falsifier, de l’atrocité du régime carcéral. Nous n’irons pas jusqu’à soutenir que Noica serait, sur tous les quatre, le rééduqué, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de mettre en évidence l’enchantement que lui provoquait la lecture des livres de Marx qu’on lui apportait dans la cellule. Encore plus, Noica se réjouit de l’occasion qui lui est offerte par les gardiens qui apportent les livres: « Je n’aurais probablement jamais lu – tout comme les adeptes eux-mêmes – l’article Débats sur la loi concernant le délit de voler du bois. Je lui trouve, ici en prison, la beauté d’un psaume »[29]. En plus, Noica s’est proposé aussi comme « entraîneur » de marxisme. Heureusement, il a été un tout autre type d’entraîneur après être sorti de prison, à Păltiniş, en rassemblant à ses côtés non pas des disciples marxistes, mais des jeunes passionnés par la philosophie occidentale. C’est pour cela qu’on peut dire que Noica est un rééduqué à moitié, un cas rare de lavage partiel du cerveau auquel il a en partie consenti.
La deuxième académie des intellectuels détenus a été, cette fois-ci, l’Académie qu’ils ont créée eux-mêmes, sous la forme de « cercles de culture », tels que Steinhardt les appelait, moyens de survivre qui éliminent l’impression de l’inutilité des jours perdus en détention, en créant l’impression de la liberté. On y enseigne le sanscrit, le droit ou la physique, on parle gastronomie, on raconte les romans célèbres (ou même les pièces de Ionesco ou le Banquet de Platon), les maîtres échangent souvent la place avec les disciples, chacun trouve quelque chose à apprendre. « On voit clairement que depuis une heure ou deux ils oublient dans quel endroit ils se trouvent. L’abstraction et la documentation ensorcellent les gens et les enlèvent un petit peu, en leur apportant la joie, l’illusion »[30]. Pandrea justifie le choix du titre de son livre par une citation de Gorki, qui appelait les prisons qu’il avait connues ses « Universités ». Et Noica raconte comment le jeune Matei, bien qu’enfermé pour la deuxième fois, était content, car il « venait à l’Université! Nulle part ailleurs il n’avait appris l’existence de tant de livres, films, sciences et langues. Il apprenait maintenant 4 – 5 langues à la fois »[31].
La prison – Académie est pour beaucoup d’entre eux la seule variante de rester actifs du point de vue intellectuel. On y tient des conférences uniques, il y a un échange fantastique d’idées et, à travers cet échange, les détenus s’approchent encore plus les uns des autres. C’est probablement un phénomène que les apparatchiks n’ont pas prévu, vu le manque de réaction claire. Leur réponse à tout ce qu’a représenté l’activité intellectuelle libre a été la création de l’appareil de répression. Que les Académies aient été créées à l’intérieur même de cet appareil, montre tout simplement le caractère „inoffensif” pour le régime (les détenus étaient quand même sous contrôle). En liberté, les Universités proprement dites ont été confisquées du point de vue idéologique, et les conférences privées sont devenues clandestines. Finalement, la réponse du communisme à l’opposition intellectuelle, même si celle-ci était seulement soupçonnée derrière une attitude verticale et intransigeante face au régime, a été la mort, spirituelle ou physique. Les intellectuels dont nous avons parlé dans cette étude sont parmi les très peu nombreux qui ont survécu et cela représente une raison suffisante pour lire leurs témoignages.
Bibliographie
Jela, Doina, Drumul Damascului. Spovedania unui fost torţionar, Bucureşti, Humanitas, 1999.
Mărgineanu, Nicolae, Amfiteatre şi închisori, Cluj-Napoca, Dacia,1991.
Noica, Constantin, Rugaţi-vă pentru fratele Alexandru, Bucureşti, Humanitas, 1990.
Pandrea, Petre, Reeducarea de la Aiud, Bucureşti, Vremea, 2000.
Steinhardt, Nicolae, Jurnalul fericirii, Cluj-Napoca, Dacia, 1994.
Notes
[1] Doina Jela, Drumul Damascului. Spovedania unui fost torţionar, Bucureşti, Humanitas, 1999, p. 89.
[3] Nicolae Steinhardt, Jurnalul fericirii, Cluj-Napoca, Dacia, 1994, p. 43 („fericirea şi liniştea nu le putem crea noi singuri, pe care materială – [ci] ele ne sunt date de sus”).
[4] Ibidem, p. 350 („dacă voi reuşi să-i explic lui Dinu că de fapt îi datorez prilejul fără de care nu m-aş fi putut naşte a doua oară, din apă şi din duh”).
[5] Constantin Noica, Rugaţi-vă pentru fratele Alexandru, Bucureşti, Humanitas, 1990, p. 5 (Comandantul trupelor care au ocupat mânăstirea vă declară că a lăsat-o neatinsă şi vă cere să vă rugaţi pentru sufletul său”).
[6] Nicolae Mărgineanu, Amfiteatre şi închisori, Cluj-Napoca, Dacia, 1991, p. 15 („ca să faciliteze judecata de mai târziu a istoriei”).
[8] Petre Pandrea, Reeducarea de la Aiud, o.c., p. 23 („istoria în anul 2000 ne va compartimenta pe toţi într-un Insectar. S-o ajutăm cu documente cinstite şi neînfricate”).
[11] Ibidem, p. 29 („Am obligaţia morală de a scrie în calitate de victimă, de jurist penalist şi de avocat al ilegaliştilor comunişti”).
[12] Nicolae Mărgineanu, Amfiteatre şi închisori, p. 15 („Judecata asupra veacului trăit nu poate fi desprinsă de educaţia mea”).
[13] « Izolare » (« isolement ») : cellule où étaient fermés provisoirement, en guise de sanction, les détenus ayant contrevenu au règlement de la prison. La punition pouvait durer plusieurs jours et supposait une solitude totale et un régime très strict, parfois sans nourriture.
[15] Ibidem, p. 33 („Catilinarul este huliganul etern. Cuvintele pot deveni ucigaşe. Legile cu moartea în materie politică sunt ucigaşe. Moartea este ireversibilă. Ce te faci când se comit erori judiciare?”).
[16] Ibidem, p. 125 („Am stat de vorbă cu Luna la Aiud de multe ori. Ne pândim şi este amica mea secretă. O văd pe sfert, pe jumătate, pe trei sferturi. Nu am văzut luna plină. Când va cădea oblonul, să-mi văd iubita?”).
[18] Ibidem, („Intelectualii or fi slabi, dar cunoaşterea cărţilor nu-i fără de folos, căci poate da, acută, senzaţia unui déjà-vu sau măcar unui déjà-imaginé”).
[19] Ibidem, p. 17 („suprarealismul e doar o teorie, viaţa nu-i totuna cu visul, aici nu-i ceainărie de opium şi nici salon al suavelor miresme, aici e un ticălos de birou de anchetă, statistica dovedeşte că realitatea nu-i vis: Valéry avea dreptate”).
[20] Pentre Pandrea, Reeducarea de la Aiud, p. 91 („În carte li se pune deţinuţilor câte un pistol la ceafă”).
[21] Nicolae Mărgineanu, Amfiteatre şi închisori, p. 202 („au fost nebunii ieşite din capul lui Smerdiakov, eroul epileptic al lui Dostoievski din Fraţii Karamazov”).
[23] Ibidem, p. 231 („conştiinţa curată, că ţi-ai făcut datoria şi nu ţi-ai bătut joc de neam, de oameni şi de tine”).
[24] Ibidem, p. 207 („frâmântarea intelectuală pe care ne-o prilejuia schimbul de cunoştinţe ne făcea să uităm de toate neomeniile (…); avantajul, marele avantaj al intelectualului ajuns în închisoare acesta a fost: bogăţia vieţii sale, care-l făcea să-şi ajungă sieşi şi să nu se simtă singur oriunde s-ar fi aflat”).
[26] Petre Pandre, Reeducarea de la Aiud, p. 114 („în celula solitară sunt om liber, filosof, monah, cercetător psihologic al abisurilor şi subconştientului meu, unde merg cu bisturiul până în adâncimi”).
[27] Nicolae Mărgineanu, Amfiteatre şi închisori, p. 156 („Noi nu dorim de altfel să distrugem, ci noi dorim numai să-i îndreptăm şi să-i aducem pe calea cea bună”).
[29] Constantin Noica, Rugaţi-vă pentru fratele Alexandru, p. 108 („N-aş fi citit probabil niciodată – cum nu citesc adepţii ei înşişi – articolul intitulat: Dezbaterile asupra legii cu privire la furtul de lemne. Îi găsesc, aci în închisoare, frumuseţea unui psalm”).