Ioana Both
Babeş-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
ioanaboth@gmail.com
Des mots et des nombres… /
On Words and Numbers
Abstract :. The paper discusses poetic aspects of a non-literary text, The Impossible Evasion, by Lena Constante, one of the most important testimonials on the communist persecutions in post-war Romania. Studied mostly for the information it provides on the Romanian concentration system, the book provides interesting insights into how the poetics of “telling the truth, the whole truth and nothing but the truth” deals in culturally constructed, figurative strategies. Where most critics have read it as an ethical document, this paper proposes a rhetorical reading, revealing the irreducible power of discourse in our contact with truth and evidence.
Keywords: Romania; Communist camps; torture; Lena Constante; memoirs; close reading; testimony.
« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne reconnaît aucun repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir… »
(Primo Levi, Si c’est un homme)
« Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ! »
(Jorge Semprun, L’écriture ou la vie)
« Je déteste l’histoire. Il me suffit de l’avoir vécue. Trop longtemps même… »
(Lena Constante, Interview, 2002)
Les livres-témoignages de Lena Constante, publiés en roumain dans les premières années post-communistes[1], figurent parmi les documents les plus importants aidant à retrouver les vérités tragiques de notre histoire. L’information qu’ils fournissent, précise et détaillée, la volonté de l’auteur même de se porter témoin en ont fait une source inestimable des études récentes d’histoire et, aussi, un objet privilégié par les visées scientifiques non-littéraires : le tragique de l’expérience, le raffinement diabolique de la torture et des enquêtes, le montage de la grande mascarade que fut ce procès politique, le cadre benthamien de la prison – tous ces éléments, et d’autres encore, ont été passés au peigne fin d’une attention historiographique et sociologique, même, sans pour autant changer l’impression première, que l’on se trouvait devant « l’écrit le plus intime sur la détention », appartenant au « seul auteur qui essaie une synthèse sur la détention féminine, décalée sur ses propres étapes punitives : si l’Evasion silencieuse parle de la claustration mutilante, l’Evasion impossible transcrit l’expérience de la collectivité larvaire »[2]. Il faut ajouter à cela le goût accentué des lecteurs des dernières décennies (et non seulement des lecteurs roumains…) pour les écritures documentaires, les témoignages de vie, au détriment de la fiction : soif de réel, qui se mélangeait, pour le public d’un pays fraîchement issu d’une dictature, comme la Roumanie, avec une soif de vérité, qui rejetait la « littérature », comme synonyme de l’invention romanesque, et – avec l’eau du bain – l’enfant, aussi, c’est-à-dire : la littérarité, la qualité esthétique de pareils écrits (comme ceux de Lena Constante, parmi d’autres). Ce qu’ils restituent, par leurs témoignages, tient d’un « indicible tragique » – mais l’intérêt des lecteurs pour le tragique (et pour la dimension éthique restituée) laissait le plus souvent de coté l’indicible l’accompagnant – la dimension poétique des écrits qui, criant vérité, sont obligés de recourir aux mots, à la rhétorique et aux figures, afin de faire passer cette vérité. En fin de compte, si indicible il y a, il faut bien qu’il se dise d’une façon ou d’une autre. Le vide de sens (du texte) est réalisé avec du plein de discours.
Pourtant, cette littérature écrite par les rescapés des horreurs communistes est suffisamment substantielle, depuis toutes ces années, afin de constituer un genre à part entière, comme cela a été le cas, avant elle, pour la littérature des camps de concentration nazis. En admettant que ces ouvrages, les uns comme les autres, « ne se réduisent pas à la relation anecdotique ou même dramatisée des camps, mais participent, par leur communauté d’inspiration et leur qualité de traitement, à la naissance d’un espace littéraire nouveau qu’on peut appréhender comme un genre homogène »[3], la critique littéraire peut retrouver ses outils et ses objets, pour définir des topiques et suivre des champs de figuralité à l’oeuvre. C’est aussi la visée de nos propos.
*
L’Evasion silencieuse est, en premier lieu, un témoignage précieux sur les enfers d’une époque qui nous a été interdite d’accès pendant longtemps, et que Lena Constante décrit, dans le texte justificatif qui sert de préface à L’Evasion impossible, comme suffoquant : « Incertitudes, peurs, arrestations, procès, injustices, perquisitions, condamnations, dossiers secrets, conversations téléphoniques interceptées, informateurs, faux témoignages, dénonciations, autobiographies… », tout y passe, dans une espèce de moulin broyant non seulement les vies de gens (ce qui aurait déjà été terrifiant) mais aussi la différence entre le bien et le mal, l’axe fondamental de tout un monde. Souvent, comme ci-dessus, les phrases de Lena Constante font recours à la figure de la liste, de l’énumération, qui accroît jusqu’à suggérer sa visée exhaustive, jusqu’à suffoquer la mémoire immédiate du lecteur, pour ensuite se suspendre, en laissant un énorme non-dit au-delà de la roue des mots qui tourne sans cesse, qui accumule tout le dicible d’un topos pour en figurer ainsi son indicible. La volonté de témoigner semble avoir poussé Lena Constante à écrire : comme un médicament qui guérirait nos maux spirituels (des maladies tels l’ignorance, le mensonge, l’oubli, le manque de mémoire). Elle s’adresse, dans la préface de L’Evasion impossible, aux étrangers voulant connaître les mécanismes de la dictature communiste, aussi bien qu’aux jeunes roumains qui doivent se former dans un climat de vérité : « J’ai compris que, pour les citoyens d’un pays libre, non communiste, tout ce qui semblait à mes yeux banal et sans intérêt aurait pu prendre un aspect tragique et terrifiant. Mais la Roumanie n’a-t-elle pas commencé, en 1989, son chemin vers la liberté ? Un chemin difficile, plein d’obstacles et de pièges, mais dans quelques années, les jeunes roumains vivront dans un pays libre et devront connaître la vie tragique et terrifiante des leurs parents. ». Ecrire est un travail de mémoire : « Nous, ceux qui sommes arrivés sur les rivages [de l’au delà, n. I.B.], ayant survécu aux prisons, nous sommes aujourd’hui tous vieux. La mort ne doit pas effacer de la mémoire historique cette période inhumaine de notre pays ».
Lena Constante a été arrêtée et impliquée dans le procès le plus important de type stalinien, intenté par le Pouvoir communiste de Bucarest à Lucreţiu Pătrăşcanu, membre important du Parti Communiste Roumain, et dont les orientations social-démocrates, ainsi que la popularité parmi les roumains, dérangeaient le gouvernement installé par les Soviétiques à Bucarest, en 1948. Lena Constante est soumise à une enquête terrible, menée par des personnages diaboliques qui, d’une part, programmaient la terreur (pour 12 jours et 12 nuits de suite, on lui interdit de dormir, ou bien on lui ordonne de marcher sans arrêt autour d’une cellule, seule, sous la surveillance – souvent – d’un dispositif qui aurait fait rêver Bentham, elle est enfermée au cachot, menacée d’être livrée aux rats affamés, on lui interdit de faire quoi que ce soit pendant 16 heures, debout dans sa cellule…etc.), d’autre par lui offraient de faux espoirs en échange de sa collaboration avec les bourreaux du procès, à l’accusation de Pătrăşcanu. De façon significative, Lena Constante choisit de témoigner non pas des aspects politiques de ses 12 années de prison, mais de ceux vraiment terribles – le côté humain de son expérience, le monde, l’enfer de la prison et des enquêtes: „Avant de commencer à écrire tout cela, j’ai longtemps hésité. Je ne suis pas écrivain. Pourquoi écrire? A quoi bon? D’autres, bien plus compétents que moi, l’ont déjà fait. Je ne pourrais dire ni plus, ni mieux. […] Moi, je n’ai été qu’un comparse. Une utilité. Un figurant. [Les preuves manquant], ils durent donc les inventer. Donner corps à des fictions. […] Alors, pourquoi écrire? Tout simplement pour apporter, moi aussi, un témoignage. Humain. Autant que possible, passer sous silence l’aspect politique de ma détention. C’est de l’état de détention en lui-même que je parlerai. […] J’ai vécu une expérience, je crois, unique. Une femme, seule, pendant de longues années. Des années faites d’heures, de minutes, de secondes. Je voudrais les dire ces secondes, ces 3600 secondes par heure, ces 86 400 secondes par jour, qui vous rampent lentement tout le long du corps, serpents visqueux spiralant de vos pieds jusqu’à votre gorge, sans trêve… […] Je veux dire aussi la dignité humaine. Parler de toutes ces femmes… […] Pour dire aussi l’espoir…” (p. 20-21). Elle se refuse d’emblée le statut héroïque, tout comme elle croit ne pas avoir vaincu l’enfer, sinon l’avoir vécu, parcouru, jusqu’à ses dimensions ultimes, jusqu’à ses derniers rivages vivables.
Mais cet enfer, peuplé soit par des monstres (enquêteurs, officiers, geôliers, bourreaux…), soit par elle seule, dans l’isolement des cellules, se constitue en un chronotope littéraire cohérent, et dont la structure est bien redevable à des couches complexes de constructions culturelles. Ce qui se donne à nous comme la vérité, toute la vérité et rien que la vérité des horreurs subies – L’Evasion impossible – le fait par « le biais fécond d’une écriture accomplie et charmeuse », au sens où, « consciemment ou pas, l’écrivain-témoin théâtralise son récit, procède à une mise en scène de l’évènement, idéalise les personnages, fait alterner temps forts et temps faibles, narration et réflexion, s’efforce de trouver une parole adaptée, hallucinée »[4]. Et cet univers est centré sur elle – la détenue à laquelle on a arraché l’identité, les effets personnels, le droit à toute intimité ainsi que le droit à l’hygiène corporelle, la détenue sans visage. Par un mécanisme compensatif au niveau du discours, plus on lui interdit le droit d’être un humain à part entière, plus on la nie et on l’humilie au cours de l’enquête, plus sa subjectivité textuelle s’affirme et se construit, crie ses vérités ou bien se réfugie dans l’imaginaire de ses fictions, fortifiée uniquement par cette évasion interne, silencieuse – car, tout comme elle ne criait pas à haute voix, dans son emprisonnement, cette voix du sujet choisit de s’écrire, de se donner à nous, lecteurs, par le biais silencieux d’un texte. Elle s’y raconte sans honte aucune : ses peurs, ses pleurs, la terreur, la faiblesse et les révoltes mineures, dans un style fort car sans emphase, sans rhétorique appuyée ni analogies ou métaphores. Un style dont le refus explicite de tout artifice, la scansion elliptique des phrases, ainsi que d’autres procédés « au négatif », fini par construire une diction particulière du sujet, en même temps qu’un imaginaire du corps souffrant, torturé, déchiqueté par la douleur, et que les mots « pour le dire » sauveraient dans l’in extremis du témoignage : « Les mots demandent du temps. Ils ne peuvent tout dire à la fois. Comment exprimer cette angoisse? Il me faudrait un mot unique. Un mot de synthèse. Un mot, coup de massue. Un mot, coup de foudre. Un mot ensanglanté. Hurlé la gorge serrée par l’angoisse. L’attente placée au creux de l’estomac. Le cœur broyé par l’horreur. L’effroi qui tord la poitrine, en haut, à gauche, une place, un point, où d’habitude il n’y a rien. Le cœur. Un mot de chair. Un mot de sang. Ce mot n’existe pas. […] Cette douleur efface tout. Rien ne se passe plus dans l’esprit. Rien dans cet endroit étrange que je situe avec difficulté. Tout en haut. Non. Derrière mes yeux. Plus haut encore. Tellement plus haut que c’est presque extérieur à cet autre moi dégoûtant, mon corps. Non. Rien dans la tête. Tout ne se passe que dans cette masse de chair insensible, muette, inexistante d’habitude. Tout à coup, dans le mal, la douleur; dans la peur, je me sens agressée par mon cœur. » (p.13).
Un des mécanismes les plus anciens de la narration, censé donne un contenu et un visage à un personnage, le regard de l’autre, est réinterprété à rebours : Lena Constante raconte les yeux des geôliers qui lui refusent une identité, la regardent pour la surveiller avec cette insistance paroxystique, qui lui anéantit le droit à la subjectivité : « [l’enquêteur] fixe sur moi des yeux de haine. Des yeux de fou. J’en viens à douter de moi-même. N’ai-je pas perdu la raison? Ma peur se double d’une torture nouvelle » (p.11). A un rythme torturant, le regard de l’autre viole le sujet : « La surveillance y est permanente et parfaite. Pendant toute l’année passée là, tout le long de ces 400 jours et de ces 400 nuits, le battant en fer du judas placé dans la porte a silencieusement glissé vers la droite. De deux en deux minutes, un oeil s’est encadré dans le trou rond. Cet oeil m’a regardée. De deux en deux minutes. Puis le battant est retombé brutalement avec un tintement métallique. De deux en deux minutes. Continuellement. Pendant 400 jours et 400 nuits. Pendant 576 000 minutes. J’ai subi ce viol et ce grincement à peu près 288 000 fois » (p. 47). Par un bel effet de symétrie narrative, qui montre combien la figuralité littéraire travaille les structures de ce texte (aux visées « non-littéraire »), elle, le sujet central de l’espace infernal, elle n’a presque plus de regard : myope, on lui refuse les lunettes, mais on la condamne aussi au noir absolu des cachots. Les seules lunettes qu’elle porte, lors des sorties de la cellule ou de la prison, sont les lunettes noires destinées à l’empêcher de voir. Ce qui fait que le chronotope de l’enfer carcéral est le plus souvent invisible : « La prison, je ne la voyais pas. On m’y faisait toujours circuler dans les couloirs les yeux aveuglés par les lunettes aux verres noirs et opaques. Une main de gardien serrait mon bras, me poussant à droite ou à gauche. Vers les bureaux, vers ma cellule. La cellule, à peu près 4 mètres carrés… » (p. 46). La précision des descriptions de Lena Constante compense la vue faible par les décomptes, les mensurations de l’espace à tâtons, ainsi que par le toucher (tout un éventail de nuances de la rugosité des murs met à l’épreuve les qualités descriptives de son style « non-littéraire ») ou par l’ouïe : « Deux pas vers la droite, deux pas vers la gauche, arrêt, et ainsi de suite. Entre les deux arrêts, compter jusqu’à huit. Donc, deux pas, puis je compte: un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, de nouveau deux pas en sens inverse et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit et ainsi de suite […] Il me fallait penser à quelque chose. Intensément. Je calculais donc à peu près le temps d’après mes allées et venues. Donnant une seconde à chacun de mes pas, il me fallait vingt secondes pour faire un tour complet. Soixante secondes, c’est-à-dire une minute, pour trois tours. Dix minutes pour trente tours. Enfin 180 tours pour une heure. » (p. 34, 36). Lena Constante ne parle pourtant pas d’ouïe, mais de vue, pour les moments où, « attentive à tous les bruits de la prison […] je cherchais à voir tous les bruits. A voir la vie de la prison » (p. 17). Quand la vue lui est refusée, tout le corps souffrant devient un oeil énorme, aux aguets.
Le même effet de symétrie régit la construction des deux imaginaires entre lesquels se pose – et se vit – l’expérience carcérale. Comme le remarque un des commentateurs les plus subtils de L’Evasion silencieuse, Sanda Cordoş, Lena Constante découvre assez vite pendant l’enquête « qu’elle est confrontée non pas à des crimes réels ou tout au moins vraisemblables, mais à un échafaudage de mensonges, à un scénario imaginaire, dicté du plus haut niveau du parti, planifié par les enquêteurs »[5] afin de détruire Lucreţiu Pătrăşcanu. Les mots seront les premiers à trahir l’être : « La vérité, il n’en avait que faire. Son but, c’était d’en créer une tout autre. Comment? Par la force des mots. Car les mots peuvent dire cela et le contraire de cela. Unir ou séparer. Exprimer ou cacher. Créer ou détruire. Ils peuvent tromper. Trahir. Tuer. Les mots peuvent tout. » (p. 16). La pire torture qu’on lui inflige, dans un terrifiant 1984 orwellien, « avant la lettre », est faite de mots et non pas de coups. Il s’agit du discours de l’enquêteur au sujet des rats affamés, qui se poursuit des jours de suite : « Il me donna, de nouveau, le temps de réfléchir. C’était à moi de choisir. Avouer et être libre, ou continuer à nier et être enfermée dans la fosse aux rats… […] Trois jours plus tard, deuxième séance d’enquête. Nul ne peut résister à l’attaque de ces rats. Ils se précipitent sur vous de tous les côtés. Ils mordent en pleine chair. L’odeur du sang les enivre. Ils poussent des cris aigus. Ils vous grimpent le long du corps. Nulle possibilité de défense. Je n’avais plus que quelques jours devant moi. Ils ne donnaient déjà plus rien à manger aux rats. Ils les affamaient pour moi. […] j’ai cru à la réalité des rats. A cause de son regard. De sa voix. De la délectation avec laquelle il décrivait l’horreur. Ces rats, il les enviait. Leur faim lui creusait l’estomac. Il n’arrivait pas à se rassasier de ma peur. Son existence était la preuve de leur existence… » (pp. 53-54).
Broyée par l’étau de cette construction absurde, elle lui opposera les territoires d’un autre imaginaire, celui qu’elle se construira dans sa tête (non, pas de crayon, ni de feuille, ni de droit à l’intimité qu’aurait représenté l’acte d’écrire…) : « L’enquêteur m’avait donné l’ordre de réfléchir et de me rappeler ce que je prétendais – disait-il – ne pas savoir. Il me fallait, au contraire, oublier, tout oublier, en commençant par lui. Je ne devais plus entendre le bruit du judas. Ne plus voir l’œil du gardien. Ne plus ‘réaliser’ le froid. Ne plus sentir la faim. Je devais m’évader. Fuir. Ne pouvant passer de l’autre côté du mur, fuir hors de moi-même. Abandonner ce corps qui ne m’était que souffrance. Cette chair misérable et affamée. Nier le ‘moi’ de mon corps. Ne plus vivre sa douleur. Ne plus trembler de sa peur. Lui ne pouvait être que là. Moi, je pouvais être ailleurs. Lui n’avait même pas la place de mouvoir ses pieds douloureux. Moi, je me ferai pousser des ailes. Des ailes d’oiseau. Des ailes de vent. Des ailes d’étoile. Et je m’évaderai… Ce fut le commencement d’un long apprentissage. L’évasion n’est pas chose facile. Je ne réussis à l’apprendre que peu à peu. En parcourant plusieurs étapes » (p. 14). Les paroles « muettes » composent des vers et racontent des histoires, des pièces de théâtre, des contes. Elles deviennent ainsi les alliés existentiels de la solitaire incarcérée[6], leur charge livresque sert à alléger le niveau ontologique de cette expérience ultime : « Pour enfin échapper à cette folie de têtes, je n’avais qu’un seul remède possible, l’exprimer. Donner à l’illusoire la réalité des mots. Sans crayon, sans papier, sans expérience, je me suis timidement faufilée, pas à pas, dans un monde qui n’était pas le mien, la poésie » (p.60). Composer de la littérature lui ouvre les portes d’un miracle : « Je sentais seulement le passage du miracle. J’avais enfin trouvé la clé de l’évasion. […] Je m’en étais aussi débarrassée de la coupable obsession du temps perdu… […] Evasion dans un rêve que je sentais plus réel que la réalité… » (p. 61, 62, 65). Là aussi, Lena Constante rencontre instinctivement un des topoï de la littérature (et de l’expérience) carcérale : « Dans ces récits de l’ignominie, il est souvent question de poésie, de musique, de littérature, de philosophie. […] Toute parole arrachée à la suffocation est une victoire sur la barbarie. Le drame qui se joue n’est pas celui d’un oppresseur monstrueux face à des victimes innocentes, ce n’est même pas la folie hitlérienne contre les Juifs persécutés, c’est le combat de l’homme contre son semblable, la lutte d’une face sombre s’obstinant à réapparaître pour broyer la face lumineuse. L’enjeu est moins historique ou politique que métaphysique »[7]. Le bien et le mal que Lena Constante s’efforce de séparer en témoignant sont, eux aussi, symbolisés à l’aide d’un imaginaire de la langue. Il y a la « bonne » langue, celle de la poésie qu’elle compose en roumain et sur les valeurs esthétiques de laquelle elle se laisse à la rêverie : « La langue roumaine se prête mal à la poésie mineure. Aux mièvreries, au sentimentalisme, à l’eau de rose […] Le génie de la langue roumaine demande l’épopée, les ballades héroïques, la profondeur, les cris d’amour, de sang et de haine. C’est une langue qui a su dire comme nulle autre la souffrance, les luttes, l’injustice… » (p. 65). De l’autre côte, le langage violent et obscène des geôliers, qu’elle emprunte comme une stratégie défensive, est un symbole du mal : « J’adopte un truc nouveau. Les jurons. Nous, les Roumains, nous sommes experts en jurons. Notre langue, avec ses possibilités de contractions, s’y prête. […] Dorénavant, les jurons que je lui offrais mentalement bien entendu, tout au long de nos rencontres, m’aidaient beaucoup calmer ma peur et ma rage » (p.64). Entre les deux, le discours au double entendre de l’enquêteur mélange les deux registres – et les deux imaginaires linguistiques – pour mieux cibler les faiblesses supposées de la victime. Paradoxalement, le mensonge et la fiction, deux mondes de paroles, sont ceux qui confèrent corps à une réalité autrement indicible. De nouveau, une médiation culturelle irréductible est là, pour dire une réalité qui semblait, par ailleurs, tellement avilie, tellement « basse », qu’elle se refusait à toute réminiscence culturelle.
La formule discursive choisie par Lena Constante se soumet à la même logique : elle ne dit pas le réel, mais sa sémiosis, « restitution figurée et métonymique »[8], par le biais de la formule diaristique de la narration. L’Evasion silencieuse aussi bien que L’Evasion impossible sont écrites comme un journal. Lena Constante compte les jours et leur met des dates, tout comme elle mesure et compte les dimensions du cachot, de la porte, du lit et …de la feuille d’oignon volée à la poubelle de la prison. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur ce premier paragraphe :
« Je suis condamnée à 12 ans de prison. Le procès a duré six jours. L’enquête cinq ans. J’ai donc déjà exécuté cinq ans de prison. Seule. Dans une cellule de 5 mètres carrés, 1827 jours. Seule, 43 848 heures. Dans une cellule où chaque heure a inexorablement 60 minutes, chaque minute, 60 secondes. Une, deux, trois, quatre, cinq secondes. Six, sept, huit, neuf, dix secondes, mille secondes, cent mille secondes. J’ai vécu, seule, en cellule, 157 652 800 secondes de solitude et de peur. Cela se hurle! Ils me condamnent à en vivre encore 220 838 400! À en vivre ou à en mourir… » (p. 5).
D’emblée, sa volonté de témoigner sur une vérité absolue se concrétise en une figure discursive fictionnelle : un faux journal pour que chaque jour de cette expérience soit compté : « 25, 26, 27, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44e jour de détention – 1er mars 1950 ». Car, s’il n’a pas de raison pour être remémoré, chaque jour vécu en prison a eu sa durée de vide, et chaque jour a fini par être vaincu par la prisonnière. Dans la même logique d’un imaginaire de la langue, les nombres s’opposent aux mots : si les mots construisaient des fictions, des « mensonges », les nombres sont censés dire le réel, dans sa pauvreté, dans son vide ou dans son noir. Le vide existentiel de la solitude forcée est supplanté toujours par l’énumération des chiffres des jours passés dans la cellule, qu’elle transforme souvent en heures, minutes et secondes, et la liste des nombres accroît jusqu’à engloutir tout réel objectal, jusqu’à suffoquer le sujet : « Je voudrais pourtant tout dire. Mais je sais que tous ces mots entassés ne disent presque rien. Rien que quelques moments aigus de ces jours et de ces nuits cellulaires. Entre ces moments de crise, il y a eu toutes les étapes de marche. Je les ai toutes vécues. En vingt jours, j’en ai vécu soixante. Soixante fois six heures de marche. Soixante fois deux heures de repos. Cela ne dit presque rien. Dans ce monde de chiffres, peut-être les chiffres seront-ils plus suggestifs. Je vais donc traduire en chiffres ces vingt jours de ‘manège’. Admettant un pas par seconde et deux pas par mètre, je parcourais en vingt secondes un va-et-vient de dix mètres. Donc trente mètres par minute et 1 800 mètres par heure. Mon calcul est donc basţe sur une moyenne à l’heure très basse. Trois étapes par vingt-quatre heures donnent 32 400 mètres et soixante étapes en vingt jours égalent enfin 648 kilomètres. J’ai donc été obligée de faire en vingt jours soixante étapes de marche égalant 650 kilomètres et l’on m’a accordé soixante arrêts de repos, c’est-à-dire 120 heures pour manger, me laver, aller ‘au programme’ et enfin dormir. Si je compte 30 minutes pour les trois premiers points, 30 heures en vingt jours, ce calcul laisserait 90 heures de sommeil… » (p. 38). Le sous-titre de L’Evasion silencieuse est en soi un condensé de cette métaphore de la précision : « 3000 jours seule dans les prisons roumaines ».
Les fonctions du nombre sont multiples. En premier lieu, il construit la durée diaristique du récit, « pour mieux déborder la vérité du simple témoignage »[9], il date un « calendrier » dont nous aurons toutes les raisons de nous méfier (aurait-elle vraiment pu retenir que tel évènement s’était passé tel jour précis et non pas le suivant ? quelle garantie ? et comment vérifier l’authenticité du vécu pour acquiescer du pacte autobiographique qui fonde cette écriture ?) mais qui reste la figure discursive minimale, garantissant effectivement la vraisemblance du récit. Le nombre, la date sont là quand la mémoire n’y est plus : « J’ai passé environ 240 jours dans cet endroit. Cela fait 5 760 heures. Et pourtant c’est ”a peu près tout ce je m’en rappelle. Ces heures, ces jours, d’être tellement semblables, je n’arrive pas à les effeuiller » (p. 107), ou bien « Ce millième jour de détention ne m’a laissé aucun souvenir particulier » (p. 114). Mais il est, néanmoins, dûment daté…
Là où la narration se casse, fragmentée soit par le manque de souvenirs d’un jour particulier (et vide…), soit par un déni implicite de l’auteur (un refus de raconter tel évènement, probablement…), là ou le discours se suspend, donc, le nombre à pour fonction d’assurer la continuité du monde dont on témoigne, et du discours qui le fait : cela se fait par des colonnes de chiffres qui comptent les jours, parfois sur des pages entières, égales et vides, mais connotant un surplein de l’accumulation, de la liste, de l’énumération infinie : « Des chiffres. Beaucoup de chiffres. Disent-ils le nombre de mois, de semaines, de minutes vécus pendant ces neuf mois? Que se passa-t-il au cours de ces neuf mois perdus?… » (p. 285). Car le nombre a aussi, dans ces cas, la suggestion de l’infini du vide, du noir, d’une éternité à laquelle manquerait la parole salvatrice, fantasmante, poétique.
Le nombre fictionnalise le témoignage dans ses ressorts discursifs, il figure la « littéralité » et supplante l’absence de la parole, le nombre est non seulement la métaphore du réel carcéral, mais aussi de l’indicible (« dans le monde des chiffres, peut-être les chiffres seront-ils plus suggestifs… » – p. 41). Sa fonction dans la construction du réel prend souvent, aussi, des aspect littéraux : là où elle ne peut pas voir ce qui l’entoure, ou bien quand elle veut gagner en précision de ses descriptions, Lena Constante compte. Je ne sais pas si on « voit » mieux un couloir de prison en sachant exactement combien de marches avait son escalier en colimaçon, par exemple (vingt, non pas dix-neuf, et puis ?), mais les nombres sont, là aussi, les derniers qui restent à peupler l’enfer : « Le gardien marche toujours devant moi. Cette fois, il ne me reconduit pas vers ma cellule. Il s’arrête là, où le couloir forme un angle droit, ouvre une porte et me fait signe d’entrer. Il referme la porte. La clé tourne. Ce n’est qu’un réduit d’un mètre sur deux. Le plafond mansardé descend brusquement à un mètre du sol. On ne peut y rester debout que sur une surface d’un mètre carré. Par terre, du ciment. Dans le mur du fond, une ouverture vers l’extérieur. Haute de vingt-cinq centimètres, longue de cinquante. Cette lucarne est bouchée de l’extérieur par une planche. Je ne peux la voir, mais mes mains la palpent. Le gardien ouvre le judas. Me prévient que je n’ai pas la permission de m’asseoir par terre. Je dois rester debout » (p. 12).
Comme on l’a souvent remarqué, tout comme il n’a pas une fonction vindicative, le livre de L’Evasion silencieuse n’a pas une fonction réparatrice, sinon restitutive. Son témoignage vise à une authenticité de l’humanité profonde, face à laquelle toute forme d’héroïsme et de victimisation serait superflue. Dans la solitude de sa cellule, où la fenêtre même a été peinte de blanc afin de lui cacher la vue du ciel, Lena Constante découvre la force salvatrice des mots « en liberté » et la qualité « réalisatrice » des nombres. Le jeu subtil entre la prétention du « dire vrai » et la construction figurale de l’intermédiaire discursif de cette vérité ultime, entre le poids du corps et l’envol de l’imagination, entre le poids du nombre et l’envol de la parole, tout ceci tient au miracle de l’écriture libératrice, qui fait passer, selon l’expression de Paul Ricœur, les évènements, aussi absurdes soient-ils, dans l’ordre de l’histoire[10]. Certes, Lena Constance insiste sur le fait qu’elle n’est pas un écrivain (dans la préface à L’Evasion impossible) :
« C’est mon premier livre et je ne le considère pas comme de la littérature. Je ne suis pas écrivain. Ce n’est que le témoignage d’une femme condamnée à 12 années de prison dans un procès stalinien. Un récit aussi précis que le temps écoulé depuis me l’a permis d’en faire… ».
Mais, dans une lettre qu’elle nous adressait en 2002, au sujet d’une possible traduction de L’Evasion silencieuse en italien[11], elle manifestait sa méfiance quant aux capacités de l’italien à transmettre la visée stylistique de son écriture :
« Je l’ai écrite très lentement, en essayant par le style de mon texte à rendre ce que j’avais appelé les trois F de la terreur : la peur [n.I.B. « Frica », en roumain], la faim, le froid. […] Petit à petit, j’étais venue à la conclusion que le style devait rendre forcément le souffle coupé, douloureux, provoqué par la peur, la faim et le froid. Donc, des phrases le plus courtes possibles, sans virgules, sans adjectifs, sans compassion, donc un texte le plus glacé possible… ».
Ces trois mots-clé sont à leur tour liés aux horizons thématiques de son imaginaire discursif : la froid – au corps avili (« Le froid, cette fois, vient à mon secours. Je me mets debout. La souffrance de ce froid est plus forte que tout. J’ai froid dans les entrailles. Froid dans la poitrine. Je suis prise d’une quinte de toux. Puis, j’ai chaud. Trop chaud. Mon corps s’enflamme. J’ai des frissons. Je reprends conscience… » – p. 23), la faim – au nombre (« Ma première punition, la faim. Cette punition a durée 400 jours. J’ai eu faim pendant 400 jours. Une faim lancinante. Dégradante. Bestiale… […] Je recevais trois tasses d’eau par jour… » – p. 48), la peur – au regard interdit (« La peur provoquée par l’attente des séances d’enquête était permanente. Les gardiens marchaient à pas furtifs. A pas d’espion. Les pas de ceux qui viennent vous chercher pour l’enquête font du bruit. Je les entends résonner de loin. Le bruit se rapproche. Le souffle coupé, j’épie le bruit de chacun de ces pas. Je les compte. Les pas arrivent de plus en plus près. La peur me prend à la gorge. Mon coeur s’arrête. Encore plus près. La sueur m’inonde… » – p. 49). Un programme poétique allant jusqu’au détail de la coupure syntaxique, jusqu’à la métaphore de la lettre initiale (« Frică, Foame, Frig… ») – de quoi y lire aisément les gestes purificateurs de la littérarisation salvatrice, car, s’il n’y a pas d’accès direct à la Vérité, la littérature nous offre une des voies royales du biaisement obligé…
Notes
[1] Evadarea tăcută, Bucarest, Humanitas, 1992; Evadarea imposibilă, Bucarest, Florile dalbe, 1996. Le premier volume avait été écrit en français (et traduit ensuite par l’auteur) et il a été publié sous le titre L’évasion silencieuse, en 1990, aux Editions La Découverte, à Paris. Sauf autres indications, toutes nos citations proviennent de l’édition française et nous indiquerons en parenthèses seulement les pages citées).
[3] Yves Stalloni, „De l’horreur à la littérature”, in Le Magazine littéraire, no. 438, janvier 205, p. 43.