Doina Jela
Curtea Veche Editing House, Bucarest, Romania
doinajela@gmail.com
La mémoire trompeuse
Deceiving memories
Abstract: At the time of the disintegration of the Communist regime, memory proved to be the most crucial of the collective values of the Romanian people. Moreover, it became the fundamental tool in the process of the recovery of consciousness that followed. But memory is not fool proof, and can often be misleading. The text sets out to identify the different strands of memories at work in the act of collective remembrance. In our analysis, instead of the victim-persecutor classification, we propose the concept of self-esteem that suffered significant corruption during the Communist regime.
Keywords: Communism; Romania; collective memory; victims; self-esteem.
Mémoire des victimes, mémoire des persécuteurs, mémoire de l’homme à la merci de l’histoire, ni-victime-ni-persécuteur
Au moment de la chute du communisme, la mémoire s’est avérée la plus importante des valeurs collectives des Roumains. Plus que ça, elle est devenue l’instrument fondamental de la prise de conscience qui a suivi. Il suffit de s’imaginer un instant que ce qu’on a pris l’habitude de nommer ”la révolution de décembre” aurait pu se passer non pas en 1989, mais en 2009, lorsque le changement des générations aurait rendu impossible la survie des victimes de la répression communiste de masse.
On aurait eu à faire à une illustration de la fameuse théorie de la convergence, dans laquelle les « valeurs » du communisme se seraient mélangées avec celles du capitalisme ; et la vérité de parti qui affirme la moralité de tout ce qui sert les intérêts du socialisme – y compris l’assassinat de l’ennemi de classe – aurait été abandonnée et oubliée en même temps que ses crimes.
Ce qui a fait de 1989 un moment de rupture, un kairos, a été, évidemment, la soif ardente de liberté d’une minorité de jeunes gens. Ce qui a donné à ce moment de grâce un contenu plein, et a assuré son caractère irréversible, a été la mémoire libérée des entraves. Elle a été, en tout cas, l’unique source des faits dont l’abondance, dépassant le seuil critique, a changé le sens des valeurs et a donné au mot communiste son contenu négatif d’avant la guerre. Les acteurs de ce gros plan étaient naturellement, comme dans toutes les révolutions même à moitié fausses, ceux dont le droit de parole avait été suspendu un demi-siècle avant, les victimes.
On a beaucoup lu de ce genre d’écrits publiés dans les années 90, par centaines, on s’est beaucoup référé à cette source de reconstitution du passé récent qui sont les produits de la mémoire, mais pas à la mémoire en soi, au souvenir, comme tel.
Dans un texte publié très tôt après la révolution, Ion Vianu, psychiatre, écrivait « je ne connais pas un sentiment plus corrosif et plus douloureux pour l’âme, que le ressentiment ». Et il en donnait une définition mémorable: « il est un éternel retour de l’événement traumatisant qui consomme votre énergie morale, vous stérilise et vous vieillit prématurément. C’est une auto-agression qui tue la joie de vivre»[1]. Ces propos concernent les souvenirs des anciens persécutés, preuve ce qui suit: « La force obsessionnelle du ressentiment ressemble à une vraie fascination que la victime ressent pour son bourreau, comme une malédiction qui l’attache à jamais, ou pour très longtemps, à celui-ci. » L’ancien dissident ne plaide pas pour l’oubli. Par contre, il recommande « la recherche et l’enregistrement de la vérité dans toute sa nudité, sobriété et gravité».
Personne ne se demandait à l’époque, comme Ponce Pilate « qu’est ce que c’est que la vérité? ». Dans des moments de grâce de consensus, tout le monde semble savoir ce que c’est.
La devise de ceux qui, plus récemment, dans une époque plus sceptique ont été appelés, avec un brin de malice, les « activistes de la mémoire », était : « il faut faire vite avant que les témoins disparaissent». Mais les témoins étaient évidemment les anciens prisonniers politiques, ceux pour lesquels dix ans plus tard aurait été trop tard, et non pas l’altera pars aussi.
Qu’est-ce qui a changé depuis, dans notre perception de la mémoire et de ses produits, les souvenirs ? D’autres acteurs de la société ont pris la parole et nous avons commencé à nous intéresser à la petite histoire, à la vie quotidienne des 90 % des citoyens qui n’ont pas connu les prisons, mais seulement la queue, les meetings obligatoires pour la paix, les pots de vin, l’avortement illégal, les horaires de l’eau chaude dans les HLM, le vol des produits agricoles et dans les usines, la télévision bulgare, les bouquins interdits, les mille manoeuvres d’adaptation et de survie dans l’état de siège devenu quotidien, mais aussi : le métro, l’habitation et le boulot assurés, l’enseignement gratuit, les succès de nos sportifs, en un mot, l’accès des masses à la scène de l’histoire.
Et puis, toutes les victimes n’étaient pas que des victimes, mais aussi des collaborateurs et tous les bourreaux n’étaient pas que des bourreaux mais aussi des protecteurs de certaines victimes. Enfin, la toute récente cerise sur le gâteau, le virage à gauche des jeunes gens tellement bouleversés par tant d’ambiguïtés, qu’ils sont prêts à refaire un communisme encore plus pur que celui que leurs grands parents ont si lamentablement raté.
Dans pareilles circonstances la mémoire même subit une chute de prestige et de crédibilité. Heureusement, ces ères du soupçon ont leur côtés positifs : elles nous poussent à réexaminer plus attentivement nos instruments. Dans le cas de figure, la mémoire. Celle que nous percevons aujourd’hui comme susceptible de nous tromper. Comment ça se passe-t-il, en fait? D’abord, une constatation confirmée par les mémoires des dix premières années s’impose : la mémoire est stimulée et se plaît dans les hypostases flatteuses, héroïques, victimisantes du passé, et du discours pro domo. Même la mémoire involontaire, notion psyco-philosophique consacrée par Proust, est, comme toutes nos qualités normales, orientée vers la quête du bonheur, et non pas du malaise et du disconfort moral. Mis à part les cas pathologiques, lorsque le passé traumatisant envahit le présent et le submerge, lorsque le souvenir devient « vacarme affectif »[2] permanent (I. Vianu), lorsque le passé (le traumatisme, le ressentiment) ne veut pas passer, tout récit de mémoire atteste la tendance naturelle vers l’oubli et la projection dans le futur. On cherche dans les souvenirs des raisons pour continuer de vivre en harmonie avec soi-même. Dans ce but, nous sélectons parmi les faits du passé ceux qui lui correspondent. Ou, lorsque notre conscience ne se laisse pas si facilement « corrompre », nous revenons encore et encore sur nos pas, nous traquons le souvenir jusqu’à ce que nous arrivions à placer les faits incompris ou mal compris, ou douloureux, dans un puzzle cohérent, rassurant. Cela, sur le plan de la mémoire individuelle. Les observations des experts dans les sciences sociales, psychologie politique et autres nous rendent encore plus méfiants en ce qui concerne cette faculté de l’esprit, tellement indispensable, par ailleurs. Je pense aux contributions du sociologue Namer concernant les pratiques commémoratives en France, à l’excellent ouvrage de Katherine Verdery, antropologue intéressée par l’espace roumain, intitulé The politic life of dead bodies, sur la façon dont on instrumentalise et on exploite du point de vue politique la mémoire, enfin, au philosophe Debray, qui propose une grille de lecture sur les « monuments » en tant que médiateurs de la mémoire collective.
Il y a des savants qui nous disent franchement que la mémoire est une question de pouvoir. Et ce qui s’est passé en 1989 en Roumanie, ne contredit pas cette assertion. Tout comme dans les années soixante, lorsque le pouvoir en place a «permis l’accès du paysage» parmi les formes d’expression artistique, en 1989, lorsque le secret d’État a été partiellement aboli, le pouvoir a permis l’accès des souvenirs à l’expression .
Comme le dit très bien Alexandre Dorna dont le livre vient de paraître à Bucarest[3]:
« […] la mémoire n’est pas une chose. Elle est changeante […]; elle est à la fois sélective et culturelle ; elle incorpore les expériences, afin de fabriquer de nouvelles cohérences au fur et à mesure que les événements se passent, se stockent et s’actualisent. Processus historique et social donc. Un “bricolage” de pièces d’origines différentes dans une cohérence culturelle nouvelle. […] la mémoire travaille à la fois pour oublier et se souvenir. […] les données de la mémoire ne sont pas fixes pour toujours. La synergie de la mémoire se manifeste dans le rapport entre l’affectif et la raison au sein d’une histoire, d’une culture et d’une société. […]. Quand le passé possède une autorité transcendante, le présent se reproduit, c’est la dimension “normative” de la mémoire sociale […]chacun s’approprie le passé selon ses re-lectures et ses inserts.»
On s’explique facilement pourquoi les dignitaires de l’ancien régime se souviennent de l’enseignement gratuit, des HLM, de l’accès des masses à la scène de l’histoire, du charisme du leader communiste et du respect dont il jouissait parmi les chefs d’État, tandis que les anciens dissidents et les prisonniers politiques se souviennent de l’absence des droits et des libertés, de la pensée captive et de la terreur répressive. Toutes ces réserves me semblent suffisantes pour nous conduire à une question : du moment que sa relation avec la vérité n’est pas sous-entendue et obligatoire, du moment qu’elle est soumise à tant de pressions, faut-il considérer la mémoire trompeuse par sa nature même? S’il est « sélectif et culturel », le souvenir n’est pas, loin de là, un produit complètement digne de confiance. Il n’est pas, en tout cas un objet fait d’une substance dure, qu’on extrait des eaux du passé comme on extrairait un collier des perles de la carcasse du Titanic submergé. A part tous les «sédiments » du milieu aquatique qui s’y collent, le souvenir est dans une mesure considérable le résultat de la réfraction dans le présent d’un événement passé : l’image en est modifiée en permanence par les mouvements de cette eau changeante qui est le présent. Toutes les personnes qui ont vécu le même événement n’en ont jamais le même souvenir. Mais l’opposition vrai / faux n’est pas toujours de mise. Je dirais pourtant que même là où le problème peut se poser en termes de mensonge et vérité, dans la situation ou deux personnes disent des choses différentes, la mémoire de l’une des deux est trompeuse. Ce qui n’est pas une grande découverte. La découverte est que la ligne de démarcation entre différentes catégories de mémoire trompeuse ne suit pas la ligne de démarcation entre victimes, persécuteurs, ni-victimes-ni-persécuteurs, mais qu’elle polarise les faits en fonction d’une notion déjà évoquée ici, le ressentiment, d’un côté ou d’un autre d’une notion dont je n’ai pas encore parlé : le respect de soi. Un premier constat préalable : l’essai du professeur Vianu dont je parlais tout à l’heure était un appel adressé aux victimes à se délivrer de leurs ressentiments, nuisibles pour la vie de l’esprit. Or, celui qui a lu les mémoires de toutes les catégories énoncées plus haut ne peut pas nier une évidence, une banalité même : le ressentiment n’est pas, lui non plus, l’apanage exclusif des victimes, ce ne sont pas les victimes celles qui ont des problèmes avec l’oubli et le pardon, mais la plupart du temps, les persécuteurs. Je ne vais pas dire que l’âme des victimes reste indemne après l’expérience de la torture. Les institutions psychologiques et médicales qui s’occupent de l’insertion sociale et familiale des victimes de la torture, prouvent le contraire. Mais leurs expériences a démontré que ce n’est pas le ressentiment qui occupe l’esprit des victimes, mais tout comme on peut observer quand on lit leurs témoignages, la sensibilité extrême, la vulnérabilité, la prédisposition aux cauchemars, aux angoisses.
Les faits nous conduisent de toute façon à constater que le mal commis semble plus difficile à pardonner que le mal subi. Ce n’est pas seulement le ressentiment de celui qui a torturé qui est plus intense et plus durable que celui du torturé, mais aussi le ressentiment de celui qui a commis le mal ou a été complice, qui est plus tenace que celui de la victime, et ce n’est qu’en apparence une chose curieuse.
On a observé depuis longtemps que si, dans une première étape le communisme s’est imposé par deux mouvements complémentaires : la destruction physique des élites et la complicité, la collaboration ou le silence des survivants, la deuxième étape a engendré la destruction morale de la population, par l’assaut prolongé sur l’estime de soi, tant des élites restées, que des fausses élites créées, et des survivants. Cela ne veut pas dire que dans les prisons les gens ont été à l’abri de ces assauts. Dans le «laboratoire concentrationnaire» de Piteşti, les expérimentateurs ont abouti à la destruction de l’estime de soi, par des tortures aussi insolites qu’appropriées: les victimes étaient obligées de manger leurs propres matières fécales ou celles de leurs camarades, d’adorer le phalus du tortionnaire comme Jésus Christ, de blasphémer, d’imaginer et décrire des orgies sexuelles avec leurs mères ou sœurs, et de nier leurs valeurs les plus chères. Et même dans des prisons plus «légères» : les mégots ramassés par terre, comme les restes de nourriture, le nettoyage des toilettes avec les mains, etc., avaient le même but. À la sortie de la prison, les anciens prisonniers politiques ont senti quand même, qu’un mal encore plus insidieux, voire dangereux, les attendait dehors, non pas seulement parce qu’on les avait mis devant le choix connu: collaboration comme indicateurs ou persécutions et privations extrêmes. Mais aussi parce qu’une fois dehors, ils devaient résister au mal banal, apparemment inoffensif, difficile à reconnaître et impossible à éviter : le mal de l’adaptation que l’homme à la merci de l’histoire ni-victime-ni-persécuteur était en train de traverser depuis déjà pas mal de temps : le mal des queues, des vivres obtenues au troc, du café, du fromage, de la viande, des pots de vin, si on était docteur, ou professeur, ou chef de chantier. Le mal de la lecture des textes imbéciles du Conducteur, de sa femme et de leurs chantres. Un mal que tout le monde, y compris les victimes des prisons, ont connu, s’ils n’ont pas choisi de s’expatrier.
Si la soumission à tout ceci a préservé la vie des gens et leur a épargné d’autres préjudices matériaux, physiques, moraux, elle a eu un effet de longue durée absolument catastrophique : la détérioration de l’estime de soi. Plus l’engagement au service du mal a été profond, plus l’estime de soi a été détériorée.
J’irais encore plus loin en observant, à la lecture des écrits autobiographiques de plusieurs outils de la répression communiste, des ministres de l’intérieur, responsables de la Securitate, jusqu’au menu fretin des activistes des bourgs et des villages, une chose troublante : les passages où ils racontent leur enfance, leur passé de «lutte héroïque contre les ennemis du peuple», mettent en évidence cela : leur recrutement s’est fait grâce à, ou à cause d’une estime de soi qui avait besoin de renfort, de consolation. Orphelins, enfants mal-aimés ou maltraités en famille, affamés à qui le parti a offert abri, statut social, honneur, dignité. Seulement, cette dignité est pervertie, car tout en comblant un manque douloureux, elle est en contraste avec la vraie estime de soi, définie comme accord de l’être humain avec les valeurs héritées et même transmises par la religion : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas opprimer l’autrui, ne pas mentir etc. Je n’affirme pas que l’estime de soi détériorée soit l’apanage exclusif des persécuteurs. Nous avons vu que la prison politique n’est pas une ambiance qui assure l’intégrité. Quoique dans la plupart des cas, la prison communiste ait détruit la santé physique des gens, et parfois leur santé psychique, en consolidant en même temps la conscience de leur valeur humaine et l’estime de soi, surtout lorsqu’elle était déjà présente, comme un héritage éducatif précieux. Je vois l’estime de soi comme une notion à la limite entre le moral et le psychologique, j’affirme aussi qu’elle n’est pas toujours de notre choix. On ne choisit pas ses parents et la façon dont ils nous élèvent et même s’ils bâtissent en nous une estime de soi solide, celle-ci peut être gravement ou complètement détériorée lorsqu’elle est soumise à une agression persistante, de longue durée, comme dans le «laboratoire» de Piteşti . Je dirais que là-bas elle est complètement sortie du régime du choix.
Et pourtant, à Piteşti, soumise à l’agression extrême, l’estime de soi découvre le salut ultime : la victime se retire dans les tréfonds de soi-même où elle rencontre l’exemple de la souffrance suprême auquel elle s’identifie, le modèle de Jésus[4]. Une deuxième solution, pas encore prise en compte par les chercheurs, consiste dans un renforcement des anciennes attaches et fidélités politiques (un nombre significatif de prisonniers politiques de Piteşti se déclare encore aujourd’hui adeptes de la Garde de fer qui leur a coûté tant d’années de prison, comme si un rêve même absurde, ne perd pas de sa valeur, mais par contre, devient plus précieux, justement parce qu’on l’a payé si cher. La victime détruite, non pas seulement du point de vie physique et moral, mais aussi psychique, retrouve dans la première la réparation de l’ego outragé, et dans la deuxième, la dignité de préserver, malgré tout, les valeurs. Le climat religieux dans les cellules, la poésie, l’apprentissage des langues, ne sont pas seulement des passe-temps, mais une tentative ininterrompue de refonte du respect de soi-même, dans la mesure où la prison est une tentative permanente de le détruire. La conclusion de toutes ces observations est que la mémoire trompe ou oublie, non pas pour les autres, les destinataires du discours, mais pour nous-mêmes, le moi du discours. C’est-à-dire que délibérément, par le mensonge, ou involontairement, par les mécanismes mystérieux mais pas complètement opaques du souvenir, la personne la plus encline à mentir est celle qui espère sauver un peu de son estime de soi perdue, tandis que la personne qui a résisté délibérément et à tout prix au nom de ladite estime de soi, est plus crédible et il y a plus de chances qu’elle ne se trompe et ne mente pas en racontant sa vie.
Mémoire et estime de soi chez les anciens persécuteurs
Entre la guérison par un bon dosage de la mémoire et de l’oubli et la souffrance extrême, voir la mort psychique, il y a le degré intermédiaire de l’acceptation passive de la maladie et les palliatifs qui atténuent le malaise qu’elle suppose. Un des palliatifs les plus fréquents est celui qui consiste à remplacer l’opposition vrai/faux, avec l’opposition de Ponce Pilate, ou plutôt, le croisement vérité/opinion, vérité/ auto-illusion, qui rend tellement antipathiques et même illisibles les mémoires de certains anciens dignitaires communistes. Ceux qui ont réussi à mettre entre parenthèses cette antipathie, et ont gardé la disposition audiatur altera pars, savent de quoi je parle : les anciens dignitaires communistes disent et croient sincèrement sans doute, qu’ils ont servi un régime humain dont le bilan est globalement positif. J’ai déjà énoncé les arguments : l’enseignement gratuit, les congés payés, les HLM etc. Il est très facile de démontrer l’inconsistance de ces arguments, mais ce n’est pas le but de ces propos. Je n’ai pas non plus, l’intention d’aborder le caractère subjectif sous entendu de toutes les catégories de mémoire. Je vais me limiter à une analyse sommaire des textes sous l’angle déjà énoncé. Dans ces textes la présence du ressentiment, comme une sorte de réaction de défense devant la culpabilité ressentie pour le mal commis, est presque générale. Ceci n’est pas un constat politique, mais psychologique : tous les persécuteurs ont tendance à parler mal à leurs victimes, à les abaisser, pour justifier rétrospectivement l’agression : dans le discours de Lénine les ennemis de classe et les intellectuels étaient déjà des «insectes nuisibles», les Juifs étaient pour les nazis une race inférieure, et politiquement coupables de communisme, les légionnaires ont été bestialement torturés et tués dans des prisons pour un nationalisme perçu comme xénophobe, etc. La démarche a le rôle de donner bonne conscience aux persécuteurs, et par la suite, de sauver l’estime de soi détériorée. Il y a bien sûr des récits où le ressentiment est moins virulent, cédant la parole à un cynisme, un scepticisme à l’adresse de l’espèce humaine, pourrie, ce qui justifie sa destruction. La sérénité dans ce genre de récit est quasi totale. Le privilège d’avoir commandé et non pas perpétré l’agression, la torture, le crime, se traduit chez ces auteurs par une image de soi presque immaculée, parce que le mal commis est lointain et sans contours précis. La plupart des dignitaires communistes de haut niveau ne se sont jamais confrontés avec les effets concrets de la lutte de classe, abstraite et théorique par définition. Il peuvent en toute bonne conscience évoquer les bienfaits du régime, parce qu’ils n’ont jamais vu les corps martyrisés ou assassinés de l’ennemi de classe détruit. Mais le trait vraiment étonnant de ces écrits est le sentimentalisme. Tout comme les jardins fleuris devant certaines prisons étaient de vrais paradis accessibles exclusivement à l’administration et à leurs supérieurs venus pour contrôler l’application de la ligne etc., en fait comme contrepoids et désintoxiquant pour leur sale métier, les mémoires des anciens persécuteurs abondent en détails insignifiants dans le contexte, mais «beaux» : des rameaux fleuris, des yeux bleus et innocents, des tailles frêles, des discussions élevées sur les classiques et le passé glorieux du peuple, dont ils sont les dignes descendants. C’est comme si la mémoire n’était pas là pour fouiller le passé, mais justement pour le couvrir d’images roses, de vrais souvenirs-masques, de pierres tombales sur les vrais souvenirs poussés dans les tréfonds de l’inconscient, qui vont un jour jaillir en guise de cauchemars ou vont y rester à jamais. Même certains anciens bourreaux, tombés par mégarde dans l’enfer, décidés à en donner le témoignage, gardent ce tendre sentimentalisme, expression de l’estime de soi qui attend la consolation. Le fait que le vrai souvenir, celui apte à restaurer une vraie estime de soi apparaît rarement est regrettable, mais pas étonnant : c’est très difficile, sinon impossible, à moins d’intervention divine (il y a des bourreaux qui sont devenus moines!), il est donc difficile d’admettre à 80 ans, à la fin d’une vie, unique et qu’on ne peut recommencer, que l’on l’a mal vécue en se mettant au service du Mal, avec majuscule. Cela ne veut pas dire que les souvenirs des anciens bourreaux ne sont pas indispensables à la reconstitution de notre passé.
Quelques mots sur la mémoire de l’homme à la merci de l’histoire, ni-victime-ni-persécuteur. Je pense ici à l’homme soumis, celui qui a délégué quelqu’un d’autre pour penser et décider à sa place. Celui qui confronté avec le mal dit : «Ce n’est pas mon affaire ». Qu’est-ce qui occupe la mémoire sociale, le reliant à la collectivité, à celui qui n’a pas de souvenirs propres? Ce sont toujours les monuments, les statues, les chants patriotiques, les poèmes, les portraits. Pour l’homme à la merci de l’histoire, si sur la place du village il y a une statue et que le maire du village ne l’a pas enlevée, cette statue représente l’argument de son estime de soi et elle est positive. Ainsi, dans un village il y a une statue de Gheorghiu-Dej et dans le village voisin une statue du général pro-nazi et donc antisoviétique Antonescu. Et si dans toute l’Allemagne vous n’allez pas trouver une seule statue de Hitler, c’est que la mémoire collective n’a pas été laissée à la merci du maire de la commune. Bien sûr, en Allemagne non plus, il n’y a pas qu’une seule mémoire collective, un seul passé, mais plusieurs, comme chez nous, et comme partout. Mais une suite de procès en justice a fait qu’entre tous ces passés il y ait une compatibilité. Et cela parce que la volonté publique a refait l’estime de soi et le tissu social déchiré et incohérent. Le jugement dont je parle, il faut s’en souvenir, n’a pas été spécialement neutre et impartial, et même pas tout à fait juste, parce que les juges de Nuremberg n’ont jamais eu l’idée de respecter le principe audiatur et altera pars. Et ils ont bien fait.
Notes
[2] Ion Vianu emploie en roumain le terme « vuiet afectiv », ce qui correspond au bruissement de la mer montant.