Renato Boccali
Libera Università di Lingue e Comunicazione IULM, Milano, Italia
renato.boccali@iulm.it
« La faune est l’enfer du psychisme » Bachelard lecteur de Lautréamont
“Fauna is the hell of the psyche” Bachelard’s reading of Lautréamont
Abstract: The aim of this paper is to show Lautréamont’s The Songs of Maldoror as an infernal dystopia. In Bachelard’s lecture, we will stress the metamorphic schemes of aggression and violence pictured by the rapid and perpetual transformations of animal forms. In fact, Lautréamont’s poetry is aggressive and nervous. Bachelard speaks of a “projective poetry” as a psychic explosion of an over excited mind. This poetry is therefore dynamic and primitive, because it is the expression of an original “will to live” that is a “will to attack”. It follows that the lecture of The Songs of Maldoror teaches us how to descend to our psychic hell and to live its tensions thanks to the animal metaphors it displays.
Keywords: Lautréamont; Gaston Bachelard; Projective poetry; Bestiary; Metamorphosis; Aggression; Infernal dystopia.
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau la sucre[1].
Ainsi commencent Les chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, Le Comte de Lautréamont. Dès le début, nous sommes plongés dans une atmosphère infernale et sulfureuse, avec une invitation au voyage qui n’est rien d’autre que l’annonce d’une véritable descente aux enfers. L’auteur mets donc en garde son lecteur : il ne trouvera dans les pages des Chants que malheur et perversion, sauvageries et dépravations, tourment et extase. Il faut laisser de côté toute rationalité et toute « logique rigoureuse » pour accéder à la topologie infernale du Livre. Ses « émanations mortelles » corrompent les âmes, les contaminent et les rongent de l’intérieur, en les transformant en ombres qui traversent « les marécages désolés » de l’espace livresque. Ducasse, comme d’ailleurs l’avait déjà fait Baudelaire, invite le lecteur aux plaisirs clandestins et à la jouissance démoniaque, en préparant, de cette manière, son lecteur idéal. C’est-à-dire un lecteur prêt à se laisser emporter par la haine[2] et « les délices de la cruauté »[3], par une puissante volonté du mal qui libère les énergies cachées dans la chair, énergies musculaires et nerveuses, qui opèrent enfin comme de dynamomètres de l’imaginaire.
Tous ne peuvent pas, cependant, aborder cette descente aux enfers, et Ducasse nous préviens : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger »[4]. Il faut donc adopter une attitude spéciale pour accéder au Livre et en savourer le fruit amer. À mon avis, Gaston Bachelard fut ce lecteur idéal envisagé par Ducasse. Un lecteur capable de pénétrer les mystères orphiques de l’écriture ducassienne et d’en savourer le fruit amer et dangereux. Contrairement, donc, à une image stéréotypée qui fait de Bachelard un campagnard champenois perdu dans une Arcadie d’autrefois, tout replié sur lui-même, voué à la solitude mélancolique et songeuse du repos, je voudrais proposer un Bachelard violent et agressif, capable de jouir d’images brutales et farouches, de se laisser emporter par les énergies offensives qui naissent dans la chair par les secousses nerveuses provoquées par une catabase infernale qui, au fil des pages, fait vivre au philosophe-lecteur le même rire satanique de Maldoror.
Bachelard reconnaît dans l’œuvre de Lautréamont l’expression d’une poésie agressive et nerveuse, traversée par une violence inouïe. « Chez Lautréamont, nous dit Bachelard, le mot trouve l’action, tout de suite »[5]. La tension psychique ducassienne se métamorphose en parole vivante, dynamique, qui ne reste pas dans la page morte mais acquiert le statut de « parole-force ». Parole qui mobilise les forces du sujet-lecteur, ses énergies vitales qui se transforment en action ou, à vrai dire, en image-action. L’instantanéité atomique de la parole en action et en mouvement n’est pas, toutefois, sans lien avec la totalité du Livre qui l’abrite. Mais il n’y a pas de linéarité narrative car le Livre est seulement le garant d’une totalité ouverte et dynamique. L’instant de la parole-force est donc en lui-même producteur d’action, d’une action agressive qui s’affirme dans la discontinuité d’images changeantes emportées par la variété des impulsions agressives qui s’y expriment. Cependant, il faut encore le souligner, il ne s’agit pas d’une accumulation d’images figées et fixes, mais plutôt d’impulsions actives qui expriment leur mobilité et leur impétuosité dans la tension de certaines paroles-forces structurant, nous dit Bachelard, « une poésie de l’excitation, de l’impulsion musculaire, et […] [qui] n’est en rien une poésie visuelle des formes et des couleurs »[6].
Or il convient de rappeler, même de façon seulement cursive, que la lecture bachelardienne des Chants de Maldoror s’inscrit dans le cadre d’un cours de psychologie qu’il venait de donner, en 1938, à l’Université de Dijon, et se trouve imprégnée d’un évident intérêt pour la psychologie. Il est donc non seulement possible, mais aussi souhaitable, de rechercher dans le Lautréamont l’influence des théories psychophysiologiques et psychosomatiques de l’époque. Bergson et Freud avaient soulignés que les images sont des « figures » de l’instinct, la transcription des stimuli psycho-physiologiques. Déjà Ribot, et puis encore Baudouin, montraient l’importance des stimuli neurophysiologiques et, de manière plus générale, organiques, sur les formations perceptives et imaginatives[7]. De fait Bachelard, dans le Lautréamont, comme auparavant dans la Psychanalyse du feu, pense l’imagination en lien étroit avec l’instinct biologique, compris comme naturalité organique et perceptive, voire inconsciente. Encore dans L’eau et les rêves le philosophe peut affirmer : « C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières »[8].
Les forces et les énergies de la chair façonnent donc les images et il faut revenir à ce niveau d’analyse pour tracer ce diagramme que, dans la Conclusion de La psychanalyse du feu, Bachelard indiquait comme la finalité principale de toute analyse poétique. « Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et les symétries de son action florale »[9].
Le Lautréamont semble la tentative de tracer ce diagramme en s’appuyant sur les coordinations métaphoriques d’une œuvre pour en dévoiler le sens. Il ne s’agit pas de faire remonter l’explication des Chants à la biographie de son auteur, en expliquant l’œuvre avec la vie ou la psychologie de son créateur. Ce réductionnisme psychologique ferait obstacle à la connaissance « objective » du texte, et d’ailleurs Bachelard le reconnaît très clairement, en soulignant que « la méditation d’une œuvre profonde conduit à poser des problèmes psychologiques qu’un examen minutieux de la vie ne saurait guère résoudre »[10] ; et en annonçant plus clairement que « [Lautréamont] échappe aux principes même d’une étude biographique »[11]. Il n’y aurait donc pas d’intérêt à s’appuyer sur des documents extérieurs au texte ; il vaut mieux focaliser l’attention sur la dynamique interne du texte. Cette dynamique pourra peut-être ainsi dévoiler un diagramme révélateur du sens de l’œuvre. Néanmoins, Bachelard souligne l’importance « des problèmes psychologiques » qui peuvent émerger à partir du texte. Il ne s’agit pas, alors, de travailler en direction d’une psychocritique, telle que sera développée quelque temps plus tard par Charles Mauron, mais en direction d’une causalité psychique génératrice des coordonnées métaphoriques de l’œuvre.
C’est pourquoi Bachelard peut définir l’œuvre de Lautréamont comme une « poésie nerveuse », car elle est le produit d’un « psychisme excité »[12], le fruit d’une « induction active, nerveuse »[13]. Selon le philosophe, cette poésie trouve son origine non pas dans l’« ennui des organes », qui est, selon Bachelard, à la base de la Métamorphose de Kafka, mais dans la tension des organes, car « Lautréamont place la poésie dans les centres nerveux. Il projette, sans intermédiaire, la poésie »[14]. Il s’agit donc d’une poésie projetée ou, comme le reconnaît Bachelard en homme des sciences, d’une « poésie projective », ce qualificatif devant s’entendre dans le même sens que dans la géométrie projective.
Le théorème fondamental de la géométrie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme géométrique qui peuvent être impunément déformés dans une projection en laissant subsister une cohérence géométrique ? Le théorème fondamental de la poésie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme poétique qui peuvent être impunément déformés par une métaphore en laissant subsister une cohérence poétique ? Autrement dit, quelles sont les limites de la causalité formelle ?[15]
La réponse que Bachelard nous donne prend appui sur la structure syntagmatique. Il souligne que l’organisation de la poésie projective de Lautréamont suit des « explosions psychiques »[16], qui relèvent davantage du domaine syntactique que phonétique et syllabique. Il s’agit donc de phrases qui suivent « un schème de mobiles coléreux »[17], où « c’est le sens qui saute, non le souffle »[18]. Les énergies nerveuses et colériques ne passent donc pas par la structuration métrique du poème, mais par les spécificités stylistiques du verbe, un « verbe brisant »[19] qui mobilise les images en direction de l’action. La poésie projective de Lautréamont induit alors chez le lecteur « un rythme nerveux, bien différents du rythme linguistique. Il faut les lire [Les Chants de Maldoror] comme une leçon de vie nerveuse, comme une leçon de vouloir-vivre originel »[20].
L’impulsion nerveuse est donc à l’origine de l’organisation syntactique et sémantique des Chants et, à son tour, elle est l’expression d’un « vouloir-vivre originel ». Mais qu’est-ce que ce « vouloir-vivre originel » dont parle Bachelard? Quelle signification peut-on lui donner ? Il ne sera pas inutile de s’arrêter un peu sur ce point, car il me semble capital pour comprendre sa lecture de l’œuvre de Ducasse. C’est en effet la libre manifestation de ce vouloir-vivre originel qui permet de fonder l’acte de transgression et le bouleversement radical de la morale réalisés par Lautréamont. Il se produit alors un retournement des valeurs où l’échelle orientée vers le haut du Paradis se transforme en échelle dirigée vers les abymes infernaux.
Bachelard reconnaît dans les Chants l’expression d’un vouloir-vivre très spécial, très différent du vouloir-vivre schopenhauerien, qu’il définit par ailleurs comme « pauvre et lourd », marqué par une passivité foncière qui est à l’origine de l’univers[21]. Il faut plutôt regarder en direction de Freud, qui a su reconnaître la co-présence de « deux forces attractive et répulsive du monde organique »[22], en mettant en rapport deux instincts ou pulsions (Trieb), l’érotique et l’agressive, qui seront désignée par les noms d’Éros et de Thanatos. Il s’agit d’un instinct de préservation, d’activation et de conservation pour le premier, et d’un instinct de mort pour le second. Il ne sera pas inutile de rappeler ici que dans Malaise dans la civilisation Freud décrit ainsi le « besoin d’agression » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoins d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser, de le tuer »[23].
Les mots de Freud semblent sortir directement de la bouche de Maldoror, et Bachelard, avec sa finesse interprétative, formule ce besoin-pulsion-instinct d’agression sous forme de « vouloir-attaquer ». Les traces de cette volonté sont disséminées dans le texte, prenant l’aspect de certains organes agressifs, tels que la griffe et la ventouse. La griffe, en particulier, symbolise la volonté pure d’attaquer ; mais il existe d’autres organes offensifs qui sont l’expression de l’agression animale, comme la dent, la corne, la défense, la patte, le bec, le dard, le venin. Toute une « phénoménologie de la cruauté immédiate »[24] et gratuite se dégage alors, grâce à l’action des animaux présents dans les Chants. Ce qui est particulièrement à retenir réside dans le fait que pour Bachelard, « l’instinct organise et pense. Il maintient les pensées, les désirs, les volontés spécifiées assez longtemps pour que ces énergies se matérialisent en organes. L’instinct offensif continue un mouvement avec une volonté suffisante pour que la trajectoire devienne une fibre, un nerf, un muscle. […] Les rapports du moral et du physique sont donc des rapports de formation »[25].
La morale s’origine alors dans le physique, dans la chair et le sang, et tous Les Chants de Maldoror semblent en témoigner. Il n’est pas anodin de voir Bachelard reprendre à nouveaux frais, dans la Conclusion du Lautréamont la question des lignes de force de l’imagination, déjà révélées par les formes vivantes du bestiaire ducassien, en faisant référence au texte d’Armand Petitjean Imagination et Réalisation et à l’œuvre de Roger Caillois Le mythe et l’homme. « Ces deux ouvrages, nous dit Bachelard, apportent une lumière neuve sur le caractère biologique de l’imagination, et par conséquent sur la nécessité vitale de la poésie »[26]. C’est surtout Caillois qui montre la convergence de la conduite animale avec les croyances de l’homme, des conduites agressives des insectes avec les mythes cruels. Dans les deux cas, il s’agit de la même fonction d’attaque. Comme le dit explicitement : « De la réalité extérieure au monde de l’imagination, de l’orthoptère à l’homme, de l’activité réflexe à l’image, la route est peut-être longue, mais elle est sans coupure. Partout les mêmes fils tissent les mêmes dessins. […] le mythe même est l’équivalent d’un acte »[27]. Du geste animal à la production mythique et imaginaire de l’homme, il n’y aurait pas d’hétérogénéité, car c’est le même acte qui détermine la conduite de l’animal et le mythe de l’homme, à savoir un acte qui exprime le vouloir-vivre originaire qui au fond n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer.
Lautréamont retrouve par conséquent, selon Bachelard, la naturalité de l’acte pur, sa dimension biologique et instinctive, qui se traduit dans la parole poétique avec la même force et la même violence que dans la conduite animale. Cette force est à l’origine d’une poésie agressive et nerveuse, régie par un « besoin d’animaliser »[28], présenté comme fonction première de l’imagination. Le chaos biologique pousse l’imagination à faire des formes animales en perpétuelle transformation, transposant sur le plan poétique le cinétisme foncier de cette impulsion psychique. L’imagination motrice de Lautréamont pénètre dans les « arcanes du rêve biologique »[29], qui veut « animaliser n’importe quoi »[30], réalisant, de cette manière, une poésie dynamique et primitive.
Les Chants de Maldoror sont ainsi animés par la présence d’animaux de toute sorte : chien, cheval, araignée, tarentule, crapaud, tigre, loup, serpent, crabe, requin, poulpe, pieuvre sangsue, oiseaux de tout type, etc. Le bestiaire ducassien se déploie en cohérence avec le coefficient d’agressivité de l’animal, car la valeur dynamique de l’animal est déterminée par sa cruauté et sa violence, incarnées par son organe offensif. La virulence de la phénoménologie animalisante d’Isidore Ducasse dessine des schèmes dynamiques de l’agression, de la violence, de l’attaque, en suivant le cinétisme de l’imagination. Les formes animales ne sont alors pas reproduites mais directement produites. « Elle sont induites, nous dit Bachelard, par les actions. Une action crée sa forme […]. C’est par le dedans que l’animalité est saisie, dans son geste atroce, irrectifiable, issu d’une volonté pure »[31]. Dans le déroulement de l’action, dans l’acte vigoureux, l’animal prend forme, mais surtout le mouvement et la frénésie de la métamorphose, car « C’est l’excès du vouloir-vivre qui déforme les êtres et qui détermine les métamorphoses »[32]. Or si la métamorphose est directement déterminée par le vouloir-vivre, et si, comme nous le savons désormais, le vouloir-vivre pur n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer, alors la métamorphose exprime poétiquement la violence première, l’instinct biologique, l’agression directe. Le « bonheur » de la métamorphose est le dynamisme de ce vouloir-attaquer qui ne se sclérose pas en formes statiques mais qui, au contraire, maintient son mouvement grâce à la dialectique instantanée des formes animalières. Pour Bachelard, « La poésie ducassienne est un cinéma accéléré »[33] où les formes animales se succèdent vertigineusement et sans continuité. Il faut un spectateur entrainé pour « suivre l’allure des métaphores ducassienne »[34] et « vivre la série des formes dans l’unité de la métamorphose »[35].
Les métaphores ont donc une base vitale, elles s’attachent à un psychisme primitif, fait de désir, d’instinct, de vouloir-vivre, de vouloir-attaquer. On peut les classer en groupes ayant une cohésion interne, déterminée par le coefficient de déformation que les images possèdent. Il s’agit d’une déformation strictement liée aux métamorphoses qui tracent la dynamique du psychisme et en esquissent le trajet, tout en soulignant les instants d’accélération et les actes qui leur correspondent. « Par conséquent, insiste Bachelard, la métamorphose est surtout une métatropie, la conquête d’un autre mouvement, autant dire d’un nouveau temps »[36]. Lautréamont réalise dans sa poésie une véritable libération, grâce aux images déformées et transformées en métaphores. Bachelard parle à ce sujet d’une « fonction réalisante »[37] de la poésie ducassienne, qui se distingue de la fonction du réel. Ce que les Chants réalisent, c’est la libération du psychisme primitif au moyen d’une poésie primitive et pure, c’est-à-dire d’une poésie qui exprime la mobilité des images, leur dynamisme, mais aussi leur antiréalisme. Les images sont donc déformées par l’imagination, qui leur imprime un mouvement et une force de transformation, propres à réaliser leur nature authentique. Les images ne sont pas l’expression mimétique du réel mais elles en constituent plutôt la déformation, la conquête d’une nouvelle forme qui dévoile son véritable visage. La réalité psychique a une matrice biologique qui détermine la dimension culturelle, comme nous le montrent les images métamorphiques de Lautréamont.
En effet, dans les Chants, c’est la dynamique de l’agression qui va déterminer le choix de l’animal, avec son coefficient d’agression, son potentiel biologique et sa vitesse. L’imagerie animalisée est donc en lien étroit avec les muscles et les organes. Elle est plus généralement liée à la conscience corporelle, à ce que Stork, puis Wallon, appelaient « myopsyché ». Le geste animal n’est alors que l’expression du psychisme primaire humain, sans pourtant se résoudre en forme anthropomorphique. La conduite animale, comme disait Caillois, correspond à l’acte imaginaire produit par l’homme. Pour Bachelard, « L’homme apparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal, il a toute l’animalité à sa disposition. Soumis à ses fonctions spécifiques d’agression, l’animal n’est qu’un assassin spécialisé. À l’homme le triste privilège de totaliser le mal, d’inventer le mal »[38].
L’animalisation et l’instinct d’agression, le vouloir-vivre comme vouloir-attaquer, apparaissent comme la manifestation vitale du mal qui habite primordialement l’être humain. Les Chants de Maldoror représentent alors une dystopie infernale, qui se structure selon des schèmes métamorphiques d’agression et de violence, figurés par des formes animales hétéroclites, et en constante mutation. Le scénario chthonien est hanté par des cris qui appartiennent à un niveau pré-linguistique de communication. Avec le cri nous sommes face à une expression directe du corps, en-deçà du sens. « Un tel cri, dit Bachelard, est direct et meurtrier ; il porte vraiment la haine jusqu’au cœur de l’adversaire »[39] dans une ivresse immédiate. Le cri s’origine dans le corps et exprime la force comme la violence « dans un univers en rage »[40]. Les Chants réalisent un univers crié à travers un « fracas poétique »[41] où, nous dit Bachelard, « l’énergie est une esthétique »[42].
Une psychologie abyssale nous fait comprendre l’amour ducassien du gouffre, nous permettant de suivre la métamorphose des forces et des énergies qui accompagne les métaphores rapides, aux sonorités élémentaires, aux transformations animales. Nous vivons les rages ducassiennes et nous expérimentons le sourire cruel qui les accompagne. Nous accédons aux profondeurs de notre psychisme, en retrouvant ses dynamismes musculaires et nerveux. « Chez Lautréamont, affirme Bachelard, la faune est l’enfer du psychisme »[43]. La lecture des Chants de Maldoror nous apprend à descendre aux enfers de notre psyché, à en écouter les sons, à en vivre les tensions grâce aux métaphores animales. Il y a alors en nous un complexe de Lautréamont en puissance, que chacun à sa manière doit colorer de ses rages et de ses violences afin de trouver, grâce au travail de la sublimation, son propre chemin. C’est ce que fît ce lecteur exceptionnel qu’était Bachelard, qui nous laisse en héritage ces mots à méditer : « En suivant notre interprétation non-lautréamontienne du lautréamontisme, on perdra sans doute tous les bonheurs de la colère ; on gardera les charmes de la vivacité »[44].
Notes
[1] Isidore Ducasse Le Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror suivis de Poésies I et II Lettres, préface, notes et commentaires par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Livre de Poche, 2001, p. 83.
[2] « Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement de cet ouvrage », ibid., p. 84.
[7] Cf. Jean Starobinki, « Brève histoire de la conscience du corps », dans Revue française de psychanalyse, 2 (1981), p. 264-279 ; Filippo Fimiani, « Il Lautréamont oltre Lautréamont », postface à l’édition italienne de Lautréamont, Salerno, Edizioni 10/17, 1989, pp. 151-177.
[10] Gaston Bachelard, L, p. 96. Contrairement à certaines lectures critiques, il me semble que le rapport entre la psychologie de l’auteur et son œuvre n’est pas de typet be set in the file wp-config.php and point at the WP Super Cache plugin directory. –>
Le naufrage, la noyade et la mort (in)volontaire : le mal-malheur. Victor Hugo, L’Homme qui rit Shipwreck, Drowning and Death : Evil – Misfortune Victor Hugo, L’Homme qui rit
Barbara Sosień
Université Jagellonne, Cracovie, Pologne
barbara.sosien@uj.edu.pl
Le naufrage, la noyade et la mort (in)volontaire : le mal-malheur. Victor Hugo, L’Homme qui rit
Shipwreck, Drowning and Death : Evil – Misfortune Victor Hugo, L’Homme qui rit
Abstract: Victor Hugo’s novel The Man who Laughed represents suffering, evil and tragedy as shared both by man and elements of nature, both by the persecutor and the persecuted. Evil is shown as represented by darkness, abyss, and all material aspects of being; goodness is identified with radiance, light, ascendancy and spirituality. Those values have social, political and moral aspects, but also metaphysical and cosmic ones, Hugo treating these as Ananke, a specific fate transcending all dimensions of being. The plot of the novel describes in detail particular places where the dramatic events take place, literally creating a topography of evil.
Keywords: Victor Hugo; Abyss; Darkness: Evil; Loneliness; Night; Shipwreck.
Le mal est aisé, il y en a une infinité,
le bien est presque unique.
(Blaise Pascal)
L’infini du mal contre le fini du bien : appliquée telle quelle à la pensée-image hugolienne, la pensée pascalienne paraîtrait adéquate à condition de substituer à l’absolu du « bien » le double absolu hugolien : « nuit » et « mort ». Effectivement, dans L’Homme qui rit (1869), la collusion de l’absolu de la nuit et l’absolu de la mort se dessine nettement. En ce qui concerne le concept du mal, il est, dans l’ensemble de la création hugolienne, aisé jusqu’à l’exubérance puisqu’imaginé à facettes multiples, tel le polyèdre. Il s’y trouve associé à la nuit totale, une nuit qui, dans l’imaginaire hugolien, plutôt monte et ne « tombe » pas, puisque, dit-il, « c’est de terre que vient l’obscurité ». De la terre dont l’homme sait qu’elle est prête à s’ouvrir en gouffre béant, pour engloutir l’homme ; dans le maritime imaginaire hugolien, ce sont la nuit et la mer mêlés qui présentent une potentialité du danger dirigé contre l’homme. L’un des prodromes du mal, soit du malheur qui s’abat sur l’humain – car telle semble être, dans la pensée hugolienne, sa véritable nature – est l’absence du soleil.
Dans L’Homme qui rit, une absence au sens propre, notée un soir avant la nuit lors de laquelle les événements lourds en conséquences et tels que le mouvement du roman les aura déployé, se produiront : « Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. On commençait à sentir cette angoisse profonde et noire qu’on pourrait nommer l’anxiété du soleil absent »[1]. Chez Hugo, point de phénomènes météorologiques qui ne soient chargés de significations ; aussi l’impersonnel « on » concernant l’angoisse naissant se rapportera-t-il à la nature tout entière, pressentant un malheur imminent et prise de peur autant physique que métaphysique. Ce soleil n’est pas pensé (donc vu) couché, il est pensé éclipsé, noir, mort.
Le narrateur du roman note, avec cette facilité de généralisation qui est propre à l’écrivain au risque de passer pour réductrice : « […] entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer. Dans la nuit il y a l’absolu, il y a le multiple dans les ténèbres. La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. La nuit est une, les ténèbres sont multiples » (I, 154-155).[2] Effectivement, dans plusieurs langues, en tout cas celles européennes, la grammaire semble le confirmer. Certes, il peut en être autrement pour la poésie.
Dans l’œuvre hugolienne, le mal, dans sa dimension sociale, politique, morale et – sit venia verbo – métaphysique, est une puissance dont les incarnations, anthropomorphes, angélomorphes, démonomorphes, zoomorphes, cosmomorphes et tant d’autres, sont innombrables. Hugo présente le mal dans un processus dynamique ininterrompu, pensé et imaginé dans son cheminement vers le bien, vectoriellement, du bas vers le haut, « […] de la nuit à la lumière, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu… » – écrit-il dans Les Misérables (V,1). Et du matériel vers le spirituel, force nous est-il d’ajouter immédiatement. Ce mal polymorphe, polytonal, polychrome, polyédrique etc… a pour véhicule un langage topographique surabondant, extrêmement riche. Le narrateur déploie ses connaissances et accumule des données à caractère documentaire d’une richesse telle que le lecteur n’ose plus en vérifier la véracité. Mais ne sait-on pas que c’est en vain qu’on s’obstinerait à en chercher la valeur référentielle exacte ; il ne le faut pas. Sans doute, séduit par le démon de la mimésis, et/ou poussé par celui de l’authenticité, Hugo a toujours volontiers recours au lexique savant, habilement emprunté aux différents discours scientifiques. Une surréprésentativité de renvois et d’allusions topographiques en résulte, autant pléthorique qu’envoûtante, de par leur effet sonore d’abord et grâce à leur puissance évocatrice nominale ensuite.
Mon propos est d’en interroger les signes, particulièrement ceux se rapportant à l’hugolienne pensée-image focalisée sur le phénomène du mal inscrit dans les forces d’une nature déchaînée et dirigées contre l’homme, aussi bien dans la zone littorale (en l’occurrence, particulièrement celle insulaire) qu’en pleine mer ; il s’agit du canal La Manche. L’une comme l’autre, soit l’île et la mer, sont exposées aux tempêtes de neige, aux ténèbres, à l’ouragan boréal, aux écueils à fleur d’eau ou cachés sous l’eau, au noroît furieux, aux « clairons forcenés de l’espace ». La spécificité de la configuration géomorphologique du terrain s’y laisse appréhender en tant qu’une cohabitation conflictuelle et antagoniste de l’insulaire, c’est-à-dire du tellurique fallacieux, car émergeant d’un espace aquatique parsemé d’îles, comme éclatée – ce que traduit l’étymologie grecque, par antonomase – et du thalassal.
Portland, l’île hugolienne – plus exactement, une presqu’île, située dans le comté de Dorset et reliée par une mince digue avec l’Angleterre – est exposée aux furies d’une mer omniprésente et déchaînée. Cette dernière, soumise à l’hugolien principe d’anthropomorphisation et nonobstant sa fonction de l’agent du mal à l’œuvre, figure aussi dans son rôle de victime du mal, lequel nait de l’ANANKE inscrit dans le cosmos entier. Dans un premier temps, la mer est la victime, plus précisément la grande malade, parcelle de l’univers atteinte de grave dérèglement de toutes ses facultés, pour paraphraser Rimbaud. Voilà ce qu’en dit le narrateur du roman :
Les tourmentes sont les crises de nerfs et les accès de délire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempêtes aux maladies. Les unes sont mortelles, d’autres ne le sont point ; on se tire de celle-ci et non de celle-là. La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait « une nuée sortie du mauvais côté du diable. (I, 125) […] Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. (I,165)
Dans la note en bas de page, Hugo cite en espagnol : « Una nuba salida del malo del diabolo » (I, 165).
La maladie d’une mer souffrante ne la disculpe pas pour autant, le malheur de la nature ne lui arrache pas son dard infernal. L’un des personnages hugoliens, le mystérieux passager du voilier naviguant vers sa perte et l’ignorant longtemps, nommé « docteur », figure du poète à la fois rêveur et savant, scrute le ciel et la mer, et mesure l’imminence du naufrage dans lequel tous périront bientôt : l’ourque, son équipage et ses passagers, tous malfaiteurs, voleurs/vendeurs d’enfants et criminels. Voici ce que note son regard :
Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentée, allait commencer. Une lamentation sortait de cette onde. Des apprêts, confusément lugubres, se faisait dans l’immensité. Le docteur […] ne perdait aucun détail. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer. […] Tout vestige de jour s’était éclipsé. (I, 150)
Le mal qui vient de la mer et s’acharne à tout détruire et celui qui la frappe ne font qu’un ; la victime et le bourreau, le bien et le mal obéissent au principe de retournement, inhérent à l’imaginaire hugolien visant la synthèse. Le fait n’a pas échappé à l’attention de Gilbert Durand, quoique placé dans un contexte tout autre que celui proposé ici : « la peur de sombrer », la rêverie de la barque mortuaire, le symbolisme de la nacelle romantique, auxquels Durand consacre quelques belles pages[3] ne se rapportent que lointainement à l’imaginaire du mal tel que Hugo le synthétise dans le roman en question.
Dans un premier temps, ce sont donc les forces élémentaires d’une nature sauvage et déchaînée qui répondent du mal, tel que la diégèse de L’Homme qui rit le déploie, moyennant deux récits parallèles. Le premier est focalisé sur le naufrage, le second – sur la noyade. Le naufrage sera celui du petit bâtiment basque, « l’ourque de Biscaye » transportant des bandits et malfaiteurs dans leur fuite ratée, de la pointe Sud de Portland, à travers l’archipel de La Manche, vers les rives du Golfe de Gascogne (Golfe de Viskaya). Le naufrage aura lieu dans les eaux hérissées de récifs, celles du golfe de Weymouth. Hugo ne lésine pas sur la représentation de la topographie de ce lieu fatal ; voici un fragment : « […] Portland, âpre montagne de la mer. La presqu’ile de Portland, vue en plan géométral, offre l’aspect d’une tête d’oiseau dont le bec est tourné vers l’océan et l’occiput vers Weymouth ; l’isthme est le cou » (I, 88). Au moment même où le docteur dans son ourque constate la disparition des symptômes du jour jusqu’à l’éclipse de toutes les rives (« Tous s’enfonçant dans la nuit » […] Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer » ; I, 151), le second volet du roman s’ouvre.
Son protagoniste éponyme, L’Homme qui rit, est un petit garçon défiguré par les « comprachicos » et abandonné sur le promontoire sud du Portland. Il commence sa marche solitaire pieds nus dans la neige, à travers un pays désolé, dans le froid, la faim, la tempête de neige et l’épouvante, vers la pointe nord, soit en remontant tout le plateau, vers l’Angleterre (ce qu’il ignore) :
[…] l’enfant sentait […] sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait à des paumes de mains froides se posant sur son visage. C’étaient de larges flocons glacés […] annonçant l’orage de neige. L’enfant en était couvert. L’orage de neige […] commençait à gagner la terre […] par le nord-ouest dans le plateau de Portland. (I,120)
Les forces de la nature vont alors l’assaillir, venues de cette même mer malade et enragée dans laquelle, cependant, s’engouffre l’ourque nommée La Matutina avec les bourreaux du garçon ; or bien que les actants des deux actions ignorent leur sort, leurs périples respectifs seront lourds en conséquences. Pour l’enfant, le mal se nomme alors souffrance physique : errance solitaire dans les ténèbres grandissantes et menace perpétuelle de la chute-noyade involontaire :
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné […] l’ombre ne discerne pas ; et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. […] l’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. L’enfant […] était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, […] dans cette neige et dans cette nuit […] il marchait, ignorant, entre deux abîmes. (I, 201-201)
Chez Hugo, le vocable « abîme », de concert avec « gouffre », figure la pépinière du mal spatial, partant de tout mal. A propos des deux abîmes hugoliens, Gérald Schaeffer parle du « […] redoublement du combat mythique qui vient de s’achever par le naufrage [et de] la lutte de l’enfant contre les choses et les hommes [qui] se poursuit. Comme sur la mer, la narration joue sur le double registre du [mal] matériel et [de celui] métaphysique »[4]. Le petit Gwynplaine – tel est le nom de l’enfant – continue sa marche en ignorant qu’il entre dans le chemin de sa destinée, une sorte de parcours initiatique qui aura duré une dizaine d’années. Lors de ce parcours, il aura triomphé du mal inscrit dans des obstacles dressés par les « choses de la nature », connu l’amitié et l’amour, trouvera un gîte et aura un métier, celui de bateleur. Mais il succombera aux forces du mal moral, social et politique entrelacées telle la toile d’araignée, pensée-image récurrente dans l’ouvre hugolienne, dans L’Homme qui rit tissée lucidement par les injustices des structures sociales.
On sait que les emplois de l’image de l’araignée chez Hugo sont multiples ; dans le contexte qui nous intéresse ici, il s’agit tout d’abord, d’un être de ténèbres, dont l’immobilité fascine, rebute et séduit à la fois. Telle sera la signification de la rencontre du protagoniste avec la splendide duchesse Josiane, l’opulente beauté rousse aux yeux vairons, incarnation de la tentation charnelle et du désir sexuel. Mais aussi – tant il est vrai que l’imaginaire hugolien joue toujours sur les symétries – tel sera les sens des contacts de Gwynplaine avec le système de justice anglaise, à l’œuvre dans « […] ces gothiques prisons où l’araignée et la justice tendaient leurs toiles » ; « les toiles d’araignées […] se mettent dans les lois » (II, 90).
Nous avons vu : au début du parcours, le protagoniste – enfant marche dans une nuit sans étoiles, au sens matériel et métaphysique, soit au propre et figuré ; le mal le guette. Au milieu dudit parcours, comme si la toile d’araignée destinale c’était desserrée, par un caprice de l’ananke, Gwynplaine adulte aura connu la lumière spirituelle, inscrite dans d’autres yeux que ceux de l’habitante de la toile d’araignée, fascinante et charnelle duchesse Josiane. Les yeux autres sont aveugles mais clairvoyants, et leur propriétaire est une jeune fille angélique et diaphane, surnommée Déa. Déa, sa seule étoile brillant dans la nuit de sa destinée, pour évoquer, cette fois, Gérard de Nerval[5], mourra ; ainsi, le mal assoupi se réveille sous forme de malheur qui frappe l’être entier de l’homme. À la fin du parcours, Gwynplaine s’en retrouve broyé et écrasé, cette fois par des forfaits commis par les forces humaines, les noirceurs astucieusement tramées par les lois sociales. L’Homme qui rit aura alors choisi la mort par l’eau, en se laissant tomber du bord du bateau sur lequel il se trouve, dans les eaux nocturnes de la Tamise, les yeux rivés sur l’unique étoile, visible pour lui seul dans un ciel sans astres. Ainsi, il répond à l’appel de la clarté venant d’en haut, dont il devine l’origine : c’est le signe envoyé par Déa, sa Laure, madone morte mais lui indiquant le chemin, telle stella maris, la Matutina céleste.
Voilà ce qu’apporte la fin, telle la grande finale d’un opéra ; je n’en cite que quelques fragments :
Gwynplaine […] se dressa, leva le front, considéra au-dessus de sa tête l’immense nuit. […] étendit les bras vers la profondeur d’en haut et dit : « Je viens ». Et il se mit à marcher […] sur le pont du navire, comme si une vision l’attirait. À quelques pas, c’était l’abîme. […] il ne regardait pas à ses pieds.[…] Il avait dans la prunelle une lueur […] comme la réverbération d’une âme aperçue au loin. Il cria : « Oui ! ». Il marchait […] l’œil fixe, il ne quittait pas des yeux un point du ciel […] il souriait. […] il n’y avait plus d’étoiles, mais […] il en voyait une. […] il parvint à l’extrême bord. « – J’arrive, dit-il, Déa, me voilà ». Le vide était devant lui. Il y mit le pied. Il tomba.
La nuit était épaisse et sourde, l’eau […] profonde. Il s’engloutit. […] Personne ne vit ni n’entendit rien. […] Peu après le navire entra dans l’océan. (II, 355-356).
Cette mort suicidaire, est-ce le mal, dans son essentialité imaginaire ? Certes non puisque, en tombant ainsi dans l’eau-matière, Gwynplaine rejoint l’esprit-lumière, celui d’en haut, la mort sublime étant la seule réponse au mal. Qui plus est, en se laissant engloutir par les eaux du fleuve (maternelles… ?) le héros du roman aura bientôt rejoint celles de l’océan (paternelles… ? ) : le fleuve, c’est la Tamise, qui rejoint l’océan, soit la mer du Nord (Hugo ne dit pas : « mer », mais bien « océan »). Le corps noyé de Gwynplaine ira à la mer ; le cercle se refermera : les bourreaux et la victime se retrouvent au même endroit : « […] l’eau et la nuit se rejoignent en un complexe mortifère fondamental », dit J. Libis dans sa belle étude[6]
L’imaginaire hugolien véhicule volontiers une vision du cosmos dans l’abime, le gouffre, la profondeur ; il en est de même pour sa conception du mal/malheur mis à l’épreuve du bien. Pour y parvenir, il faut ou bien s’élever (devenir étoile du ciel, comme Déa), ou bien tomber, plonger (comme Gwynplaine), accomplir un geste soit volontaire, soit involontaire. Dans la multiplicité des visages du mal que l’œuvre de Victor Hugo propose, ceux liés essentiellement à l’imaginaire du naufrage et/ou de la noyade, en tant qu’activités humaines ultimes, semblent des plus significatifs.
Notes
[1] Victor Hugo, L’Homme qui rit, Introduction par Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer, Paris, Flammarion, 1982, t. I, p. 86. Toutes les citations renverront à cette édition. Les chiffres entre parenthèses indiqueront le tom et la page.
[2] Voici les titres choisis par Hugo pour cette partie du roman : La nuit moins noire que l’homme ; L’ourque en mer ; L’enfant dans l’ombre ; en l’occurrence, la tendance manifeste à condenser les métaphores à l’usage sentencieux semble effectivement très bien venue.
Le jardin noir : topographie décadente pour un contre-éden The Black Garden: a Decadent Topography for an Anti-Eden
Isabelle Krzywkowski
Université Stendhal-Grenoble 3, France
Isabelle.Krzywkowski@u-grenoble3.fr
Le jardin noir : topographie décadente pour un contre-éden
The Black Garden: a Decadent Topography for an Anti-Eden
Abstract: The garden of the late nineteenth century appears as the systematic inversion of the topos of the ideal garden. A privileged space for death and suffering, locked there to be staged, the decadent garden seems exemplary of the entropic process which underlies the imaginary of the end of the century. A fantastical figuration of a declining world, it also allows the questioning of a failed Creation, which it aims to improve. Anti-Garden of Earthly Delights, the new ”Garden of torture” therefore leaves unaffected neither body nor soul, nor nature, nor the sacred. However, the metaphysical dimension of this sacrilegious anti-physis should not hide the aesthetic issue, by which the artist becomes, as O. Wilde pointed out, a creator of nature, albeit a creator of monsters. This complexity suggests that this is less about a renewed representation of Hell, than about the syncretic implementation of an ”infernal Eden”, a ”Counter-Eden”.
Keywords: European Literature; Decadentism; Garden; Eden; Anti-physis; Tortures.
Pour qui ne connaît pas l’« esprit de décadence[1] » qui règne à la fin du XIXe siècle, il peut paraître étrange qu’un lieu comme le jardin, si couramment associé à l’imaginaire paradisiaque, puisse devenir l’un des espaces de l’enfer. C’est pourtant à ce renversement que se livre la fin-de-siècle décadente, comme elle se plaît, d’ailleurs, à détourner tous les topoï. Il faut cependant d’emblée noter que plusieurs caractéristiques du jardin autorisent ce détournement, car c’est sa topologie qui rend possible une topographie du mal : la clôture, d’abord, élément constitutif qui établit le jardin en lieu idéal mais aussi en interdit, appelant à la transgression (archétype où puisent les mythèmes édéniques) ; le travail sur la nature, ensuite, qui fait de tout jardin une entreprise démesurée de dépassement des lois naturelles (surnature ou anti-nature) ; la mise en scène de cette nature, enfin, qui la constitue en spectacle, ce que la fin-de-siècle traduira volontiers en voyeurisme. C’est sur ces bases que la fin du XIXe siècle va construire un « jardin du mal ».
Non que celle-ci méconnaisse le thème du jardin idéal – un jardin « blanc » –, mais c’est en général comme refuge hors d’un monde que l’on rejette et qui dégoûte : c’est exemplairement le cas de Des Esseintes, le héros d’À rebours de Huÿsmans (1884), dont la « Thébaïde » se redouble d’une bibliothèque et d’une serre. Le jardin-refuge se définit ainsi par la négation, en opposition à la ville et à la société que l’on méprise et dont il protège en isolant. De fait, la fin-de-siècle n’a guère pour but de peindre un univers idéal ; et s’il lui arrive de recourir au mythe édénique, c’est soit pour dénoncer une société pervertie, soit pour pervertir le mythe de l’intérieur, en le dévoyant : transformer en un espace monstrueux et corrupteur un lieu que la tradition s’accorde à reconnaître comme idéal et d’origine divine est bien l’un des objectifs que la fin-de-siècle décadente peut se fixer. Le jardin devient le siège d’une fantasmagorie maladive qui va contaminer l’espace, aussi bien que ceux qui s’y trouvent : le corps y est pris à parti, menacé dans sa santé, dans son intégrité, dans sa cohérence, et même dans sa sensualité; c’est un lieu où le corps humain est appelé moins à s’épanouir qu’à se dégrader, et sa dégénérescence s’accompagne le plus souvent de celle du jardin. Je me propose donc de parcourir brièvement les déclinaisons de ce « jardin infernal », pour interroger le retournement du topos paradisiaque que la fin-de-siècle met ainsi en scène et montrer que le motif du jardin vise à une véritable dénaturation.
L’espace du mal (1) : Les jardins de la mort
Le jardin est de manière récurrente, dans la fiction marquée par l’esprit fin-de-siècle, un lieu morbide, et même macabre, à l’opposé de la tradition pastorale qui découle de l’imaginaire de l’Âge d’or.
Parce qu’il est clos, le jardin permet de cacher ce que la société, les vivants ne veulent pas voir : les prisonniers, les malades, les horreurs de l’agonie, de la dégénérescence. Mais la mise à l’écart fonctionne dans les deux sens, et le jardin est bien souvent un asile pour les malades, et singulièrement pour les maladies de l’âme, qui y trouvent le reflet de leur neurasthénie, ce dont le recueil Serres chaudes de Maurice Maeterlinck rend exemplairement compte ou, dans un registre moins symboliste, le motif du jardin d’hôpital, du sanatorium, de la ville de cure (de Maupassant à Thomas Mann).
Plus intéressant, et plus spécifique, l’alliance que dessine la Décadence entre le caractère spectaculaire du jardin et l’esthétisation de la maladie. La poétique fin-de-siècle de la mort lente, voluptueuse, de la vie qui s’épuise doucement, trouve dans le jardin un cadre protégé, que les bruits et les laideurs de la vie ne viennent plus troubler, et qu’on peut orner de brassées de fleurs dont les odeurs, trop fortes, hâtent la fin[2]. Maladies de langueur, maladies qui taraudent les corps et les volontés, tuberculoses, névroses, lèpres ou syphilis promènent au jardin leur lente et irrémédiable déliquescence, parfois charmante pourtant, elle qui rend les femmes plus pâles, plus longilignes, et semble les transformer en fleurs. Des Esseintes ou le prince Noronsoff[3] offrent des fêtes pour donner leur maladie en public, et les damnés « impudiques et laids » du « Jardin maudit » de Maurice Magre (texte que j’ai lu en prologue à mon intervention) semblent s’en enorgueillir en exhibant leurs plaies :
Alors, je vis venir vers moi les créatures.
[…] Ils étaient boursouflés, extravagants, exsangues.
Celui-ci dans l’œil droit avait un clou de fer,
L’un portait un carcan, l’autre avait une cangue,
Celui-là rayonnait et montrait un cancer.
Et tous, l’être sans dents, l’être aux orbites vides,
L’être dont des grosseurs faisaient le crâne lourd,
Tous étaient satisfaits, tous se trouvaient splendides,
Ils portaient avec eux leur mal avec amour[4].
Les « jardins de la mort » sont une des grandes thématiques fin-de-siècle, ainsi que le montre la titrologie : Au « Jardin de la Mort » de Camille Lemonnier (La Vie secrète, 1898) répondent le « Hortus larvarum » de D’Annunzio (Poema paradisiaco, 1893), le « Garden of Proserpine » de Swinburne (1866), Die Toteninsel de Böcklin (1880), ou encore tous ceux où l’on trouve la mort en jardinier. « On assassine quelqu’un dans un jardin[5] ! » s’écrie Mæterlinck, comme s’il pouvait s’agir de l’humanité entière. Il semble donc difficile d’échapper à l’expérience de la mort dès lors qu’on est entré dans le jardin, et sa découverte fait parfois l’objet même de l’initiation.
Le jardin, donc, s’affirme comme un espace funèbre : les urnes, les tombes et les cénotaphes font partie des éléments décoratifs ; il est empli de tous les plantes qui symbolisent la mort, ronces et chardons, cyprès et saules, buis, houx, myrte, et même d’asphodèles ou de pavots narcotiques et mortels. Zola, comme souvent, propose la meilleure synthèse du thème :
[…] des scabieuses y mettaient leur deuil. Des cortèges de pavots s’en allaient à la file, puant la mort, épanouissant leurs lourdes fleurs d’un éclat fiévreux. Des anémones tragiques faisaient des foules désolées, au teint meurtri, tout terreux de quelque souffle épidémique. Des daturas trapus élargissaient leurs cornets violâtres, où des insectes, las de vivre, venaient boire le poison du suicide. Des soucis, sous leurs feuillages engorgés, ensevelissaient leurs fleurs, des corps d’étoiles agonisants, exhalant déjà la peste de leur décomposition. Et c’étaient encore d’autres tristesses : les renoncules charnues, d’une couleur sourde de métal rouillé; les jacinthes et les tubéreuses, exhalant l’asphyxie, se mourant dans leur parfum. Mais les cinéraires surtout dominaient, toute une poussée de cinéraires qui promenaient le demi-deuil de leurs robes violettes et blanches, robes de velours rayé, robes de velours uni, d’une sévérité riche[6].
Le motif du jardin noir conjugue le deuil et la pétrification, en même temps qu’il consacre la mort de la nature, comme dans les jardins d’Algabal, où le charbon, la lave, les pins, la poussière, la grisaille vêtent de leur noirceur les « champs sombres à la lisière sombre » [düstere felder am düsteren rain[7]].
Lieu humide et obscur, oppressant, le jardin décadent est en fait un avatar de la tombe. C’est son odeur de putréfaction et de mort que vient flairer Clara, « fée des charniers, ange des décompositions et des pourritures », dans Le Jardin des Supplices :
Elle me désigna de bizarres végétaux qui croissaient dans une partie du sol où l’on voyait de l’eau sourdre de tous côtés. […] Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents, imitant la forme de monstrueux phallus… Attirés par l’odeur de cadavres que ces horribles plantes exhalaient, des mouches volaient autour […][8].
Le jardin, on y reviendra, est un espace rouge. Il est macabre par nature, et l’on ne s’étonnera pas que, parmi les plantes les plus représentées, les fleurs cannibales, comme les Népanthès et les Drosera, soient en bonne place[9]. En fait, le jardin entier ne se nourrit que de pourriture et de détritus, de sang et de cadavres :
Au jardin rêvé croit un arbre de vitrail.
Un cadavre nourrit ses racines cruelles[10].
C’est également par la nécrophagie que Mirbeau explique la splendeur du Jardin des Supplices :
On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place – les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales, il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoires spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend vigoureuses et belles[11].
Le texte est un extraordinaire développement du réseau d’images dans lequel s’inscrit ce motif du jardin macabre : la thématique baudelairienne des « fleurs du mal » devient hymne à la beauté monstrueuse et se conjugue au thème du vampire, qui permet, peut-être, de mieux comprendre le lien indéfectible qui unit, d’après la fin-de-siècle, le jardin et la femme : tous deux se gorgent de sang.
Le jardin est donc un espace anthropophage et nécrophage. Ce thème obsessionnel du cannibalisme, dont on sait que, depuis Dante, il est un des attributs de Satan, confirme qu’on ne saurait plus rien trouver là de paradisiaque.
La fin du XIXe siècle montre par ailleurs un goût prononcé pour les jardins en train de mourir. Si l’époque conserve la prédilection romantique pour l’automne, c’est pour mettre en évidence une agonie que n’accompagne plus aucune apothéose lumineuse, et dans laquelle on cherche à percevoir les signes du déclin de la nature. Le jardin qu’on nous montre n’est jamais tout à fait mort : il est bien plutôt agonisant. Les éléments eux-mêmes sont atteints de maladies : aux statues « mutilées » répondent les statues lépreuses que « l’ombre et la vétusté […] rouillent de leurs dartres[12] ». De même, les plantes sont affaiblies et chlorotiques,à l’image d’une humanité monstrueuse que la maladie déforme, pourrit. Voici comment Zola présente les cactées du Paradou :
… à peau hérissée de duvets immondes, traînant des membres infirmes, des jambes avortées, des bras cassés, les uns ballonnés comme des ventres obscènes, les autres avec des échines grossies d’un pullulement de gibbosités, d’autres dégingandés, en loques, ainsi que des squelettes aux charnières rompues. Les mamillaria entassaient des pustules vivantes[13]…
Huÿsmans, quant à lui, décline le bouquet maladif de sa serre :
…et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d’autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres; quelques unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme[14].
Et Maurice Magre pousse l’image jusqu’à l’obsession :
Des arbres mous avaient des blessures ouvertes,
Des humeurs ressemblant à celles de la chair,
Et les pousses du bois au lieu de jaillir vertes
Etaient blanchâtres et vivaient comme des nerfs[15].
On voit l’équivalence qui s’instaure entre les maladies de peau qui fascinent la fin-de-siècle et la végétation qui ronge l’espace comme un chancre : les plantes grimpantes, parasites, dévorent les variétés plus faibles, tandis que les mousses, les lichens prennent possession des architectures. La nature aussi se décompose, à l’image de l’humanité, tumeurs malsaines, chancres vénériens, chlorose et même névrose, elle est marquée de tous les stigmates des maladies « à la mode », maladies de l’épuisement ou de la dégénérescence. « Tout n’est que syphilis[16] » s’écriait des Esseintes – autre moyen, finalement, de pervertir le motif du jardin : il est à son tour contaminé par l’homme.
Ce jardin abandonné qui s’étiole et s’éteint doucement est une image-clé de la fin-de-siècle, et lui appartient en propre. Il semble toujours gagné par un insidieux pourrissement : l’humidité, l’ombre, certaines odeurs, certaines couleurs, verdâtres ou rouille, manifestent ce processus de déclin. L’atmosphère y est humide et suffocante ;il y règne partout le « clair-obscur et l’ombre[17] » ; les plantes, envahissantes, y sont« toutes tachées de moisissures[18] » ; la mousse qui gagne les statues et les bancs montre peut-être la victoire de la végétation sur l’art, mais elle est d’abord une manifestation de la moisissure. Cette usure ronge jusqu’à l’imputrescible : « il y a, murmura [Albine], une femme de marbre tombée tout de son long dans l’eau qui coule. L’eau lui a mangé la figure[19] ».
L’odeur qui en jaillit par « entêtantes bouffées[20] » est un « encens délétère », mortifère ; les eaux, comme les odeurs, sont méphitiques :
D’un vivier croupissant sortait une odeur fade,
Des miasmes de typhus par les vents soulevés[21].
Le jardin tout entier est en état de décomposition. Le thème est tellement obsédant qu’on me permettra d’en signaler d’autres occurrences :
Dans le bosquet de camélias les calices flétris avaient neigés en pourriture rose et blanche, et leur décomposition lente était un charme de plus dans ce silence et cette torpeur ; […] une vie d’helminthe et de poisons fermentait dans ce parc. Il y pesait la sombre ardeur d’un cimetière.
Une odeur humide et tumulaire, des senteurs froides de marécage et de cimetière s’épandaient sur ses abords, opprimaient l’air prisonnier sous l’immobile amas des feuillages[22].
Ce jardin à l’abandon trouve une expression achevée dans le jardin où les eaux croupissent : bassins verdis à l’abandon, étangs immobiles, eaux« glauques », « gluantes », « visqueuses » ou « infectées » rappellent bien que le paysage imaginaire que la Décadence privilégie est celui du cloaque. L’odeur de décomposition qui monte des eaux mortes est celle même de ce jardin où tout pourrit, tout comme elles-mêmes ont les couleurs de la putréfaction. L’eau ronge ainsi lentement le paysage qu’elle rend peu à peu indistinct : le jardin à son tour disparaît lentement, envahi par les eaux (à rapprocher, bien sûr, de la fascination fin-de-siècle pour Venise ou Bruges). Cet enlisement gagne l’humain, comme en témoigne la mort de Narkiss « enlisé dans la boue, au milieu des cadavres et de l’immense pourriture amoncelée là depuis des siècles » :
Debout dans la vase, Narkiss avait été asphyxié par les exhalaisons putrides du marécage mais, enfoncé jusqu’au cou dans le cloaque, il dominait de la tête les floraisons sinistres écloses autour de lui en forme de couronne[23].
Les textes convergent pour fonder une esthétique à rebours, qu’on peut, par sa récurrence, considérer comme le paysage imaginaire de la fin du XIXe siècle, paysage morbide, paysage « faisandé[24] ». Qu’il foisonne et prolifère, entraînant le risque de l’étouffement, ou qu’il soit guetté par l’étiolement, le pourrissement, voire la pétrification, le jardin fin-de-siècle est un espace mortifère qui tend toujours à la dégradation. Il permet de rendre compte, moins d’un état, que d’un processus, celui de la dégénérescence du vivant, que Jankélévitch identifie comme caractéristique de l’esprit de décadence :
Frénésie et enlisement sont d’ailleurs les deux aspects inverses d’une même rechute en naturalité ; […] cette frénésie est, comme la gangrène, un déchaînement des forces anti-vitales : – non point plénitude affirmative, mais enflure morbide[25].
À la vie qui s’épuise (celle, aussi, d’une civilisation) fait écho l’épuisement de la nature : pour la génération des années 1880, le principe d’entropie[26] devient un modèle de pensée, explication rationnelle de la décadence, imaginaire scientifique de la fatalité. Le jardin abandonné devient donc le symbole du déclin : s’il est le cadre rêvé d’un nouveau Crépuscule des Dieux, puisque « Le dépérissement des plus immortels dieux / Éclate en ce décor incandescent d’icône[27] », il est aussi un « cadre superbe, hein ? pour l’agonie d’une race[28]… ».
L’espace du mal (2) : Le jardin des supplices
Espace du mal, le jardin l’est parce que l’on y souffre, mais plus encore parce que l’on y fait souffrir.
La clôture,si elle préserve de l’extérieur, délimite aussi un espace carcéral. La version la plus anodine est celle du jardin où l’on s’ennuie et que l’on n’arrive pas à fuir. Même (surtout ?) le jardin édénique entrave la liberté et provoque la lassitude : « Et j’ai fui vers la porte ouverte sur le gouffre / […] Et j’ai crié : “Seigneur, ton amour est sans charme”[29] » raconte le visiteur du Paradis revu par Maurice Magre. Plus grave, on enferme, on séquestre dans le jardin (motif que l’on trouvait déjà dans les romans de chevalerie italienne, dont les magiciennes, Armide, Alcine, sont de modernes Circé). Le rapprochement est parachevé avec l’association délibérée du jardin et du bagne qui est au cœur du roman Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau :
Le Jardin des Supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. […] Les Chinois ont raison d’être fiers du Jardin des Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute la Chine où pourtant il en est de merveilleux[30].
Parmi les tortures que l’on subit au jardin, les souffrances intellectuelles ne sont pas les moins raffinées. Voyeurisme douloureux (qui s’origine peut-être dans les souffrances qu’éprouve le Satan du Paradise lost de Milton (1667), texte que la Fin-de-siècle a beaucoup pratiqué),érotisme morbide qui se réalise dans le meurtre ou la folie[31], voire dans des unions monstrueuses avec la nature, perte de volonté : en lieu du bonheur espéré, c’est la faiblesse et le désespoir, et des tentatives d’évasion qui se soldent bien souvent par la démence ou la mort. Loin d’être apaisante, la vision du jardin peut aussi devenir une insulte portée à la faiblesse des malades : la puissance vitale apparaît alors moins comme un modèle ou un réconfort, que comme une cruauté ultime. Cet antagonisme entre la maladie et la nature apparemment immortelle constitue l’un des leitmotiven de l’époque[32].
Les tortures physiques sont bien évidemment également convoquées. Le jardin, non seulement sert de cadre à la description de supplices, au point de les faire apparaître comme un ornement constitutif du jardin, chez Octave Mirbeau par exemple ; mais il devient le reflet d’une humanité souffrante. Iwan Gilkin donne, quant à lui, une vision hallucinée de l’arbre de Jessé nécrophage : par une énumération digne d’Agrippa d’Aubigné, chaque fleur semble porter, ou être, un instrument de torture :
Arbre miraculeux de Jessé, tu fleuris
En rouges fleurs de chair aux pétales meurtris,
Tulipes sublimant la pourpre de leurs urnes,
D’où surgissent, le front à jamais douloureux,
De beaux enfants princiers aux lèvres taciturnes,
Qui, pâles et craintifs, entre leurs bras fiévreux
Serrent maint effroyable instrument de tortures
Rougi par le sang frais de leurs larges blessures.
Sur les glaives, les crocs et les peignes de fer,
Les tenailles, les coins et le gril et la roue,
Le carcan de fer rouge et la vrille qui troue,
Et les pinces où pend encore un peu de chair,
Epanouis parmi les suaves pétales,
Si tristes et si doux, les chers visages pâles
Laissent parfois couler l’eau vive de leurs pleurs.
[…] C’est l’arbre de la vie, où croissent les douleurs,
L’arbre dont chaque fleur qui s’ouvre est un supplice.
Du fond rouge et meurtri de leur morne calice,
Vase de chair béant, palpitant et sanglant,
La souffrance jaillit comme un parfum troublant[33] […].
La comparaison ou la métaphore des plantes et du corps humains sont des moyens efficaces pour signifier que la torture est omniprésente au jardin : Mirbeau décrit ces « fleurs de boucherie et de massacre[34] », comme Magre :
Vers ma face penchaient d’étranges lis malades.
Dans leur calice mort dormait un œil crevé.
[…] La pivoine semblait un grand cœur arraché.
Dans la fleur du sorbier d’où soufflait une haleine
S’ouvrait un sexe affreusement martyrisé…
Un amandier était fleuri de mains coupées;
Un tronc, comme une femme, avait des cheveux d’or[35].
Ces plantes suppliciées renvoient la flore non seulement à des corps humains, mais à des corps que les supplices démembrent et écorchent :
Des tigridias ouvrant des gorges mutilées, des diclytras et leur guirlandes de petits cœurs rouges, et aussi de farouches labiées à la pulpe dure, charnue, d’un teint de muqueuse, de véritables lèvres humaines[36]…
On comprend que se dessine, avec ces lèvres, ces « gorges mutilées » et ce cœur végétalisé, ensanglanté, l’image de la femme aimée : version macabre et vengeresse du cliché de la femme-fleur au jardin des supplices.
Le corps est donc sans cesse menacé par le jardin : déchiqueté, décomposé, recomposé parfois, transformé, sa désagrégation est au fond le spectacle vers lequel tend le jardin décadent. Certains viennent du reste admirer la torture dans les jardins, comme Clara, partie au Jardin des Supplices pour « voir des spectacles sublimes, s’exalter à des sensations extraordinaires[37] ». Voyeurisme encore, mais de nature sadique, que le plaisir éprouvé à observer la confrontation des malades et des mourants avec le foisonnement de la vie. Clara explique à son amant toute la perversité de ces souffrances intellectuelles :
Pense à ce que cela doit être pour le patient qui va mourir dans les supplices. Songe combien la torture se multiplie dans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement qui l’environne[38]…
Le jardin semble conférer à cette contemplation de la souffrance et de la mort une dimension où se mêlent, de la manière la plus troublante, esthétique, sensualité et morbidité. Clara, encore :
La belle plante ! […] Ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vu souffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plus belles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums !… Sens encore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sont durs[39] !
Cette rencontre d’Eros et de Thanatos, cette superposition perverse de l’esthétique et du macabre fonde en profondeur le récit de Mirbeau, qui alterne savamment descriptions des tortures et du jardin :
À droite, des pelouses fleuries; à gauche, des arbustes encore. […] C’était un enchantement perpétuel. Et, de cet enchantement floral, se dressaient des échafauds, des appareils de crucifixion, des gibets aux enluminures violentes, des potences toutes noires au sommet desquelles ricanaient d’affreux masques de démons ; […] Sur les fûts de ces colonnes de supplice, par un raffinement diabolique, des calystégies pubescentes, des ipomées de la Daourie, des lophospermes, des coloquintes enroulaient leurs fleurs, parmi celles des clématites et des atragènes…Des oiseaux y vocalisaient leurs chansons d’amour[40]…
La description du jardin devient prétexte à la présentation complaisante des supplices, et la topographie organise artistiquement les scènes tour à tour florales ou macabres.
Comme la torture, l’agonie et la mort font l’objet d’un détournement esthétique que le jardin semble rendre inévitable : le corps y tend toujours, non seulement à être mis en pièce, mais à se voir réduit par la mort à l’état d’objet décoratif :
J’arrivai près d’un champ de grotesques poupées,
Des enfants dans le sol poussaient là, drus et morts[41].
Crucifixions, dépeçages sont de même offerts au regard des promeneurs du Jardin des Supplices :
Cette allée, très large, était, de chaque côté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont les grosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupart restaient vides, quelques unes enfermaient des corps d’hommes et de femmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènes supplices. […] L’allée lugubre des tamariniers finissait sur une large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmes au bassin[42]…
Les crucifiés ne semblent-ils pas remplacer les statues, comme en témoigne la variété toute sculpturale de leurs poses et la précision des descriptions ?
La torture, en devenant spectacle, apparaît comme partie intégrante de l’esthétique du jardin. Elle s’affirme comme un art, au même titre que le jardinage ; le raffinement est le même, et identique aussi la maîtrise : comme il sera le modèle des artistes, le jardinier est le grand esthète des supplices :
Vois, mon amour, comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté ! […] Ici, c’est parmi les fleurs, parmi l’enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout à l’heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale, aux harmonies de cette nature unique et magique, qu’ils semblent, en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleurs miraculeuses de ce sol et de cette lumière[43]…
Aussi l’espace qui, paradoxalement, s’affirme peut-être au mieux comme un doublet du jardin (selon l’esthétique décadente tout au moins), et confirme sa fonction carcérale autant que sa dimension macabre, est-il celui de l’arène. On connaît le goût marqué de la fin-de-siècle pour la Basse Latinité. Le parallèle se fonde vraisemblablement sur la clôture et le spectaculaire, le voyeurisme. L’importance du regard constitue le jardin en un espace propre au spectacle, et singulièrement à la contemplation de la douleur et de la mort. Comme l’arène, le jardin décadent baigne dans le sang : une femme fait ainsi décapiter un « million de jeunes pages et de filles servantes » pour que la terre « fût écarlate comme un champ de pivoines[44] », et dans le jardin de Messaline se mêlent le sang de la vigne qu’on vendange et celui de l’impératrice qu’on assassine[45].Ce sang, c’est la vie même du jardin, qui s’en abreuve, comme on l’a vu se nourrir de cadavres :
Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n’est pas un grain de sable qui n’ait été baigné de sang… et ce grain de sable lui-même, qu’est-il sinon de la poussière de mort ?… Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière !… Regarde… l’herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l’amour est partout[46] !…
explique Clara, à laquelle Maurice Magre fait écho :
Un printemps écœurant d’une chaleur mouillée
Baignait l’arbre de chair et la plante de sang[47].
Le jardin décadent constitue bien ce que Jean de Palacio appelle un « paysage rouge », qu’il considère comme l’une des caractéristiques essentielles du paysage décadent[48].
Le Contre-Éden
De tout ce que l’on peut faire dans un jardin, c’est donc souffrir que la fin-de-siècle décadente a privilégié : retournement explicite du « jardin des délices » en un « jardin des supplices ».On le devine, le « jardin noir »répond à la structure imaginaire d’un espace infernal. Comme l’Enfer, c’est un lieu sans lumière, le soleil y est voilé ou « déformé, jaunâtre, bas, énorme[49] » ; à mesure qu’on avance, on perd même le ciel de vue : « Le ciel ne s’apercevait pas[50] » écrit Lemonnier, et chez Zola, « le Paradou, le parterre, la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeur du ciel[51] » (le Paradou ne serait-il, en fait, que le simulacre du Paradis recréé pour la tentation du prêtre ?).Il est clos, et le parcours que l’on suit est celui d’une descente : le Jardin des Supplices suit une pente douce jusqu’en son centre, où se trouve l’acmé, le supplice de la cloche ; il en va de même du « Jardin de la Mort » de Lemonnier :
Cependant mon guide, ayant pris les devants, m’attendait à l’orée d’un bois vers lequel descendait une pente légère. Le bois lui-même s’abaissait selon cette déclivité et gagnait une combe assez profonde […]. La sensation d’étouffement éprouvée tout à l’heure redoubla presque aussitôt[52]…
Cette « sensation d’étouffement » est un motif entêtant qui trouve son aboutissement dans la serre à la chaleur insupportable et suffocante :
Et ce bout de terre brûlante, cette couche enflammée où les amants s’allongeaient, bouillaient étrangement au milieu de ce grand froid muet[53].
Tout le topos paradoxal de l’Enfer se trouve résumé dans cette page de Zola qui décrit un « paysage mort », où la flamme ne brûle pas, sinon comme brûle le gel, ni ne donne de lumière, et sur lequel règne une « chaleur sombre » et un « dieu noir ».
Descente, ciel inaccessible, cadre privilégié des plus subtiles tortures, le jardin, où l’on parvient conduit par « l’être aux yeux de serpent[54] », ne serait-il finalement que la représentation fin-de-siècle, à peine paradoxale, de l’Enfer, dont il décline tous les attributs symboliques ? Il me semble pourtant que l’image est plus complexe, et que, face à la représentation de l’Enfer, qui est plutôt urbaine à la fin du XIXe siècle, la Fin-de-siècle pose un autre espace, autrement plus ambigu et sacrilège, et dont elle pourrait bien être l’inventeur : celui d’un Contre-Éden.
On constate en effet que tous les éléments du topos édénique sont en fait préservés. Outre les nombreux textes (ou peintures) dont Adam et Ève sont le sujet explicite, on retrouve la plupart des éléments topiques : la clôture (parfois redoublée par le caractère insulaire) qui fait du jardin un lieu hors du monde, la compréhension spontanée des hommes et de la nature, la nudité, la présence d’un arbre central, etc. La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, ou encore « Éden[55] » de Camille Lemonnier sont exemplaires de cette réécriture. Mais le mythe de la Genèse est détourné, voire perverti : interversion ou omission de certaines séquences ou de certains personnages (le serpent, par exemple, ou même Adam), gloses conduisant à une enflure du texte (descriptions ou énumérations hypertrophiées de la végétation, ajouts de séquences, en particulier de nature érotique, etc.), syncrétisme (rapprochement de l’arbre de vie de la Genèse et de l’arbre Yggdrasil, qui vient de la tradition nordique, etc.), détournement de la faute (réduite à la sexualité, ou supprimée, ou réévaluée comme désir de connaissance), motifs subvertis (le temps est figé en un hiver éternel, l’éternité devient insupportable), etc. La récriture des mythes, exercice que la fin-de-siècle pratique avec passion, conduit à la dislocation du texte originel et au détournement systématique, fondé, en particulier, sur la pratique de l’oxymore – figure de l’amalgame, puisqu’elle allie les contraires, et dans cette mesure figure de prédilection, avec la métaphore, pour décrire le jardin. Le poème de Maurice Magre dont le titre, La Montée aux Enfers, est en soi un programme[56], est exemplaire de ces procédés :
Là, la terre est pourrie et les poisons embaument,
Là, les oiseaux du ciel ne vivent qu’en rampant…
[…] Impudiques et laids, enfantins et chenus
Et pareils à des échappés de la torture,
Vous trébuchiez et titubiez, hommes tout nus[57] !
Ces vers déclinent le topos du jardin édénique en le retournant subtilement : si la pudeur n’existe pas en Éden, c’est par innocence, non par impudeur ; le rapprochement des âges de l’homme, comme des fleurs ou des fruits sur une même branche (magnifique image initiée par Le Tasse pour les jardins d’Armide dans La Gerusalemme liberata, en 1581), fait oublier que l’homme d’Éden ne vieillit, ni ne dégénère ; et la nudité mythique des premiers hommes ne peut recevoir aucune détermination, puisqu’elle n’est comparable à aucun autre état : la méconnaissance de la nudité est même l’antithèse de ces hommes « tout nus » qui affichent ostensiblement, victorieusement, des corps défaits. Ce long défilé de damnés n’est pas un Enfer : c’est un Éden qui se décompose…
Le motif de l’Éden, chez Gilkin, est de la même manière un topos inversé :
Aux Paradis gelés, où la neige et le givre
Se pâment sur les flancs exsangues des glaciers,
La volupté du froid et du silence enivre
Comme un Léthé cruel les cœurs émaciés
Aux Paradis gelés de la neige et du givre[58].
Peut-on mieux affirmer son intention de retournement qu’en associant explicitement une image infernale (la glace, élément important de l’Inferno de Dante) au terme de « Paradis » ? Il y a, dans ces « Paradis »– et le pluriel est en soi sacrilège – une volupté paradoxale, une volupté glacée.
Le topos édénique, contaminé par le topos infernal, est mené jusqu’à sa propre négation, qui repose sur une esthétique de l’inversion et qui fait du jardin un paysage « à rebours ».Plus qu’un Enfer, c’est donc bien un Contre-Éden que dessine ce nouvel imaginaire du jardin : lieu de la déchéance de l’humain, il est aussi celui de la déchéance de la nature ; lieu de la Création, il se prête également à être celui de son altération.
Une anti-physis
Car le rapport du jardin fin-de-siècle au mal est aussi de nature ontologique, et le véritable sacrilège tient sans doute moins au renversement du mythe, qu’à l’entreprise de dénaturation que porte tout jardin. Monde anti-nature, puisque nature remaniée, il est un espace proprement tératologique, et en cela caractéristique de la décadence[59].
La fin-de-siècle décadente guette tout ce qui peut lui permettre de prouver que la nature crée des monstres – en somme, que la Création est mauvaise :
L’étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres. Quand elle n’avait pu imiter l’œuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes[60].
Et Maurice Magre ne laisse aucun doute sur cette volonté de « la nature par la souffrance travaillée / Cré[ant] avec ardeur mille êtres repoussants[61]. »
Se dessine ainsi un paysage monstrueux, qui s’appuie sur la tendance de tout jardin à proliférer et à mêler les espèces (l’amalgame, faut-il le rappeler, est une des caractéristiques du monstre), comme sur le caractère « monstrueux » des plantes : les textes, qui ne cessent de rappeler qu’elles sont hermaphrodites, privilégient les variétés les plus « difformes », dont la description fait appel aux comparaisons les plus extravagantes. Ainsi de la serre de Des Esseintes :
Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre ; de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un bœuf, dans la vessie diaphane d’un porc ; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse ; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ; ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue,striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang[62].
Le procédé, qu’on retrouve chez nombre d’autres auteurs, transcrit stylistiquement l’enjeu de la démarche : par le mélange des comparants se dessine une végétation qui menace la classification rationnelle, comme elle menace l’intégrité des corps qu’elle imite par morceaux. C’est bien là la définition du monstre et le signe d’un espace de perversion et de désordre.
Mais l’intervention sur la nature que suppose tout jardin devient aussi, pour la fin-de-siècle décadente, possibilité de dévoiement de la nature – en somme, possibilité de dénaturation. Au jardin, souligne Alfred Jarry dans Messaline, tout est « ingénieusement difforme[63] ». En témoignent dans les textes le goût pour les plantes rares, travaillées, orchidées, caladiums, …, toute la flore ambiguë qui peuple la serre de Des Esseintes ou celle de Renée dans La Curée. La figure du jardinier prend aussi une importance considérable et tout à fait originale, entre le savant fou et l’archétype de l’artiste :
Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle [la nature] s’est enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marque de son étampe, leur imprime son cachet d’art.
Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions ; l’homme, peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles ; décidément, par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes[64].
Tout jardin est hubris, et c’est en cela qu’il est essentiellement jardin du mal. Mais il est aussi la métaphore du positionnement esthétique qui fonde la démarche anti-réaliste fin-de-siècle, telle que définie par Oscar Wilde[65] : « la nature a fait son temps[66] », c’est elle qui imite l’art.
À partir des caractéristiques propres du jardin, qui se prête à devenir le cadre de scènes morbides ou macabres, le « jardin noir » constitue incontestablement un topos fin-de-siècle, perversion du mythe paradisiaque travaillé dans le sens d’un retournement systématique, et sans doute la manifestation la plus singulière et la plus caractéristique de cette époque, qui mène à terme une esthétique à proprement parler « décadente ».
Image paradoxale, mais cohérente, de la fin-de-siècle décadente, trop cynique pour construire ou se projeter dans l’utopie, trop nihiliste pour dénoncer un système par la dystopie, trop convaincue d’être une « fin » pour se tourner vers une tradition, sinon pour la mener jusqu’à son parachèvement par le syncrétisme et le détournement. Mais, ultime renversement peut-être, car ultime dévalorisation, dans ce paysage où tout le monde souffre, y compris la nature, le mal qui s’incarne semble moins ontologique ou métaphysique, que civilisationnel.
Œuvres citées
Marcel Batilliat, La Beauté, Paris, Société du Mercure de France, 1900
Félicien Champsaur, L’Orgie latine, Paris, Fasquelle, 1903
Gabriele D’Annunzio, « Hortus larvarum », Poema paradisiaco, Milan,Fratelli Treves, 1893
Hanns Heinz Ewers, « Tagebuch eines Orangenbaums », Das Grauen, Munich, Müller, 1908
Stefan George, « Mein Garten bedarf nicht Luft… », Algabal, Paris, Lüttich, Vaillant-Carmanne, 1892 , Düsseldorf und München, H. Küpper, 1966, Bd. 2
Iwan Gilkin, « Arbre de Jessé » et « La Nuit au jardin », La Nuit, Paris, Fischbacher, 1897, Paris, Mercure de France, 1911
Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, Paris, Ga
Mourir pour renaître – dans les contes de fées roumainsDying as Rebirth in Romanian Fairy Tales
Alexandra Gruian
Université ”1 Decembrie 1918”, Alba-Iulia, Roumanie
alexandra.gruian@googlemail.com
Mourir pour renaître – dans les contes de fées roumains
Dying as Rebirth in Romanian Fairy Tales
Abstract: The Santu Nicolai (Saint Nicholas) fairy-tale, collected by Simion Florea Marian, is the story of a princess cursed by her mother “to dance with the devil”. During her voyage of self-discovery, the princess will become the priestess of the demon of fertility and nature, also identified with the god Sabazios. She will therefore follow complete the initiation rite, starting with severing the link to the community and passing to the unknown environment, thus becoming one with Sabazios. Like the god of the creation, she will descend into the grave and demand a tribute for the kindom’s wellness. The descent into the grave is actually the prelude to her rebirth. One can assume that this fairy-tale is a reminiscence of the rite dedicated to the God Sabazios, well known in the Romanian territory as Jupiter-Sabazios or Dionysos-Sabazios.
Keywords: Romanian folktales; Rite of passage; Sabazios; Initiation; Death; Rebirth.
Le conte Saint Nicolas, recueilli par Simion Florea Marian, est l’histoire d’une descente au tombeau, vu comme image de la caverne, du lieu initiatique. « La descente dans les ténèbres, les privations, la mort simulée suivie d’une seconde naissance, constituent un élément essentiel de tout rite d’initiation. »[1] Le tombeau n’est pas perçu comme un lieu du repos, du retour dans le ventre maternel, de la « métamorphose du corps en esprit, de la renaissance qui se prépare » mais comme le « gouffre dans les ténèbres passagères et inéluctables duquel l’être disparaît. »[2]
Ce conte commence par la présentation d’un empereur et de son épouse, dont la fille était tellement belle « qu’elle était plus éblouissante que le soleil. Elle était, comme qui dirait sans mentir, la fille la plus belle et la plus extraordinaire au monde. »[3] Nous sommes dès le début avertis que cette princesse est hors pair. Elevée « dans le luxe » jusqu’à l’âge de la maturité physique, la princesse n’était pas du tout préparée à faire face aux problèmes de la vie.
Dans son parcours initiatique intervient l’élément déclencheur qui amènera le chaos et conduira à la reconstruction du monde. « Un beau jour, comme la fille était seule dans une pièce où il y avait de nombreuses assiettes placées sur une table, je ne sais pas ce qui lui prend à vouloir danser et comme elle tournait à gauche et à droite, elle fit tomber, par mégarde, les assiettes dont les débris remplirent les lieux. »[4] Son désir de danser équivaut à une libération, à une affirmation de sa propre identité, à une tentative de briser les règles. La danse est une « manifestation souvent explosive de l’Instinct de Vie »[5]. En dansant, la princesse qui est à la recherche d’un défi provoque le chaos et détruit l’équilibre de son monde. Sa vie avait été faite d’une longue série de consentements de la part des autres car, à force de trop d’amour (encore un excès), ses parents ne l’avaient jamais « réprimandée ». Les assiettes brisées et le « fracas » qu’elles ont produit représentent un acte de révolte, de désobéissance, censé attirer l’attention sur son statut de représentante active de la vie sociale.
Effrayée par « le fracas des débris », la reine vint voir quelle en était la cause, poussée par le même désir de protéger son enfant. Quand elle vit la princesse danser sur les débris, comme si celle-ci avait voulu la défier, la reine lui dit : « Tu danses? Puisses-tu danser avec le diable alors! » La malédiction d’une mère a une « force suprême – dont la moralité est la suivante: une mère ne doit jamais maudire son enfant, car sa malédiction deviendra, tel un fatum inexorable, réalité. [ …] Dans le folklore roumain on trouve la malédiction et, surtout, la malédiction de la mère. Celle qui a accouché d’un enfant ne peut pas décider sa mort. Ses paroles insensées pèsent aussi lourd qu’une sentence. »[6] La princesse « se fâcha si fort contre sa mère qu’elle quitta la pièce où il y avait les assiettes et alla dans une autre maison, celle dans laquelle elle habitait et où elle dormait toujours. Une fois arrivée là-bas, elle ferma la porte à clé et fondit en larmes. »[7] Les larmes sont assimilées avec l’eau, dans notre cas avec le bain rituel qui précède tout départ car « quand elle eut assez pleuré, elle se leva et commença à nettoyer sa maison, ensuite elle enfila ses habits les plus beaux, les plus propres et les plus chers et, quand ce fut entre chien et loup, elle sortit dans la cour et s’en alla, comme sa mère le lui avait enjoint, danser avec le diable. »[8]
Le départ est précédé par l’enfermement dans sa chambre, dans un espace familier, celui de l’intimité, des préparatifs pour le voyage. C’est là que se passe le rituel du départ : elle se purifie par l’eau/les larmes, elle nettoie la maison, y met de l’ordre, s’habille de ses vêtements rituels. La princesse choisit un moment précis pour accomplir la malédiction de sa mère. L’entre chien et loup est un moment crucial, quand les deux mondes s’affrontent (à la tombée du jour c’est le monde « de l’obscurité » qui l’emporte). Dans tous les mystères, le point culminant du rituel a lieu pendant la nuit. C’est le moment des danses dionysiaques, des sacrifices, le moment aussi où le néophyte se sépare de la communauté à laquelle il appartient et entre en communion avec le dieu.
La princesse traverse tout d’abord une forêt de cuivre, ensuite une autre, d’argent, pour finalement arriver à la forêt d’or en suivant le parcours d’un voyage vers le centre. Quand elle arrive à la forêt d’or, elle en détache un petit rameau. Son geste déclenche des « bruissements et des cris fort aigus et effrayants » qui viennent de derrière elle. C’est alors qu’apparaît « le diable », qui était au courant de la malédiction de la mère et attendait la fille qui lui avait été promise. L’apparition du « diable » s’inscrit dans ce que G. Dumézil appelait fureur sacrée, sauvage, déchaînée, dominée par la colère, qui précède l’apparition des héros guerriers.
Il faut remarquer que le « diable », qui a les qualités du héros exceptionnel, habite dans la forêt d’or dont il est le maître. Même si le conte s’intitule Saint Nicolas, nous considérons qu’il s’agit, dans ce cas, d’une superposition de termes chrétiens dans un conte beaucoup plus ancien, qui présente un rite préchrétien. La forêt d’or est un espace dédié exclusivement aux héros solaires ou aux dieux. L’apparition du diable dans un espace où règnent le Soleil, la lumière et la connaissance n’est donc pas justifiée. « La forêt est un symbole associé au temple naturel, à la frénésie et à l’exubérance de la vie, mais également aux peurs, aux dangers, aux égarements ou à la mort. Le culte des bois et des forêts sacrés constitue l’essence de la religion dendolatrique [ …]. Dans bien des langues on constate un rapprochement entre le mot qui désigne la forêt et celui qui désigne le temple [ …]» [9] L’invocation du « diable » à l’aide du rameau d’or nous suggère un dieu de la végétation, dont la forêt est le temple.
La princesse commence à danser « [ …] car tu m’appartiens! Ta mère t’a donnée à moi, elle t’a enjoint de danser avec moi et tu es venue toute seule pour danser! » La danse est une libération, une délivrance qui permet l’union avec le dieu, sous le signe de l’excès (vu que la princesse a détruit, en dansant, quarante-cinq paires de chaussures!) et de fureur sacrée, dont parle Dumézil. Quant aux armes du héros solaire, le texte parle de « lames et de couteaux tranchants » sur lesquels dansent la princesse et le « diable ». Le couteau illustre la primauté des instincts, son symbole complète celui de la danse, mais il apparaît également dans l’iconographie du dieu Sabazios. Le couteau est représenté sur la main votive consacrée au culte de Sabazios, manus dei[10], à côté du serpent, du bélier, de la grenouille, de l’épi de blé, du cône de pin, tous des symboles chtoniens spécifiques aux dieux de la végétation.
Sabazios est le dieu de l’inspiration prophétique, du délire et de l’exaltation que produisent surtout les boissons fermentées. « Ce dieu, dont la première patrie est la Thrace, fut toujours adoré par les populations de la péninsule balkanique. On a fait dériver son nom de celui de la bière, qu`on appelait en Illyrie sabaium [ …] Comme Sabazius était la divinité suprême de certains cantons, on l’assimila, en Thrace même, à Zeus l’hellénique, et plus tard à Hélios. »[11] L’assimilation avec Zeus ou Hélios explique le fait que la princesse le rencontre dans la forêt d’or. « Sabazios est sans doute à l’origine un dieu de la végétation dont on fêtait par de bruyantes orgies la renaissance annuelle. [ …] Il (Démosthène) nous montre le cortège de ses fidèles qui dansaient [ …] en agitant au-dessus de leurs têtes des serpents sacrés. Ensuite, pendant la nuit on célébrait une cérémonie secrète : après quelques lustrations, on figurait le mariage mystique de l’initié avec le dieu: un serpent qui représentait Sabazios était introduit par le haut de ses vêtements et retiré par le bas. » [12] Le rituel nocturne du serpent trouve son explication à la fin du conte.
« Dans le calendrier populaire il y a deux moments de concentration des fêtes dédiées aux divinités qui, après 365 jours, atteignent l’âge de la vieillesse et de la mort: au mois de décembre, mois du solstice d’hiver, Saint Nicolas, Moş Ajun (la veille de Noël), Père Noël et au mois de mars, mois de l’équinoxe de printemps Baba Dochia[13], les Journées des Babas, les Martyrs chrétiens, Père Alexă ou Alexii. »[14] Les déterminants Père et Baba précisent, pour ces divinités masculines et féminines, l’approche de la mort à la fin de l’année. Tous les rituels concernant la Nouvelle Année respectent le même scénario de la mort et de la résurrection. Le temps qui a vieilli, personnifié par les Babas au mois de mars ou par les Pères au mois de décembre, exige des sacrifices qui l’aideront à renaître. C’est le moment où les tombeaux s’ouvrent et les esprits des morts reviennent sur terre. C’est à ce moment-là que l’on prépare les beignets anthropomorphes qui sont mangés, sacramentalement, le jour de la mort des dieux de la végétation et c’est toujours à ce moment-là que se passe la communion avec le dieu par l’intermédiaire de l’ivresse rituelle.[15] La résurrection des divinités de la nature est un moment d’abondance et d’excès qui apporte la prospérité de la communauté pour l’année qui commence. Saint Nicolas est « une personnification du temps qui a vieilli ». Dans la culture roumaine il est présenté comme un cavalier sur un cheval blanc (n’oublions pas l’attribut du cheval, d’animal psychopompe), gardien du Soleil « qui essaie de se glisser à côté de lui vers les régions septentrionales pour laisser le monde sans lumière et sans chaleur. »[16]. Il se construit ainsi l’image d’un gardien de la porte entre les deux mondes. C’est un personnage invoqué pendant les combats justement en vertu de ses attributs de défenseur du « monde de la lumière ». Un autre détail qui renvoie aux dieux de la végétation est le rameau que Saint Nicolas apporte aux enfants désobéissants et le fait que la fête qui lui est dédiée clôt « un cycle de fêtes et de pratiques magiques consacrées surtout aux loups et aux esprits des morts-vivants »[17].
L’empereur place un soldat devant la porte de la princesse afin d’apprendre comment elle détruit ses chaussures mais, grâce à un breuvage magique, celle-ci réussit à l’endormir. Elle traverse à nouveau la forêt de cuivre, ensuite celle d’argent, elle détache un nouveau rameau dans la forêt d’or afin de faire venir celui qui lui était destiné et la danse orgiaque reprend jusqu’à l’aube et jusqu’au chant du coq. Le « diable » propose à la princesse de lui faire visiter son palais « car mon palais est plus beau que celui de ton père, viens, ma mie qu’on se marie, car il n’y aura jamais de meilleur moment pour faire cela. [ …] Ta mère t’a promise à moi et désormais, à partir de ce soir, tu ne pourras plus te séparer de moi.”[18] La princesse refuse tout en lui promettant de revenir danser une troisième fois.
Sur le conseil de l’empereur, le soldat qui devait la garder pendant cette deuxième nuit ne boit rien de ce que la princesse lui propose et réussit à rester éveillé. Ayant poursuivi la princesse, il entend la demande en mariage et, de retour au palais, rapporte à l’empereur la décision de la princesse d’épouser « le diable ».
Le troisième soir, ne pouvant plus partir à cause des gardes du palais, la princesse fait venir son père auquel elle dit: « – Mon père, si vous ne me permettez pas d’aller me divertir ce soir, sachez que j’en mourrai. Et si vous ne me le permettez d’aucune façon et que j’en meure, veuillez m’enterrer près de l’autel de l’église et placez chaque nuit un soldat à côté de mon tombeau car j’aurai peur d’y rester toute seule. Si vous n’exaucez pas mon souhait, vous ne serez plus jamais heureux jusqu’à la fin de votre vie. »[19]
Méfiant, l’empereur refuse de la laisser partir et la princesse meurt. Elle est enterrée, dans la plus grande tristesse, dans l’autel de l’église. Afin que la malédiction de la princesse ne se réalise, chaque soir l’empereur enferme dans l’église un soldat, comme sa fille le lui avait demandé. Nous voudrions mentionner le fait que ce lieu de culte n’est pas perçu comme un abri qui protège ceux qui s’y trouvent mais comme un topos de l’enfermement, de la réclusion (« Le soldat, comme n’importe quel soldat, qu’il le veuille ou pas, devait obéir et garder son poste quand bien même il n’avait pas très envie de rester dans l’obscurité et enfermé dans l’église une nuit entière. »[20]). Il est aussi un espace de séparation de la communauté et de préparation à l’initiation.
Le topos choisi pour l’enterrement est un autel des sacrifices pour les dieux dans les temples païens. « Microcosme et catalyseur du sacré. [ …] Il reproduit à petite échelle l’ensemble du temple et de l’univers. C’est l’endroit où il y a la plus grande concentration et intensité de sacré. »[21] Ce centre du monde est une voie de communication avec le monde de l’au-delà qui permet aux êtres appartenant à d’autres mondes de revenir dans «le monde de la lumière».
Afin de s’assurer le libre accès entre les deux mondes, la princesse jette la malédiction sur son père. Elle demande à être gardée par les guerriers du royaume, dont Saint Nicolas est le patron. Le texte précise que, par mesure de protection, l’église/le temple devait être fermée pendant la nuit. Jusque-là, tous les événements s’inscrivent dans un modèle mythique du complexe mythico-religieux de l’initiation féminine: la princesse quitte l’espace social en faveur de l’espace naturel, elle cueille le rameau d’or, geste qui conduit à l’apparition du personnage menaçant, à la course à travers la forêt, au passage vers un nouveau monde (mort symbolique de la princesse, survenue subitement, comme une transe) et à la consécration, dans le sens d’ordination, de dévotion totale de la princesse envers le dieu invoqué.[22]
Le lendemain matin, lorsque le sacristain ouvre la porte de l’église, il ne trouve plus du gardien de la princesse que «ses os et ses vêtements, [ …] rien d’autre.»[23] L’offrande avait été acceptée et dévorée. La descente en enfer est un long parcours: „Trois années passèrent, l’une après l’autre, et aucun soldat ne fut retrouvé vivant le lendemain de sa garde. [ …] La princesse les mangeait tous, car c’était bien elle qui faisait cela.»[24] L’absence prolongée du dieu de la fertilité conduit à la pénurie et «tous les sujets du royaume se révoltent contre l’empereur [ …] et des messagers lui firent savoir que si d’autres soldats étaient obligés d’être de garde, il s’attirerait des ennuis, il serait banni et quelqu’un d’autre serait couronné à sa place.»[25] Comme dans toute société archaïque, le souverain est responsable de la prospérité ou de la pauvreté de son peuple. Dans le conte, un prétendent fait son apparition et «dit qu’il veut être de garde le soir suivant». Pour pouvoir entrer en possession de la moitié du royaume, le héros doit prouver sa supériorité par rapport au souverain en place. Il commence par quitter l’espace social, la cité. Il va à la foire, où il s’achète «un pain et un peu de miel pour manger, car il avait très faim, pauvre de lui.» Les aliments qu’il achète sont rituels, ce qui suggère que la faim du jeune homme n’est pas de nature biologique.
Le repas est le début de son rite d’initiation. Le pain et le miel ont la capacité de révigorer, tout comme l’Eau de la vie. Il change de chemin au retour, et comme il traversait une jeune forêt au bord d’une rivière, il voit «apparaître devant lui un très, très vieil homme, je ne peux pas préciser son âge, mais il était à coup sûr plus vieux que tous les vieux que je connais.»[26] Il s’agit du père Temps, l’ancêtre archétypal, le fondateur du peuple, venu rétablir l’ordre. Le fait qu’il soit rencontré dans une jeune forêt renvoie à la dendolatrie. Le vieux conseille au jeune homme d’aller encore une fois à la foire pour s’acheter «un sac de noix et un autre d’étoupe». «Et quand tu auras acheté tout cela, enveloppe les noix une par une dans de l’étoupe, ensuite va à l’autel où tu dis que la princesse est enterrée, disperse les noix autour de son tombeau et cache-toi ensuite derrière l’icône de Saint Nicolas.» La noix est un symbole de «l’être plié sur lui-même, emprisonné dans son intimité», c’est la gardienne du bien ou du mal[27]. La noix enveloppée dans de l’étoupe renvoie au complexe de Jonas, à l’image de la claustration, de l’attente d’une naissance, et du ventre.
Pendant la nuit, le jeune homme dont le nom n’est pas dévoilé dans le conte, voit le tombeau s’ouvrir et «une flamme qui en sort et qui enveloppe la princesse.» Il observe la double apparition. On suggère ainsi que nous avons affaire à deux entités différentes. La princesse dévoratrice mange les noix et cherche le gardien promis par son père mais elle ne le trouve qu’après le chant du coq, quand elle n’a plus de pouvoir sur ce monde. Le lendemain matin, le sacristain trouve le jeune homme dans l’église et, terrifié, il court annoncer la nouvelle à l’empereur tout en laissant l’église ouverte. L’empereur, de nouveau méfiant, ne le croit pas sur parole. Il doit voir «de ses propres yeux» afin de croire ce qu’on vient de lui dire. Aussi le jeune homme est-il obligé de faire la garde encore une fois malgré son désir de partir. Or, le rite une fois commencé, il doit continuer. Le jeune homme a revendiqué le trône, maintenant il doit mettre en œuvre sa décision.
Il va de nouveau à la foire pour s’acheter du pain et du miel, mais il évite le chemin où il avait rencontré le vieil homme. Cependant, celui-ci réapparaît et lui dit de porter dans l’église «des pommes, des poires et des légumes verts» et de se jucher «sur l’iconostase pour t’y cacher, car elle aura beau te chercher, elle ne t’y trouvera pas et tu resteras en vie.»[28] L’histoire se répètera pendant la seconde nuit; le jeune homme est obligé de faire la garde entre les deux mondes et évite de rencontrer celui qui avait sauvé sa vie deux fois. Mais le vieil homme apparaît cette fois-ci encore et lui demande d’acheter du tabac. Vu que le tabac est arrivé en Europe à peine en 1560, nous considérons cette référence comme tardive. Il est possible qu’il s’agisse, dans une variante plus ancienne du conte, d’une référence aux fumigations, «rituel religieux ancien, qui consiste à répandre dans le lieu de culte, (surtout dans la zone de l’autel), de la fumée aromatique obtenue en brûlant lentement des plantes ou des substances aromatiques, comme forme de sacrifice pour les diex ou pour Dieu»[29].
Le conseil de l’ancêtre protecteur n’est plus gratuit; le jeune homme lui promet de tout partager avec lui s’il reste en vie cette fois-ci encore. Le vieux apprend au jeune homme comment allumer sa pipe et lui dit ensuite «tu dois te cacher à côté du tombeau de la princesse, car elle ne te verra pas quand elle sortira du tombeau. [ …] Et dès qu’elle en sera sortie, tu dois très vite te glisser dans le tombeau et y rester malgré ses prières et ses promesses. [ …] Je sais trop bien qu’elle va essayer de te faire peur, mais tu ne devras pas en avoir, je sais qu’elle va te prier comme si tu étais Dieu, mais tu ne dois pas l’écouter, tu ne dois pas te laisser amadouer, fais semblant de ne pas l’entendre»[30]. La certitude avec laquelle le vieil homme prévoit ce qui va se passer nous conduit à la conclusion qu’il est un personnage omniscient.
Le jeune homme respecte les conseils et, à onze heures, il allume sa pipe auprès de l’autel, en attendant l’apparition de la princesse. Elle est décrite à chaque fois comme un spectre capable de se déplacer très vite et de voler dans l’église/temple jusqu’au clocher à la recherche de sa proie. Le jeune homme se cache dans le tombeau de la princesse et attend, dans un silence complet, le chant apotropaïque du coq. La princesse le cherche partout, elle «ne se rend pas compte de ce qu’elle fait, tant elle est pleine de rancoeur et de colère. Elle déchire ses vêtements « [ …] jure, peste et maudit à faire briser toutes les briques de l’église. »[31] La princesse fait peur par son comportement anormal. Elle est un agent du chaos et du désordre, du manque de contrôle et de l’instinctualité. La danse lui permettait de se libérer, mais, cette fois-ci, l’état primordial se manifeste par sa furie déchaînée. L’inconscient l’emporte sur le conscient et se manifeste férocement. La jeune princesse est une dévoratrice. Elle ressemble aux monstres des fontaines, qui demandent de temps en temps des offrandes afin de ne pas attirer des catastrophes sur la communauté. La raison pour laquelle l’empereur envoyait chaque soir un soldat en guise d’offrande est la peur que la malédiction de sa fille ( « vous ne serez plus jamais heureux jusqu’à la fin de votre vie ») ne s’accomplisse.
Les soldats, les combattants, les guerriers sont les hommes qui ont le plus grand pouvoir dans une communauté. Ils veillent au destin de celle-ci, protègent les frontières et représentent, de ce fait, le sacrifice le plus approprié.
Lorsque « l’ennemi redoutable de toutes les forces des ténèbres » chante, la princesse sera obligée de retourner dans son tombeau et de perdre tout pouvoir sur le monde de la lumière. La « présence du coq <purifie> et <sacralise> tout lieu, l’arrachant à l’influence du chaos et des aléas, le transformant en un <espace culturel>. »[32] Le vieux avait conseillé au jeune homme d’occuper le caveau de la princesse. Celui-ci est descendu dans les tréfonds de l’inconscient. Le tombeau devient un espace protecteur qui assure l’initiation du néophyte. C’est, pour lui, un lieu sûr, un refuge, un regressum ad uterum dont il pourra renaître, telle la graine qui devient une nouvelle plante après son séjour au sein de la terre maternelle. L’espace de l’autel est un espace duel qui peut offrir la vie ou la mort (germination ou putréfaction).
Afin de regagner son tombeau, la princesse fait appel à la force, en essayant de transpercer le jeune homme avec la baïonnette (nouvelle apparition du couteau caractéristique du culte de Sabazios), et recourant ensuite à ses charmes féminins (« Elle commença à l’implorer. Et de l’embrasser et de lui dire des mots d’amour et de tendresse. »p. 73). Le jeune homme demande à la princesse de réciter toutes les prières qu’elle connaît. Réciter la prière qui peut être, en fait, une incantation, sort la princesse de sa transe mystique. Le lien avec le dieu est rompu et la princesse ne se rappelle rien de ce qui s’était passé. (« Elle ne voulait pas croire à sa mort et à son enterrement. »).
Le jeune homme n’oublie pas la promesse faite au vieux et part à sa recherche, accompagné par sa future épouse. Il le rencontre dans la même forêt, dans laquelle il avait toujours fait son apparition, au bord de la rivière, et lui propose de lui céder la moitié du royaume reçu mais « comme il avait gagné également la princesse, il ne savait pas comment faire pour lui en donner la moitié. » Aussi, pour ne pas manquer à sa parole, « leva-t-il son épée afin de couper en deux sa bien-aimée. Mais quand il allait la toucher avec la lame de l’épée, un gros serpent, long et terrifiant sortit de son corps en sifflant et se perdit dans la forêt. »[33] Ce moment illustre la libération du serpent de la ciste (récipient pour transporter des objets de culte) magique, épisode particulièrement important dans le cadre des mystères sabbatiques. Le culte de Sabazios, ésotérique et initiatique, fait partie de la catégorie des mystères. « Le terme <mystère> a une signification technique assez précise et renvoie à l’institution capable d’assurer l’initiation. L’idéologie des mystères a deux sources: les initiations archaïques et les sociétés secrètes, d’une part, et, de l’autre, une vieille religiosité agraire méditerranéenne. [ …] Ces mystères garantissent une initiation secrète [ …] De plus, les contours de certaines divinités des mystères sont fluides, et leurs attributs solaires ainsi que leurs noms communs (Zeus, Jupiter, Sol, Sol Invictus) indiquent une forte fusion, parfois définie comme <syncrétisme solaire> ».[34] Sabazios fait partie des divinités qui avaient leurs propres mystères. Il est identifié avec Zeus ou Jupiter, étant considéré comme une divinité du Ciel et du Soleil.
Si la mort de Sabazios est accompagnée de sanglots et de deuil, la renaissance est accompagnée, quant à elle, de rituels extatiques durant lesquels les novices qui allaient devenir des initiés tenaient dans leurs mains des serpents, symbole du dieu. Le transfert d’énergie et de force entre le dieu et l’homme se réalisait grâce à la magie du contact. Pendant le rituel, sous les vêtements du novice on introduisait un serpent en métal, ou encore, parfois, selon Clément d’Alexandrie, « le moment central de l’initiation à ces mystères est représenté par le geste qui consiste à faire passer un serpent en or dans le giron de l’initié (per sinum). »[35], le serpent étant surnommé « Theos dia kolpou » (Le Dieu à travers le drapé du vêtement ou le Dieu à travers le ventre).
Le serpent sera enfermé dans une ciste mystique, prisonnier du monde souterrain, dont il renaîtra, apportant la prospérité. Plus la générosité sera grande pendant le rituel qui lui est dédié, plus la richesse de la terre sera grande à son tour.
Nous considérons que le conte analysé illustre d’une manière très évidente le rituel du dieu Sabazios.
Arrivée à l’âge de la maturité, la princesse s’abandonne presque inconsciemment au rituel, car le bruit des plats brisés l’appelle vers l’initiation. Elle devient la ciste vivante du dieu, dans une union complète, à laquelle elle ne peut se soustraire. Le tombeau dans l’autel est la deuxième ciste, chtonienne, annonçant la renaissance, située au centre du monde, dans le lieu qui possède les plus grandes implications religieuses, et enfin, l’église est la troisième ciste. C’est là qu’apparaît le complexe de « Jonas puissance trois », un cercle (le ventre) avalé par un carré (le tombeau), Anima in Animus. La princesse est sous l’emprise du dieu, dont le pouvoir devient complet lorsqu’elle meurt. La renaissance s’avère un processus difficile, qui demande des sacrifices.
La fusion, l’union avec la divinité se réalisait par le contact physique direct du néophyte avec le serpent, dans un geste qui suggère l’enterrement et la recherche de la lumière, la renaissance du dieu de la nature, mais également de « l’initié qui, par l’intermédiaire du contact avec le serpent est assimilé à Sabazios et acquiert une nouvelle condition ontologique. En fusionnant avec le dieu, il a un traitement vital identique. Le rituel fait interférer trois éléments: l’assimilation de l’initié avec le dieu, son hiérophanie et l’accession à un niveau supérieur d’initiation dans les mystères de Sabazios. Ce n’est pas le passage à travers le vêtement qui est important, mais le fait de revenir dans la lumière, l’exacerbation de sa présence. L’initié revivait ainsi, au plan d’une expérience individuelle, le mystère collectif: il vivait comme « un fait concret, personnel, la mort et la résurrection du dieu. »[36] L’action de Saint Nicolas est une « exorcisation » (« j’ai seulement voulu t’aider à faire sortir le diable d’elle, car le serpent qui en est sorti maintenant et s’est enfui n’est autre que le diable qui a dansé avec elle dans la forêt d’or. C’est lui que j’ai chassé, lui, le diable. »[37]).
Afin de se marier, la princesse, prêtresse de Sabazios, doit se séparer totalement de la divinité à laquelle elle avait été vouée. La malédiction de sa mère, au début du conte, peut être interprétée comme une promesse faite au dieu, de mettre la princesse à son service. Les fumigations faites près de l’autel où la fille est enterrée n’ont été qu’une première étape du rite dont la partie finale se déroule sous la protection de l’épée, arme du héros solaire, civilisateur, et avec l’intervention de l’ancêtre, seul en mesure de remettre le monde sur le bon chemin.
À la fin du conte on nous explique également la raison pour laquelle le vieux, nommé cette fois-ci Saint Nicolas, a donné les bons conseils au jeune homme. Il s’agit de ce que Vasile Lovinescu appelait « charité cosmique ». Les héros des contes aident, en règle générale, divers animaux ou insectes qu’ils croisent dans leur chemin et ceux-ci font la même chose, le cas échéant. Cette fois-ci, il s’agit de sauver une icône du Saint, qu’un « grand scélérat » profanait. Saint Nicolas, qui est en fait l’ancêtre archétypal, ressent les souffrances de son effigie. Celui qui avait acheté son icône « au lieu de m’accorder tout le respect qu’il me doit, me torture de maintes manières: il me coupe, me met en pièces, me jette n’importe où et me souille, après quoi il me cherche, me repeint tant bien que mal et me revend à la foire. »[38] Quant au jeune gardien de la princesse qui nous a été présenté avec le nom de Nicolas, lorsqu’il avait été enfant, il avait acheté l’icône de son patron et « l’avait respectée tout comme les autres icônes » de l’autel des ancêtres qui se trouve dans toutes les maisons. L’enfant met donc fin au supplice du saint, lui redonne la vie et c’est ce geste que le saint récompense. Dès qu’il révèle son nom, l’ancêtre disparaît car il a accompli son rôle.
Le conte finit par le mariage des deux personnages « auquel ont été conviés tous les empereurs et les rois avec leurs épouses ainsi que les jeunes les plus vaillants [ …] et la fête a duré neuf mois d’hiver et neuf mois d’été. »[39] Le chiffre neuf renvoie à la période de la gestation, « des recherches fructueuses. Il symbolise le couronnement des efforts, la perfection d’une œuvre. »[40], l’entrée dans une nouvelle période ontologique. Pour toutes les raisons déjà mentionnées, nous considérons que ce conte présente une réminiscence du rituel dédié au dieu Sabazios.
(Traduction de Renata Georgescu)
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Notes
[2] J. Chevalier , A. Gheerbrant, Dicţionar de simboluri. Mituri, vise, obiceiuri, gesturi, forme, figuri, culori, numere, vol.2. Traducerea de Micaela Slăvescu, Laurenţiu Zoicaş (coord.), Daniel Nicolescu, Doina Uricariu, Olga Zaicik, Irina Bojin, Victor-Dinu Vlădulescu, Ileana Cantuniari, Liana Repeţeanu, Agnes Davidovici, Sanda Oprescu, Bucureşti, Editura Artemis, 1994, p. 320.
[9] I. Evseev, Dicţionar de magie, demonologie şi mitologie românească, Timişoara, Editura Amarcord, 1997, p. 350.
[10] „Mano Sabazios” est un artefact en métal, qui représente une main en positon „benedictio latina”.
[11] Daremberg et Saglio, Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, p. 125, http://dagr.univ-tlse2.fr/sdx/dagr/feuilleter.xsp?tome=4&partie=2&numPage=125&nomEntree=SABAZIUS&vue=image
[13] Baba Dochia (baba = vieille femme en roumain) est assimilée à la déesse néolitique Terra Mater, à Junon et à Diane (dans le Panthéon romain), ou à Hera et à Artemis (dans le Panthéon grec). La période comprise entre le 1 et le 9 mars est connue sous le nom de „jours de Baba”. Il s’agit de vrais „jours cosmogoniques” durant lesquels on accomplit toute une série de pratiques magiques ancestrales. Les fermes et les vergers sont nettoyés et purifiés par le feu, on fait des fumigations, on bat le sol avec des bâtons de bois afin de libérer la chaleur et de chasser le froid. Ce sont des jours d’agonie pour la Déesse Mère, qui culminent par la mort et la résurection de celle-ci le 9 mars, jour de l’equinoxe de printemps dans le Calendrier Julien. C’est aussi le moment où s’ouvrent les tombeaux afin que les esprits des morts puissent revenir de l’au-delà, on fait des feux, des fumigations et on mange les Mucenici (martyrs en français) – figures anthropomorphes réalisées dans de la pâte à gateau).
[14] Ion Ghinoiu, Panteonul românesc. Dicţionar, Bucureşti, Editura Enciclopedică, 2001, p. 4
Alexie est une représentation mytique saisonnière, le patron des animaux qui hibernent sous la terre, dans les creux des arbres, sous les pierres ou dans l’eau. L’équinoxe d’automne „ferme” la terre et tous ses animaux pour la „rouvrir” le 17 mars, jour de l’équinoxe de printemps. La fête marque la renaissance de la nature, préparée par la purification de l’espace de la maison.
[15] On a gardé la tradition de boire 40 ou 44 verres de vin à la mort de Baba Dochia, le 9 mars, et de manger 40 ou 44 „mucenici” (représentations anthropomorphes du dieu).
[27] G, Bachelard, Pământul şi reveriile odihnei. Eseu asupra imaginilor intimităţii. Traducere, note şi postfaţă de Irina Mavrodin, Bucureşti, Editura Univers, 1999, p. 16
[29] V. Kernbach, Dicţionar de mitologie generală. Mituri. Divinităţi. Religii, Bucureşti, Editura Albatros, 1995, p. 206.
The Threefold Mimesis of Evil in the Myths of Formosan AboriginesThe Threefold Mimesis of Evil in the Myths of Formosan Aborigines
Fanfan Chen
National Dong Hwa University, Hualien, Taiwan
ffchen@mail.ndhu.edu.tw
The Threefold Mimesis of Evil in the Myths of Formosan Aborigines
Abstract: This paper explores the probable origin of Taiwan aborigines’ unique vision of evil and their rationalization through the mediation of myths and concomitant ethical norms and taboos. We apply Paul Ricoeur’s theory of evil and threefold mimesis in order to analyze in a systematic manner the imaginary of evil, which could be rooted in the conception of human mortality. The study sheds light on the cosmological nature of Formosans’ attributing of evil while bringing to light the fundamental difference in conceiving evil between Christian and non-Christian cultures.
Keywords: Taiwan; Formosa; Aboriginal myths; Evil; Narrative; Metamorphosis; Paul Ricoeur.
Taiwanese, or Formosan, aborigines account for about 2% of the entire Taiwan population. Currently fourteen tribes are officially recognized by the Taiwan government: Ami, Atayal, Bunun, Kavalan, Paiwan, Puyuma, Rukai, Saisiyat, Tao, Thao, Tsou, Truku, Sakizaya, and Sediq. According to recent research, their ancestors may have been living on the islands for approximately 8,000 years before major Han Chinese immigration in the 17th century. As Austronesian peoples, Formosan aborigines have linguistic and genetic ties to other Austronesian ethnic groups, such as those in the Philippines, Malaysia, Polynesia and Oceania[1]. This fact shows that the native Taiwanese were originally unconnected with the Asian Mainland, thus also with Chinese culture. An investigation of the conception and imagination of evil among the Taiwanese aborigines reveals this cultural distance. The perpetually debated issue of whether humans are born good or evil has been gnawing at Chinese literati, particularly Confucians, for centuries. In general, Confucianism embraces the idea that humans are born good; Taoism takes the neutral stance of treating humans as it does other beings in nature, thus holding them to be naturally beyond good and evil; Legalism (School of Law) insists that humans are born evil and thus require strict laws and punishments to regulate their behaviours. This metaphysical argumentation never appears in Formosan aborigines, though their treating themselves as a part of Nature appears closer to Taoism.
For Formosan aborigines, evil is not considered a big issue in the human condition. Moreover, the imagination of a hell almost does not exist. Nonetheless, like all human mortals, they have to face the inescapable fate of death and the spirits of the dead. They fear death, which mainly underlies their imaginary of evil. This evil is in principle not within human beings but without. At first sight, the correlation between death and evil evokes the origin of man’s mortality conceived in Judeo-Christianity: being driven out of Eden, where man enjoyed immortality. In his essay titled « Evil, a Challenge to Philosophy and Theology», Paul Ricoeur treats four different discursive responses to evil: lament and blame, myth, wisdom, and theodicy. The second discursive genre, myth, especially presents a universal mediation of explaining evil when the hermeneutic study of it reaches out to non-Christian cultures. Mythic narratives incorporate evil into great narratives of origin, in light of Mircea Eliade. According to Ricoeur, these narratives seek to explain the origin of evil in terms of cosmogony; as such, they provide a plot that configures the elements of evil. This function of myth as a mediation of evil and moral choice is all the more evident when it comes to Formosan myths. As he sees a conflict between rational explanation (theodicy) and irrational submission (mysticism) in treating the topic of evil, Ricoeur proposes an eclectic threefold approach to address evil, namely practical/narrative understanding, catharsis, and pardon. This threefold approach can be examined through the Ricoeurian threefold mimesis.
Therefore, I attempt to explore the probable origin of Taiwan aborigines’ unique vision of evil and their rationalization through the mediation of myths and concomitant ethical norms and taboos. In order to analyse their imaginary in a systematic manner, I resort to Ricoeur’s theory of evil and mimesis along with his threefold mimesis to, on the one hand, shed light on the cosmological nature of Formosans’ attributing of evil while on the other, bring to light the fundamental difference in the conception of evil between Christian and non-Christian cultures.
I. In the beginning was immortality
One crucial belief among Formosan aborigines is zuling, or ancestors’ spirit. The faith in zuling underlies the prefiguration (mimesis 1) of narratives; their configuration, mimesis 2; and their reception, mimesis 3. Zulingis significant and functional in terms of the temporal and spatial conception of the aborigines, for it offsets the fear of death and the mystery of time as well as, spatially, the uncertainty of the beyond. The aborigines believe they will return to the homeland of zuling after death. As narrative is a mediation of man’s being conscious in time and his intention of making sense of it, temporality in zuling reveals the emphasis of narrative understanding of man and the world. Since zuling in essence never dies, it inspires Formosan aborigines to imagine an original immortal body. This imagination of an original immortality grounds the figuration of the threefold mimesis, which is characterised as follows: Mimesis 1refers to the prefigured world of action. It concerns the relation of narrative to action which reveals the situation that human action can be symbolically mediated. The features of mimesis 1 – structural, symbolic, temporal, among others the symbolic mediation of action – illumine the openness and thickness of semantism. Ricoeur points out that « before being a text, symbolic mediation has a texture»[2]. And before being « submitted to interpretation, symbols are interpretants internally related to some action»[3]. Hence, symbolism provides an initial readability to action. The second mimesis designated as the creative act of configuration. It concerns the construction of the text, structured by emplotment with schematism and traditionality. This demonstrates how imitated action functions as a text. Mimesis 3 refers to the receptive act of refiguration. It operates on the level of reading as well as context and involves a process of « fusion of horizon», of the worlds in the text and the world in reality. In essence, they correspond to the three elements of rhetoric: ethos, logos and pathos.
In the imaginary of Formosan aborigines, as in that of Chinese people, the Christian original sin, not least the concept of defilement and guilt that build up Ricoeur’s hermeneutics of evil, does not exist. Yet, different from Chinese people, most Formosan aborigines believe in original immortality, which resembles that in Christian belief. This imagination of original immortality may derive from the belief in the eternal existence of zuling. Yet, they have to accept the truth that they must die. Since evil is generally believed to be something exterior and a European-style speculation of theodicy on this issue is beyond the aboriginal mind, the best way to make sense of such phenomena is practical understanding, which Ricoeur specifies as narrative understanding. Thus, the original immortality is narrated as being somewhat a nuisance to aborigines, for they do not consider the status of immortality a « paradise lost » resembling the Judeo-Christian Eden. Like other aborigines in the world, the religion of Formosan aborigines is pan-animism or spiritualism, in which the belief in spirits forms the centre of aboriginal rituals and festivals. This religious belief is accordingly essential to the aboriginal conception of evil. According to the extant Formosan myths, immortality was something which existed naturally within the creation myth of human beings. No one is to blame for the loss of immortality, though someone did change the status of immortality, which was not considered a blessing. The befalling of mortality was rather an accident, even an outcome of frightening objects left by immortality. As serpents are generally revered in aboriginal belief, even regarded as the ancestor of human beings or the tutelary gods (e.g. by the Paiwan and Rukai tribes), they are not configured in narration as the origin of evil like the Christian Satan and his menials, nor as the cause of temptation that causes the loss of immortality. In contrast, the serpents grant immortality to man; on top of that, their moulting inspires the aboriginal imagination of what it is like to be immortal. In the beginning, it is told that humans were like serpents, they underwent moulting for a renewal of life. Here are some examples of myths in the tribes of Paiwan, Ami and Saisiyat that bridge the images of immortality and mortality and thus neutralize the lament and blame in the face of man’s inevitable mortality evident in the Christian world.
Ami[4]: « In ancient times, humans were immortal. When they aged, they shed a layer of skin and returned to youth; therefore, shed skins were everywhere. However, children were frightened by the sight of these shed skins; adults thus collected all the skins and buried them in the earth. Henceforth, humans started to die »[5].A variation of the story adds detailed descriptions of the scary scene of the shed skin: « the shed skin has the eyes, mouth, nose, ears, etc. on it, which presents horrible shapes »[6].
Paiwan:
In ancient times, humans never died however aged they became. They could live for hundreds of years. There was an old man called Gigulailai who gradually shrank to the size of a bird and lost all his power. He could only sigh « aye aye! » Therefore, his offspring let him sit in a low chair and took care of him. However, during the day, the family had to go farming, and the children were afraid of staying with the very old Gigulailai alone at home. So the family considered taking care of Gigulailai very troublesome and finally decided to bury him. Ever since, humans have become mortal. After dying, they turn into spirits. Because they feel lonely without company, the spirits of the dead give the living diseases to cause their death and thus go to the beyond to accompany them[7].
A variation of the tale shows that death is blessed: « In ancient times, humans were immortal. Later there was once an old woman who told her family that she would go for a tour underground. But she never returned. Henceforth, people knew that there was a paradise underground and became willing to die »[8].Although diseases are normally depicted as being spread by evil spirits, the Paiwan people’s optimism urges them to explain the existence of diseases in a delightful tone, similar to how they treat the loss of immortality: People felt bored and thus tried to get something to occupy themselves. They decided to buy fleas, pustules, and rheumatism. Since they cause itches, wounds and pain, people had to tackle them and thus became occupied. The family that bought fleas is the Kakokangs; the family that bought pustules is the Chuorurus; the family that bought rheumatism is the Daobilis. This narrative also explains why people from these families are vulnerable to those diseases[9].
Saisiyat: Ancient people shed their skin when they became old, and recovered their youth. One day, a foreigner came and saw an old man moulting painfully and asked:«Is it better to painfully moult or is it better to die?». People of the tribe had suffered from moulting and replied right away that it is better to die. Ever since, the Saisiyat people have become mortal[10]. Later versions of such stories add the cause of the deprivation of immortality: the wrath of God. This is clearly a Christian influence as most aborigines were converted to Christianity: « humans lived a very long life like trees. However, they turned lazy and disobedient to orders. God was angry and reduced their longevity»[11].
In grand narratives such as the myth of human creation, human immortality or the deluge, man is narrated as one of the beings in nature and innocent. In the Formosan deluge myths, man, like other animals, is simply one of the victims. Parallel to the deprivation of immortality being a result of contingency, the occurrence of deluge is something accidental and contingent; it is by no means a punishment for evil human deeds. Myths of deluge exist in all Formosan tribes, and nearly all of them are narrated directly as an existing fact without attributing to humans either their cause or their aftermath and solution[12]. One exception is a version told in the Rukai tribe that attributes the deluge to a brother and a sister that violated a taboo during the harvest festival and thus infuriated the sky god. This in turn is probably influenced by Christianity. In the genuine narrative understanding of Formosan aborigines, man is not to blame for the disaster; it is rather a natural phenomenon. Although Formosan aborigines treat mortality and immortality in an unconcerned way, they are concerned about death, especially the way of dying, which is vital to their conception of evil.
II. Evil and death
Without a belief in original sin and lamentation for the loss of an Eden, the origin of evil must be searched for elsewhere. The optimistic nature of aboriginal people eliminates the imaginary of man possessing an evil nature within. It is natural to resort to the mysterious and thus mythic and narrative understanding of the origin of evil. The conception of evil pivots on death or the loss of human status. The way of dying features as the biggest concern for Formosan aborigines. Although humans were believed to be immortal in the beginning, and the emergence of mortality was not a punishment, the aboriginal people fear death. In general, they believe every person has a soul or spirit, which will leave the body after one dies.
The argument over the definition of evil within aboriginal ethics is centred on what zuling teaches; in practical terms this is what the elderly in the tribe teach. On the level of mimesis 1, the admonition and eternality of zuling set the symbolic meaning of action in the tribes. The definition of evil is less an ontologically speculative issue than a pragmatically mythic issue. It concerns the tribal benefits and an exterior cause. Through variations of storytelling, the audience build up their conception of evil and taboos that should be avoided. Mimesis 3 counts most significantly in the process of their narrative understanding. The configuration is derived from collective narrative creation while the refiguration is enacted as the ethical world which unfolds before the audience. Death, including loss of human shape, plays the central role in defining evil, involving the motive for causing death and the way of dying.
In this manner, the moral vision of Formosan aborigines is different from that of the so-called civilized man. Causing others to suffer or die is not always evil and immoral. It can be a sacred and heroic deed. For example, headhunting is generally not evil, though it is a violent and cruel act of killing and harming others; in contrast, it is esteemed as sacred. For example, the people of the Atayal, Sediq, Bunun and Tsouwere among the fierce head-hunters, who honour their tribes. According to many narratives, they will pass the after-death judgment and return to the paradise of their tribe – the so-called homeland of their ancestors’ spirit or zuling – after death. The 2011 film Warriors of the Rainbow: Seediq Bale illustrates how sacred it is to hunt the heads of the enemy (the Japanese colonizers) and the belief that the headhunting heroes will return to the Rainbow, the homeland of their zulingv. Therefore, it is worth sacrificing one’s life, and in the film almost all of the warriors die. For the average audience, the headhunting scene appears violent and can be considered evil from the perspective of humanitarianism. However, in compliance with the ethics of the tribe, this ostensibly evil action is endowed with a symbolic meaning of the sacred. This step of prefiguration is further configured into explicit plots that logically connect the violent action with the authorization of passing the judgment for entry to the « paradise » of zuling. The Ricoeurian catharsis and pardon in his threefold approach to addressing evil assumes the character of catharsis and punishment.
The Atayal people clearly configure the causality between headhunting and paradise. After death, Atayal people go to the house of souls or zuling. As they pass the bridge of souls (Haononautux), a crab comes to check their hands. If the male soul succeeded in headhunting when he was alive, and if the female soul was good at weaving and accomplished the necessary complicated red pattern, the rainbow image appearing on their hand cannot be rubbed off by the crab, which will let them reach the house of souls. Inversely, the crab can rub off the rainbow image on the hand of the souls that did not accomplish the aforementioned great deeds; it will require these souls to take the detour. The detour presents a difficult journey where they will shed hair and damage their bodies. Only after suffering on this journey can they reach the house of souls[13]. In other versions, the crab is replaced by the spirit of ancestors, Utux, who verifies whether the dead men and women are genuinely brave and skilful. If Utux cannot tell, it spreads Ici (a kind of wild weed) on the spirit of the dead and then rinses him or her with water. If Ici cannot be washed away, it indicates the spirit is a real man or woman. Utux will allow it to cross the bridge towards the beyond of ancestors (Atuxan). The opposite means the spirit is evil and is not allowed to pass the bridge. It has to take the detour, which necessitates a trek full of dangers such as thorns and leeches. If it tries to force its way over the bridge, it will be pushed and fall off the bridge to be eaten by large snakes and fish[14].
What do people think of those victims whose heads were hunted? The response is unrelentingly negative. If one dies of decapitation, his spirit or soul will be condemned as evil. This reveals the opposite view that being a victim of headhunting is not sacred but profane because it is counted as a kind of unnatural death. What is in common among the tribes of Formosan aborigines is the concept that dying an unnatural death means evil. People who die in this negative manner will become evil spirits and are believed to do harm to the living. Besides, it is believed that diseases are caused by these evil spirits.
For example, in the Atayaltribe, the soul after death is called utux. People know only that the dead go to the Mont Kalibu but know not what they will do there. Utux aredivided into good and evil; when one dies a sudden death, the utux is considered evil, and is not allowed to go to the realm of rest, or zuling’s land[15]. Likewise, Saisiyat people also consider those who die an unnatural death will become evil spirits, imaauhaihavun. The unnatural death includes decapitation, dystocia, and the violent death such as those through intoxication and suicide[16]. Paiwan people also hold a similar view when it comes to the way of dying. Those who die an unnatural death will not go to the mountain of paradise, and their souls or spirits will continue roaming about the world of the living. Since they are considered evil spirits, the living take good care to shun them and generate rituals or taboos against the evil spirits. In general, most aborigines fear dead spirits or ghosts; among others, the Yami people fear ghosts in an excessive way. Paradoxically, whereas Formosan aborigines treat immortality insignificantly, death is considered a most sinister event.
Another origin of evil is the outcome of the struggle between the good and the evil spirits that respectively inhabit man’s right and left sides, shoulders or hands. This is a common imagination in many tribes. The Bunun elders teach children about the good and evil spirits inhabiting the right and left shoulder. Given that Bunun society presents no caste system, people’s behaviour becomes vital in judging their position in society. They are taught that man is pulled by the duo of spirits, the right spirit orienting towards good deeds whereas the left spirit towards the wrong deeds. Ultimately, it depends on the person’s will which side to take. In similar fashion, Paiwan people believe that the good spirit or tsumas stays on the right hand while the evil tsumas stays on the left hand. Evil spirits, which are the spirits of those who die an unnatural death, are also called monsters or gumaraj. Because the evil spirits (nakuyatsumas) stay on the left hand, Paiwan people use their left hand to offer food to evil spirits. They even believe that evil spirits can metamorphose into cats or monkeys. Their true form cannot be seen but their voice can be heard, and sounds human[17]. The belief in the evil spirit inhabiting the left side also prevails among other tribes such as the Rukai, Puyuma and Ami.
It is evident that the aboriginal narrative understanding of evil operates through ethical inculcation generation after generation. This configuration becomes the concepts of prefiguration in the moral vision. Through the perpetual storytelling in the tribes, the younger audience realizes the symbolic meaning of evil and conducts a refiguration of their narrative world; there is eventually a shift from practical understanding and comprehension to action.
III. Evil and the loss of human status: the myth of metamorphosis
As mentioned above, death, including the loss of human shape, constructs the conception and perception of evil. Evil deeds are caused by the external influence of evil spirits. A possible speculative argument may be directed to the universal aboriginal belief in pan-animism. Like other animals, man is an element in nature; different from them, man assumes a different form, spirit, to continue his life in the homeland of ancestors. The core rationale lies in the mishap of rejection on the return to this homeland, caused either by unnatural death or by losing human shape, i.e. a metamorphosis into other animal forms resulting from evil cause. As man is just a part of nature, like other animals, the Formosan imaginary operates on relating abundant stories of the metamorphosis motif.
Whereas mimesis 1, as a premise of a potential story, is understood at the level of our everyday experience, in which we are inclined to see « in a given sequence of the episodes of our lives’‘(as yet) untold stories’ »[18], mimesis 2 centers on the act of emplotment that renders our action a text through a creative interpretation of events within a structured framework. The previous sections present how the evil conception grounded in the faithful belief in zuling configures plots that exert practical understanding and thus create effects in the audience as a realization of mimesis 3. The mimesis 3 enacted here corresponds to its quality as «the effects that historical meaning has on our present acting and suffering, is shown to coincide in large part with the transmission of meaning via the textual mediations of the past»[19]. In the present motif of metamorphosis, the operation goes the other way round. Through storytelling, people learn about the origin of evil and are warned to ward off the evil spirit, born from unnatural death. In what follows, the narrative configuration stems from the unnatural « death », precisely the loss of human status, which in turn is caused by evil deeds.
The most common motifs are metamorphoses caused by laziness, gluttony and greed. The elderly in the tribe draw on narratives to warn children not to do what is considered evil. Instead of preaching abstract moral norms to the youth, the process of storytelling can expand the audience’s horizon of knowledge through a fusion of past events and the mythic imagination. It also serves as in intimidating means, through the representation of a concrete consequence such as metamorphosis, to prevent people from doing evil or immoral deeds. Laziness is considered a great evil in the aboriginal societies. Since agriculture is their lifeblood and grain is narrated as a grant from God/the gods, man is supposed to work hard and contribute his efforts. Therefore, being lazy, evaluated as disrespect to the divine, is naturally narrated as an evil, which is to be punished by supernatural means. In narratives of this kind, lazy people are often transformed into monkeys.
The Atayal tribe presents abundant tales concerning this narrative understanding of the evil comportment of laziness. Here are some examples. There was once a man who was very lazy. He found excuses not to work or just dawdled about. One day, this lazy man wanted to work on the farm, but the handle of his hoe kept breaking again and again. Irritated, he banged the broken handle against his hip. Accidentally, the handle stabbed into his hip and transformed into a tail. Then he turned into a monkey[20].Variations of this type of narrative present the common motif of laziness resulting in metamorphosis into a monkey: The lazy man was too lazy to work correctly and thus broke his hoe all the time. One day, after he again broke his hoe, he played with the broken handle; it stabbed into his hip, and he transformed into a monkey[21]. This lazy person is not limited to men, and the metamorphosis can take other animal forms. Here is a plot configured with a lazy woman who, by just feeding on pigeon peas, turned into a turtledove in order not to work[22]. In an Ami tale, the metamorphosis was caused by a mother punishing her lazy son, who refused to work and stayed at home. She spanked her son with a rice scoop, which was broken and stabbed into the son’s anus. The son was thus transformed into a monkey[23].
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Le mal dans la conception du Candomblé Evil in the view of the Candomblé
Danielle Perin Rocha Pitta
Associação Ylê Seti do Imaginário, Recife, Brasilia
dprp@ufpe.br
Le mal dans la conception du Candomblé
Evil in the view of the Candomblé
Abstract: The proposal for this paper, ”It seems that the fear of suffering and death has the pictorial representation of his fears, to appease them and to take them under control” refers to Gilbert Durand, who writes: ”configuring an image of evil, a danger of sorts, symbolising anguish is a form of taking control, of mastering these by virtues of the cogito”. In Brazilian society there exist different highly potent symbolic systems, among them that of Candomblé. An Afro-Brazilian religion, Candomblé is a Orixás worship, where deities are associated with the elements of nature (water, land, forest, fire, lightning, air, etc.). Here we seek to observe how the representations developed in a Candomblé ritual of synthetic structure (disséminatoire), master anxiety by re-signifying core elements within the culture, space and time, balancing the various energies of good and ill in nature.
Keywords: Brazil; Candomblé; Evil; Ritual; Imagination.
« Le bien est lié à tout ce qui unit, ou comme nous l’entendons souvent, à tout ce qui assemble. Le bien, c’est tout ce qui maintient l’Univers intégré, car nous avons été faits pour composer l’Univers. C’est l’ajô, par exemple, l’union, l’intégration, tout ce qui fait revenir à la communauté. Le contraire c’est l’ejô, ce qui sépare, ce qui rompt, ce qui désintègre ».
Vilson Caetano de Sousa Junior
Les discussions théologico-métaphysiques sur le problème du mal se sont multipliées au long des années[1]. Souvent, cependant, ces débats s’effectuent dans le cadre d’une pensée dichotomique pour laquelle bien et mal sont des catégories opposées. Comment peut être vue cette question dans une structure de l’imaginaire disséminateur (Gilbert Durand) dont le but est d’harmoniser les différences ? La proposition de ce congrès – « On dirait que l’angoisse de la souffrance et de la mort jouit de la représentation imagée de ses frayeurs, pour les apaiser et pour les prendre sous contrôle » – renvoie à ce qu’écrit Gilbert Durand : « Figurer un mal, représenter un danger, symboliser une angoisse, c’est déjà, par la maîtrise du cogito, les dominer »[2].
Dans la société brésilienne il y a différents systèmes symboliques qui jouent des rôles importants dont le Candomblé[3]. Pour ce qui est de la ville de Recife, avec une population d’environ trois millions d’habitants, il y a plus de 1500 terreiros de Candomblé en fonctionnement quotidien. « Le rite implique le vécu d’un monde en constante réversibilité et métamorphose, où l’image devient identique à la chose même […] il s’agit de champs de force en permanente interaction»[4]. Nous verrons dans la suite comment les représentations élaborées dans un rituel de Candomblé maîtrisent l’angoisse en re-signifiant les bases culturelles : espace et temps, en rééquilibrant les diverses énergies de la nature, parmi lesquelles le bien et le mal.
Pour le Candomblé, selon les paroles de Vilson, anthropologue et père-de-saint: « Le bien est lié à tout ce qui joint, ou comme nous l’entendons souvent, à tout ce qui assemble. Le bien, c’est tout ce qui maintient l’Univers intégré, car nous avons été faits pour composer l’Univers. C’est l’ajô, par exemple, l’union, l’intégration, tout ce qui fait revenir à la communauté. Le contraire c’est l’ejô, ce qui sépare, ce qui romps, ce qui désintègre »[5].
Il faut donc considérer, au départ de toute réflexion, que bien et mal font partie de visions spécifiques du monde.
Selon Michel Maffesoli :
Le mal est complémentaire du bien, de tout ce qui est bien. Il est par conséquence irréductible, il fait partie de la structuration sociale. Cette simple vérité, qui se trouve en effet ‘dans toutes les têtes’, a une force subversive, elle correspond à la subversion d’une dénégation, celle justement de ‘la part du diable’. Dénier le mal cause plus de mal que l’acceptation pure et simple de la part animale de l’homme[6].
Dans l’opinion d’un père-de-saint de Recife[7]:
dans le Candomblé, le concept de mal n’existe pas. Tout est fait selon la conscience de chacun. La méchanceté est un acte de la pensée. Ce qui est bien et ce qui est mal… par exemple, se prostituer, pour le Candomblé, si la personne vit de cela et en fait sa profession, c’est une nécessité et non une méchanceté, un mal. L’homosexualité… rien n’est mal si cela fait du bien. Le mal, ce serait de tromper, de vivre avec une femme en la trompant. Là c’est un mal car cela cause de la souffrance. C’est la société qui définit ce qui est mal. Dans le Candomblé, non : ce qui est correct c’est ce qui fait du bien. Aussi bien au lit que pour le travail. La marijuana… si la personne a une dépendance physique et vit bien avec cela et ne nuit à personne, c’est bien. Le mal n’existe pas dans le Candomblé[8].
1. Le lieu du mal, ainsi que le lieu du bien, est autour. Le meilleur lieu : la terre où l’on vit.
Si le mal n’existe pas, il existe cependant la faute, quand l’action individuelle porte préjudice à la communauté. L’anthropologue Reginaldo Prandi écrit à ce propos:
Pour les Yoruba, il y a un monde où les hommes vivent en contact avec la nature, notre monde des vivants, qu’ils appellent l’aiê, et un monde surnaturel, où sont les Orixás, d’autres divinités et esprits, et où vont ceux qui meurent, monde qu’ils appellent Orum[9]. Quand quelqu’un meurt dans l’aiê, son esprit, ou une partie de celui-ci va à l’Orum, d’où il peut revenir à l’aiê en naissant à nouveau. Tous les hommes, les femmes et les enfants vont à un même endroit, et il n’y a pas l’idée de punition ou de récompense après la mort et, par conséquent, il n’y a pas les notions de paradis, d’enfer et de purgatoire sur le modèle de la tradition Occidentale chrétienne. Il n’y a pas de jugement après la mort et les esprits retournent à la vie dans l’aiê dès qu’ils le peuvent, parce que l’idéal c’est le monde des vivants, c’est de bien vivre. Les esprits des morts illustres (rois, héros, grands prêtres, fondateurs de villes et de lignées) sont objets de culte et se manifestent dans les festivals d’Egungun, dans le corps de prêtres masqués, quand ils transitent alors entre les êtres humains, pour en juger leurs fautes et résoudre les différends et les conflits d’intérêts de la communauté.
« L’idéal, c’est le mode des vivants », bien loin de la vision sartrienne, « l’enfer c’est les autres ». Bien loin de la vision chrétienne selon laquelle, souvent, la vie sur terre est un passage de souffrances pour pouvoir atteindre le paradis.
Dans un terreiro de Candomblé, la relation homme/nature est effectuée au moment de l’entrée d’un individu dans la Camarinha pour l’initiation à la religion[10]: dans cette cérémonie sont présents des éléments individuels, collectifs et sacrés, tous en interaction selon la dynamique spécifique du moment. L’eau sacrée dans laquelle les feuilles sont froissées fait la jonction entre ces deux éléments. Le récipient est une cuia de boue, ce qui symbolise la terre. Ainsi, les quatre éléments de la nature (selon Bachelard), ou soit, l’espace dans lequel bien et mal sont en interaction, sont harmonisés et re-signifiés selon une individualité spécifique.
2. Le temps Cyclique
La partie publique des rituels, la fête, commence par l’entrée des participants en chaîne, qui font le tour du lieu : au centre, sur le sol, se trouve marqué l’emplacement de l’axé, où se concentre l’énergie, aussi bien celle du terreiro (lieu du culte) que celle de l’univers, qui correspondent, en haut, à la cumeeira[11]. Ils configurent l’axis mundi, autour duquel s’effectue la ronde de danse des Orixás. C’est l’énergie des participants qui assure, par la danse, la permanence du cycle de vie. Chaque divinité a ses propres gestes qui correspondent au mythe de leur existence. Et chacune a donc son énergie propre et distincte des autres.
Il est possible alors d’observer la dynamique des énergies[12]. L’idée centrale, fondamentale, je pense, est que dans le Candomblé on a conscience que chaque être vivant est composé des mêmes éléments qui composent la nature dans son ensemble. Il existe donc une identité de l’énergie véhiculée aussi bien dans l’un que dans l’autre. Au moment du rituel (par le rythme, les couleurs, les nourritures, les gestes) une syntonie s’établit entre l’individu et l’énergie cosmique. De cette façon, chaque individu participe du vécu de l’élément (eau, terre, feu, air) universel de façon absolument originale grâce à sa sensibilité qui est unique.
Ruy Povoas, père-de-saint et professeur de philosophie à Bahia, insiste sur le fait que : « Les mythes sont vécus dans des pratiques rituelles, dans lesquelles la fête contribue à remercier le don de la vie. Par conséquent, il y a un contentement général, et aussi pour cela, tous se présentent dans leurs costumes spéciaux pour assister à l’acte d’offrande, qui est aussi un acte de partage ».
3. Mal et individualisme ; le mal collectif
« Le mal, c’est-à-dire, non pas ce qui me gêne ou empêche mon épanouissement, contrecarre ma volonté, mais ce qui porte atteinte à l’autre, à son bien-être, à sa liberté, à sa dignité »
T. G. Aumônier, « Le mal : d’où vient-il ? Pourquoi est-il partout ? »
Quand un mal individuel se manifeste, maladie, mal d’amour ou autre, toute la communauté est concernée. Les Orixás sont consultés, et un rituel est organisé pour combattre ce mal : il n’est plus individuel, mais collectif. Le cosmos entier participe à la guérison.
L’important, je pense, c’est d’être conscient que, pendant un rituel du terreiro, ce qui est en jeu, c’est l’activation des échanges d’énergie entre tous les éléments de la nature afin que le cycle de vie soit garanti. Ici, il n’existe pas de divisions entre les vivants et les morts, entre les hommes et les dieux, entre les espèces animales, végétales, minérales: tous sont des composants de l’univers et donc dotés d’énergies propres, à être mises en dialogue les unes avec les autres. De cela naît la dynamique de la vie. Sans le rituel, l’énergie est emprisonnée, immobilisée, destinée à mourir. L’individuel est simultanément collectif : je suis moi, mais aussi mon Orixá, la mer, l’oiseau, le ciel… C’est la circulation des énergies qui permet l’existence d’un équilibre entre des éléments complémentaires comme univers/corps/ esprit/âme.
G. Durand, dans le chapitre V de L’imagination symbolique, expose les fonctions d’équilibration biologique, psychosociale, humaniste, théophanique, exercées par l’imaginaire : « La raison et la science ne relient les hommes qu’aux choses, mais ce qui relie les hommes entre eux, à l’humble niveau des bonheurs et des peines quotidiennes de l’espèce humaine, c’est cette représentation affective parce que vécue, et que constitue l’empire des images»[13], écrit-il.
Le système symbolique propre au Candomblé – caractérisé par une vision de la nature et de l’homme ici exposée, non pas d’un homme fier et dominateur, mais d’un homme connivant et participant à la nature – permet à chaque individu, à travers les rituels et la vie quotidienne, de collaborer avec son énergie propre à la perpétuation du cycle de vie. Pour cela, il faut que les hommes et les éléments de la nature soient impliqués les uns avec les autres.
Le sexe des Orixás ne correspond pas nécessairement à celui de son « cheval »: ce sont aussi bien des hommes que des femmes qui dansent. Ainsi, le rituel permet de vivre des diverses possibilités de la vie: vivre aussi bien l’enfance par le biais des êres[14], que le sexe opposé ou complémentaire à travers l’incorporation de l’Orixá, que le mouvement de l’univers à travers le mouvement de la ronde.
4. Mal et rituel
Nous pouvons donc nous demander quelles sont les actions de ce rituel spécifique, qui font face à l’angoisse existentielle et à la douleur et de quelle manière elles s’accomplissent.
a) Le sacrifice, comme partie du rituel, permet les échanges : « Les trois entités (animal, homme, divinité) tendent ainsi à se rapprocher, voire à se confondre, à travers l’acte rituel du sacrifice. Comme si en somme l’animal, devenu intercesseur privilégié, revêtait symboliquement la personnalité du donateur et du dieu lui-même, et en tout cas facilitait l’union entre l’homme et sa divinité. À la fois humanisé (il remplace l’homme, selon le principe du sacrifice de substitution) et sacralisé (ce qui donne toute sa valeur au sacrifice), l’animal immolé constitue le lieu où se joue la rencontre des hommes et des dieux » écrit Jérôme Souty[15].
b) Axis Mundi et le renouvellement du temps : la danse en rond permet d’établir l’existence d’un temps cyclique dont le renouvellement dépend de l’action des hommes. Le temps et la mort sont donc maîtrisés.
c) la présence et la danse des énergies (du bien et du mal) : bien et mal sont harmonisés, fondus à l’ensemble des énergies de l’univers.
d) l’importance du collectif pour soigner le mal individuel : le mal individuel n’est pas perçu comme punition ou incapacité, mais comme un déséquilibre que le rituel peut rétablir.
e) Le rythme (voix de la terre transmise par les tambours) contribue à exorciser le mal et à capter des énergies positives. II participe aussi à l’union de l’homme et du monde et révèle leur parfaite solidarité et harmonie[16].
5. Propositions pour une Exu-topie
Exu, médiateur par excellence, est l’Orixá de la sexualité, de la procréation et de la fécondité, et a un énorme pouvoir de séduction. Il est le régulateur de l’univers, et une de ses activités consiste à mettre des barrières et tracer les chemins à être suivis.
« Exu est celui qui fait ce qu’il veut, comme il veut, avec qui il veut. Il fait le bien et le mal. Exu, c’est celui qui ‘joue dans les deux équipes sans aucun problème : Asòtuún se òsì láì ni ítijú’. Exu appartient aussi bien à la droite – Orixás – qu’à la gauche – ébora – d’où son bonnet blanc et rouge. Exu transite dans les deux hémisphères de la calebasse de la création, véhiculant son pouvoir dans le groupe des Orixás – les òrìsà-funfun, Obatalá, Òsalufón, Òsaògiyán, Òrisà-oko, Olúwo-fin, Olúorogbo, Orisà Eteko, qui se présentent sous la forme du pouvoir géniteur mâle «sang blanc» – et les éboras – les omo-òrìsà, Ogun, Xango, Ossain, Iansã, etc, constituant le groupe de deux cent irúnmalè de la gauche, la moitié inférieure de la calebasse de la création, dont le pouvoir géniteur est féminin »[17] (texte considéré ici comme témoignage d’un babalorixá). En yoruba, Exu signifie rond, sphérique, mouvement, ce qui nous renvoie à la phénoménologie du rond de Bachelard. Il signifie aussi l’infini. Il est l’élan dynamique de toute vie.
Donc, en accord avec la conception de bien et de mal dans le Candomblé, nous proposons une Exu-topie, relative à un temps tribio (Gilberto Freyre) où présent, passé et futur sont imbriqués et indissociables, et à une vision non dichotomique de l’univers ; ni utopie ni anti-utopie, mais plutôt atopie, soit la capacité de vivre un monde tel qu’il est en le recréant à chaque instant. Pas besoin de créer un univers utopique, puisque celui qui existe est déjà parfait : ce qui doit être fait, c’est agir afin d’assurer son équilibre et sa continuité. Exu ouvre les chemins, quels qu’ils soient.
Bibliographie:
Bachelard, G., L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942
Braga, Corin, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-Utopie », www.metabasis.it/articoli/2/2_Braga.pdf
Durand, G., A Imaginação Simbólica, Cultrix, São Paulo, 1988
LUPASCO, S., L’Univers psychique, Denoël Gonthier, Paris, 1979
MAFFESOLI, M., La part du diable: précis de subversion postmoderne, Flammarion, Paris, 2002
PÓVOAS, Ruy, A prática religiosa dos terreiros: sacrifício e manejo de animais silvestres – Intervenção realizada no Simpósio “O simbolismo animal na prática Religiosa afro-brasileira: usos e abusos”, no VII Congresso Internacional sobre Manejo de Fauna Silvestre na Amazônia e América Latina, em Ilhéus, BA, em 5 de setembro de 2006.
Prandi, Reginaldo, Conceitos de vida e morte no ritual do axexê: Tradição e tendências recentes dos ritos funerários no Candomblé, Texto publicado no livro Faraimará – o caçador traz alegria, organizado por Cléo Martins e Raul Lody. Rio de Janeiro, Pallas, 2000
SODRÉ, Muniz, Jogos extremos do espírito, Rocco Ed., 1994
SOUTY, Jérôme, « Le sacrifice animal dans les religions afro-brésiliennes», in Christiane Falgayrettes-Leveau (éd.), Animal, Editions Dapper, Paris, 2007
Thomas, Nadine, Le rythme dans l’expérience initiatique, Thèse, Universitat Pompeu Fabra, 2007
Vieillard-Baron, Jean-Louis, La spécificité du symbolique dans la sphère religieuse. Revue : Laval théologique et philosophique, Volume 52, numéro 2, juin 1996
Notes
[1] Cf. Corin Braga, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-Utopie », www.metabasis.it/articoli/2/2_Braga.pdf.
[3] Le Candomblé est une des religions afro-brésiliennes pratiquées au Brésil mais également dans les pays voisins. Cette religion consiste en un culte des Orixás ; ces divinités du Candomblé, d’origine totémique et familiale, sont associées aux éléments de la nature (eau, terre, forêt, feu, éclair, air, etc.).
[5] Vilson Caetano de Sousa Junior – Doutor em Antropologia, professor da Escola de Nutrição da UFBa, filho do Terreiro Pilão de Prata.
[7] Pai Sílvio – Roça de Oyà Togun Maxê – Nação Jêje-Nagô – Sítio do Picapau – Paulista – Pernambuco.
L’inframonde et le mal, dans la pensée du Mexique ancien The Underworld and the Evil in Ancient Mexican Religions
Blanca Solares
Universidad Nacional Autónoma de México, México
bsolares@correo.crim.unam.mx
L’inframonde et le mal, dans la pensée du Mexique ancien
The Underworld and the Evil in Ancient Mexican Religions
Abstract : The idea of sin that is associated with the late arrival of Christianity in ancient Mexico offers partial insights into perception of evil in this space of culture. On close inspection one identifies here the existence of the notion prior to conquest. Consequently, the notion of evil and of sin needs to be addressed distinctly, as separate from the Christian notion of ‘original sin’.
Keywords:Mexico; PaganMesoamerica; Pre-Columbian Religions; Evil; Damnation; Hell.
1.
L’idée du mal comme péché qui était souvent utilisée dans les chroniques des frères mendiants espagnols au XVIe siècle pour faire référence aux pratiques et coutumes des habitants du Mexique ancien (Sahagún, Las Casas, Olmos, entre autres), est associée à l’introduction tardive du christianisme dans cette zone culturelle. Pourtant, c’est à travers l’étude de ces sources que nous pouvons constater l’existence de cette notion avant la présence espagnole.
Dans le mythe de Mayahuel, la Déesse du Pulque, une sorte de boisson enivrante, des « mauvais dieux », ou tzitzime, sont descendus sur terre pour la dévorer, après qu’elle fût enlevée par le Dieu du Vent. Déguisé sous la forme d’un « saule précieux », le dieu ne fut pas touché par les monstres, il ramassa les os de la jeune fille, épars sur le sol, et les enterra dans les champs. Une plante y poussa et ouvrit ses pétales au vent. On en extrait le vin blanc ou le « pulque », que boivent les hommes pour être joyeux.
Mais le mythe le plus important en relation avec « le mal et le péché » dans la culture náhuatl du Mexique ancien est peut-être celui qui nous parle de l’existence d’un Paradis céleste, Tamoanchan ou Omeyocan, « la demeure de l’origine », situé « au-dessus du treizième ciel », lieu de délices, d’où furent expulsés les dieux, après leur « péché » et qui donna lieu à l’apparition de la mort et de la souffrance sur terre.
Bien que ces évènements mythiques possèdent des traits de ressemblance avec des paramètres universels présents dans d’autres cultures, ils répondent à la singularité et l’unicité de la conscience religieuse antique, ce que nous tenterons de préciser dans la suite. Le mythe raconte :
Avant le début des temps, dans un lieu connu sous le nom de Tamoanchan,… « lieu où les fleurs se lèvent », vivait le couple originel, Tonacatecutli et Tonacacíhuatl. Y vivaient également les dieux enfants du couple. « De là ils exerçaient leur influence sur le cosmos ». A Tamoanchan, il existait un arbre fleuri dont il était interdit de cueillir des fleurs et dont on devait éviter le simple contact car celui qui le touchait pouvait mourir.
Parmi les dieux qui habitaient ce lieu, il y avait la déesse de l’amour appelée Xochiquetzal, o « flor quetzal », qui passait sa vie dans ce lieu de plaisir, accompagnée de femmes qui la servaient et entourée par un grand nombre de nains et de bossus qui l’amusaient avec de la musique et des danses…
Un jour, étant seule, il lui est apparu le dieu Tezcatlipoca déguisé en oiseau ou transformé en animal. Tezcatlipoca, dieu séducteur, était également connu comme Huehuecóyotl, “vieux coyote”, dieu du chant, de la danse et de l’allégresse et à la fois, divinité des carrefours, des énigmes et des jeux des apparences. Ainsi déguisé, il la séduit et l’invita à cueillir des fleurs de l’arbre.[1]
Mais au moment de les couper, ce qui était considéré dans la tradition comme un « péché sexuel », l’arbre fleuri se fendit en deux et il commença à y couler du sang. Alors les dieux suprêmes – qui se fâchèrent beaucoup, à cause du péché des dieux, leurs enfants – les chassèrent du Paradis céleste. « Certains furent envoyés sur terre, et d’autres dans l’inframonde ». En tombant des cieux, ils se convertirent en tzitzimitl ou « monstres », qui étaient auparavant des étoiles et qui maintenant portaient le nom de ces dieux.
Les notion du mal et du péché devront donc être comprises de manière distincte par rapport à la tradition chrétienne du « péché originel », qui, comme dit P. Ricoeur, ne semble pas être le commencement, sinon la fin d’un cycle historique de l’expérience. Le péché originel, dit Ricoeur, se consolide comme dogme théologique à partir de Saint Augustin et conduit à la rationalisation de l’expérience chrétienne du « mal radical », à la destruction de la spontanéité de la vie, à laquelle répondra la philosophie de Spinoza déjà au XVIIe siècle, par un « effort pour éliminer ce qui est négatif – la crainte et la tristesse – d’une vie régulée par la conduite de la raison ».[2]
Contrairement à la pensée occidentale, en Mésoamérique, le « mal » apparaît dans les divers mythes de création étant associé au devenir du cosmos. Un autre mythe nous raconte que Tata et Nene, noms aussi du couple primordial, par imprudence ou désobéissance, unirent les courants froids de la terre et les courants chauds du ciel. Et ainsi est né l’écoulement du temps.
[…] Titlacahuan [Tezcatlipoca] appela celui qui avait comme nom Tata et sa femme Nene et leur dit : « Ne veuillez rien de plus : creusez un très grand ahuehuetl (arbre avec un très large tronc), et vous vous y mettrez quand ce sera la Vigile et que le ciel s’effondrera.
Ils s’y lotirent, ensuite il les couvrit et leur dit : « Toi, tu ne mangeras qu’un épi de maïs, et ta femme également ». [3]
Mais, quand ils finirent de consommer les grains et virent également que la quantité d’eau diminuait, ils se découvrirent et virent un poisson. Ils firent du feu avec deux petits bâtons et le grillèrent. À ce moment :
Les dieux Citlallinicue et Citlatónac regardèrent en leur direction et dirent: “ Dieux! Qui a fait du feu ? Qui a enfumé le ciel ? À ce moment descendit Titlacauhuan-Tezcatlipoca, les disputa et leur dit : « Qu’est-ce que tu fais, Tata ? Que faites-vous ? ». Ensuite il leur coupa le cou et mit leur tête sur leurs fesses, et ainsi ils sont devenus des chiens.[4]
Ici, nous pouvons voir que la faute ou le péché, l’union infractionnelle entre le céleste et l’inframonde et entre le masculin et le féminin, est en relation avec l’origine ignée et sexuée du flux temporel, avec la vie et avec sa fin.
Par ailleurs, dans son Historia general de las cosas de la nueva España, Fray Bernardino de Sahagún montre un « autre » type de paradis. En faisant référence à la patrie des olmèques-huixtotin-mixtecos, considérés comme les peuples les plus anciens de la zone, il dit qu’ils étaient très riches « car leurs terres [étaient] très riches, fertiles et abondantes, et elles « [donnaient] beaucoup de cacao » et « des pierres très riches et turquoises ». Et il ajoute :
Là-bas, on y trouve beaucoup d’or et d’argent, de la terre très fertile, c’est pourquoi les anciens l’appelèrent Tlalocan, ce qui veut dire terre de richesse ou paradis terrestre.[5]
Sahagun décrit Tlalocan comme un lieu de profusion et d’excès dans lequel les aliments ne manquaient jamais. Aux dires des informateurs indigènes de Sahagún : « […] dans le paradis terrestre qui s’appelle Tlalocan, c’était toujours l’été et il y avait toujours de la verdure ».[6]
Tamoanchan et Tlalocan sont souvent confondus avec le Paradis ce lieu d’abondance, de plaisir et réjouissances. Pourtant, bien que les deux sites semblent évoquer le même endroit, ils ne disposent pas des mêmes caractéristiques. A. López Austin découvre que les deux pôles évoquent plutôt la conformation de l’axe cosmique, qui sépare et unit les cieux des infra-mondes et qui, en accord avec la pensée nahua, sont opposés et complémentaires à la fois. Alors que Tamoanchan correspond à la partie céleste et lumineuse du cosmos, partie sèche et solaire, Tlalocan correspond à la partie inférieure, au monde humide, froid et obscure des eaux, nocturne et terrestre. « Tlalocan est avant tout une grande réserve d’eau de laquelle surgissent tant les pluies que les courants terrestres ». [7]
Dans le Codex Telleriano-remensis, Tamoanchan est symbolisé par un arbre brisé et sanglant. A. López Austin dit que « le codex met en lumière le fait que lors de la fête de Tamoanchan, est commémoré le péché », mais celui-ci n’a rien à voir avec le « péché originel » chrétienne. Le « péché » désigne ici l’action des dieux d’unir les fleurs-sang (le chaud) avec les bijoux-pluie (le froid).
Les contraires ont été unis (eau/froid, pluie/sécheresse, péché/paradis), le temps est apparu et des fleurs distinctes ont fleuri comme l’expression des différents destins. L’arbre de Tamoanchan/Tlalocan est l’axe du cosmos, qui sépare le haut du bas. À l’intérieur de celui-ci, les forces divines qui animent l’univers transitent et se touchent. Tamoanchan/Tlalocan est un, car il est l’axe du cosmos, et il est quatre, renvoyant aux quatre poteaux qui supportent la séparation entre le ciel et la terre. Mais Tamoanchan est également « cinq, la somme de l’axe cosmique et de ses quatre projections »[8].
Tamoanchan et Tlalocan évoquent ainsi la circulation de l’invisible et sa transformation, les courants que suivent les substances subtiles qui animent tous les êtres nés de la métamorphose des deux forces opposées et complémentaires du grand Être primitif de la dualité. Tamoanchan et Tlalocan sont des lieux en lien avec la gestation et la destinée finale, ce sont des lieux d’origine et de mort ou de transformation de tous les êtres habités par les forces animiques, « essences ou substances imperceptibles » qui transitent dans l’intérieur de toutes les choses depuis leur création. »[9] Le flux des courants de l’arbre fleuri est représenté dans la peinture de Teotihuacan comme l’entrelacement hélicoïdal de deux lignes (le courant igné du ciel et le courant aquatique de l’inframonde), que nous voyons fluer de manière ondulée en s’entrelaçant comme pour laisser entendre que les deux opposés peuvent s’harmoniser en une unité, et que ce principe peut être appliqué tant aux relations naturelles qu’aux relations humaines. Les lignes tracent un mouvement circulaire dynamique, comme si toute rigidité était inappropriée. L’accent semble être mis sur la continuité du changement.
Quel endroit occupe l’homme dans ce complexe cosmogonique ?
2.
L’homme est l’habitant de la Terre ou tlaltícpac – « la réalité changeante et périssable du monde » (León-Portilla). Homme, ou tlácatl, fait allusion à la racine náhuatl tlac, moitié – de tlaco, celui qui occupe le centre, qui est à la moitié, au milieu »[10] – ou mieux encore qui est transi par l’ensemble des « forces » qui traversent le cosmos. En effet les dieux expulsés de Tamoanchan/Tlalocan ne sont pas morts, ils se sont mis à habiter, ou plutôt à animer toutes les choses et les êtres de l’univers.
Les dieux sont les « âmes » ou forces qui, disséminées, transitent dans toutes les choses : les éléments, les astres, les ruisseaux, mais également les maladies ou les instruments de travail. Ils traversent tout ce qui existe, transitent également par l’intériorité de l’homme et résident au niveau de la tête et du foie, mais surtout, pour une grande partie de la tradition mésoaméricaine, dans le cœur. Seul le magicien, le prêtre, le médecin, le sage (tícitl–tlamatinime) ou le chamán (De la Garza), grâce à leur connaissance du « langage de ce qui est occulte » ou nahuallatolli, peuvent entrer en communication avec ces forces qui constituent la « nature occulte » de toutes les choses. Les tlamatinime étaient aussi en charge de mettre un miroir devant les gens pour qu’ils deviennent sensés et attentionnés, pour leur enseigner à « prendre un visage » et « humaniser leurs désirs ».
Le problème de l’homme est lié au problème de la vérité : neltiliztli, traduit M. León-Portilla : appui ou fondement existentiel.[11] La motivation suprême de l’homme, de sa pensée et de son action, est de permettre ou plutôt de poser les conditions propices pour que la divinité l’habite, de se forger « un cœur capable de rendre divines les choses » : tlayolteuviani ; et d’orienter son comportement afin de devenir un réceptacle propice de la divinité. L’homme n’était pas un être passif, mais « forgeur de son visage ». In ixtli, in yolotl dénote ce qui est exclusif de l’homme : forger un moi bien défini, avec des traits particuliers. Le visage (ixtli) est la base du dynamisme du cœur (yólotl); se savoir transi par les forces divines et appréhender le rythme de ses mutations.
La centralité du mythe, comme véritable « ontologie archaïque » (Mircea Eliade), est également montrée dans le cas mésoaméricain, accouplée à une « axiodisée » ou ferme décision religieuse et éthique pour se forger un visage ou donner forme à l’aventure humaine face aux contingences du destin.
3.
Selon F. Bernardino de Sahagún, l’inframonde est l’enfer. Voici ce qu’il en dit :
« Donc, dans ce lieu de l’enfer qui s’appelle Chicunamictla, arrivent et meurent les défunts?”.[12]
Mais selon la cosmovision dont il est question ici et qui s’inscrit encore dans la pensée de « l’éternel retour », après la mort, le corps était recyclé, il souffrait un processus de purification qui le ramenait à son état originel et le rendait prêt à retourner dans le monde « sans dette, sans âge, sans mémoire et sans péché ».[13]
Dans les sources indigènes compilées par A. López Austin, nous pouvons voir que les idées basiques en relation avec la mort continuent à être en vigueur jusqu’au XXe siècle. On continuait à penser qu’après la mort, il existait dans l’autre monde au moins trois types de destin, selon la vie que le défunt avait menée à tlaltipac:
- On pouvait passer directement au « recyclage ». Caractéristique de ces êtres qui avaient eu une vie courte et qui n’avaient pas eu le temps de se tâcher (les bébés, et les jeunes enfants);
- On pouvait également, si un travail glorieux avait été réalisé, passer au domaine transitoire et agréable de l’autre monde (par exemple les guerriers);
- On pouvait suivre le long chemin jusqu’à Mictlan (l´inframonde), qui dans diverses sources est associé à un cycle de quatre ans.
Par le simple fait d’exister qui signifiait manger et se reproduire, l’homme acquérait tlaltipacáyotl, une charge dont il devait se défaire, en la restituant à la terre. Les défunts entraient dans un processus qui culminait avec le nettoiement de tout trait de personnalité humaine au point d’atteindre sa purification comme graine, ou sa réduction en os, de laquelle surgirait une autre vie.
Ainsi l’inframonde n’était pas « l’enfer » chrétien de Sahagún, lieu de condamnation de tous les pécheurs jusqu’au jugement final, mais un lieu de purification par lequel tous les morts devaient passer. Ils devaient parcourir plusieurs étapes dans ce dur voyage avant d’arriver à Mictlan, sa destinée finale, sauf dans certains cas exceptionnels, quand en raison de la brièveté de la vie ou de la qualité des efforts, il était possible de se libérer facilement de sa charge.
4.
Ainsi donc, dans la conscience religieuse du Mexique Antique, enregistrée dans les sources du XVIe siècle, la notion du mal apparaît, associée au « péché » commis par les mêmes dieux et qui a provoqué leur sortie du Paradis de Tamoanchan. La singularité du « mal », ou de ce qui s’appelle « péché », comme acte et conscience du mal, comme la violation de l’interdit, apparaît ici comme un attribut de la divinité et uni à son pouvoir de création.
L’absence d’un véritable et explicite « mythe de la chute » dans la pensée religieuse du Mexique Ancien – comme nous tentons ici de le démontrer – trouve sa contrepartie dans les mythes de création. Le problème que pourrait résoudre un mythe de la chute dans ces phases de conscience mythologique, se trouve déjà résolu, intégré sans question, pour ainsi dire, dans sa cosmogonie, ou récit de volonté d’exister.
Le problème du mal apparaît résolu depuis le commencement, avant la création de l’homme, avant la création du monde, avant même la naissance des dieux instaurateurs de l’ordre[14]. Alors que la fonction du mythe de la chute biblique dans la Genèse consiste à imposer « un commencement du mal » comme dilemme du premier ordre entre « l’arbre de la vie » et « l’arbre de la connaissance », il est ici impossible de choisir car ce serait contraire à l’ordre primitif de la création de l’univers.[15] Ce thème dominant de la mythologie que nous transmettent les sources compilées au XVIe siècle – mais qu’il résulte difficile de déchiffrer – semble correspondre à un lointain substrat de la conscience mythologique qui subsiste encore ici (pensée duel), bien que menacé d’ailleurs par la dominance guerrière et solaire des aztèques pendant la période post-classique (1325-1520).
Selon le modèle proposé par A. López Austin, à partir des cosmovisions indigènes encore en vigueur jusqu’au milieu du XXe siècle, les forces de croissance et de reproduction qui habitaient dans le Tlalocan, étaient en relation avec des caractéristiques bien définies : « mort, saleté, sexualité, féminité, péché, richesse, douceur, aliment, boisson, ivresse, verdure, puanteur, blancheur, acuité, dette, obscurité, froideur,.. » [16]
Nous pouvons observer que ces qualités mettent en évidence l’appartenance du Tlalocan au « régime imaginaire nocturne » ou inframonde, au côté féminin du cosmos qui dans la terminologie de G. Durand est à la fois « synthétique » et intégrateur des valences diurnes et masculines.
Selon la symbolique du mal de P. Ricœur, ces traits évoqueraient moins le péché et la faute (conscience intérieure) que la « souillure » ou encore une force en relation avec le déchaînement du mal, une impureté, un fluide, un quid mystérieux et nocif qui agit dynamiquement et magiquement[17], quelque chose qui infecte, qui tâche, et qui non seulement porte préjudice avec ses propriété invisibles mais aussi opère à la manière d’une influence dans le champ de notre existence psychique et corporelle.
Conclusion
L’idée de « péché » associée à l’introduction tardive du christianisme dans le Mexique ancien peut seulement nous rapprocher partiellement de la compréhension du « mal » dans cette aire culturelle. Un regard plus attentif décèle l’existence de cette notion avant la conquête. Les notions du mal et du péché (la condamnation et l’enfer) devront donc être comprises en conséquence de manière distincte par rapport à la tradition chrétienne de « péché originel » qui, selon P. Ricoeur, ne se situe pas au commencement mais seulement à la fin d’un cycle d’expérience chrétienne.
L’absence d’un véritable « mythe de la chute » dans la pensée religieuse du Mexique ancien trouve sa contrepartie dans la conception du monde exprimée dans ses mythes de création, où nous observons qu’à travers la transgression ou le « péché », le mal se trouve originellement impliqué dans le devenir du cosmos.
En nous étant appuyés sur différents mythes du Mexique ancien et à la lumière du travail ethnographique de la cosmovision plus récente des indigènes, qui semblent toujours plus menacés par les effets pervers de la mondialisation, nous avons tenté de dessiner une esquisse de l’imaginaire du mal en Mésoamérique et ses transformations, ce qui nous révèle l’entrelacement de la pensée mythique avec une composante éthique de l’existence, qui continue même de nos jours à être source d’enseignement, ou clé de voûte d’une pensée qui refuse de disparaître.
Notes
[1] Voir Blas Román Castellón Huerta. « Mitos cosmogónicos de los nahuas antiguos », dans, Jesús Monjarás-Ruiz (coord.), Mitos cosmogónicos del México indígena, INAH, México, p. 133-135.
[3] « Leyenda de los Soles », dans Códice Chimalpopoca, trad. De Primo Feliciano Velázquez, México, UNAM, IIH, 1945, p. 120.
[5] Sahagún, cité et traduit par A. López Austin dans son livre, Tamoanchan y Tlalocan, FCE, México, 1994, p. 182.
L’enfer et les autres: Eschatologie et topographie du mal dans l’Orient médiévalHell and the Others: Eschatology and topographies of Evil in Medieval Orient
Anna Caiozzo
Université Diderot, Paris 7, France
a.caiozzo@free.fr
L’enfer et les autres: Eschatologie et topographie du mal dans l’Orient médiéval
Hell and the Others: Eschatology and topographies of Evil in Medieval Orient
Abstract : In the miniatures from the Medieval Islamic world, one of the main themes is the quasi-cosmic conflict between Good and Evil represented by their respective champions. Since the fall of Adam, the earth has become the kingdom of devils. These evil creatures have control over some particular places and are able to pervert the heart of man. The great epic of the kings ofPersia draws a topography of evil places: the heart of the world is the Iranian kingdom surrounded by countries filled with enemies and demons, but the limits of the world are the most dangerous places, especially the surrounding ocean. The most interesting to be noted is that all places are ambivalent ones, good and bad at the same time, in fact completely dependent of the beings that inhabit them.
Keywords: Hell; Paradise; Gog and Magog; Alexander; Qisas al-anbiyâ’; Jinns; Shâh Nâmeh; Cave; Mountain.
Il y a quelques années, nous avions évoqué l’iconographie du mal dans le monde musulman via les corpus de manuscrits à peintures issus du monde oriental médiéval. Une typologie de ces figures s’était esquissée à partir des cosmographies, des manuscrits d’astrologie, et de divers autres corpus. Les figures du mal, plus que toutes autres sont issues d’un grand syncrétisme culturel hérité du folklore du monde arabe, iranien et des religions voisines, et portant d’un point de vue iconographique des influences et des héritages des aires de provenances variées[1]. Elles n’évoquent pas à proprement parler une histoire du mal mais un imaginaire de ses représentations qui a peu varié jusqu’à l’époque contemporaine.
Cette thématique présente toujours un grand intérêt pour l’historien des images, car bien des questionnements demeurent, en particulier ceux portant sur la genèse de certaines de ces figures, entre autres celles des rois des démons que l’on observe une première fois dans le manuscrit d’Oxford, Oriental 133, dit Kitâb al-bulhân, dans la partie consacrée aux spéculations astrologiques et démonologiques d’Abû Ma‘shar[2].
On peut, de façon plus générale, observer que les entités symbolisant le mal relèvent surtout du registre des curiosités et des croyances, en somme de la littérature des merveilles aux XIVe-XVe siècles, alors qu’à partir des XVIe-XVIIIe siècles, on observe une mutation du sens et une prolifération de ces figures dans les ouvrages dédiés aux miracles accomplis par les prophètes, à la divination, dans un registre relevant certes toujours de l’imaginaire, mais dont la portée morale est beaucoup plus marquée.
La littérature enluminée toute entière témoigne de cette hantise, la présence du mal, et, au premier chef, l’épopée des rois de Perse, où le moteur même de cette dernière est un combat cosmique entre le bien, incarné généralement par le roi lui-même et ses sujets, et les tenants du mal, incarnés par les dîvs, enfants du mal, et ensuite par leurs alliés, les rois habitant la périphérie de l’Iran. De ce fait, l’histoire même du mal depuis les origines est intrinsèquement liée à celle des hommes, elle l’accompagne, puisque d’une certaine façon détruire l’homme en particulier, et la Création divine en général, sont les objectifs premiers du mal dans ses œuvres, une constante de l’imaginaire des peuples, avant et après l’islamisation. Les cosmographies évoquent les figures des démons, les ouvrages d’astrologie ceux des planètes, des mansions de lune, les histoires prophètes et les livres de divination le mal incarné sous la figure d’Iblīs, les épopées, celles des démons des montagnes, les dīvs, etc.
La topographie du mal dans les manuscrits à peinture renvoie inexorablement à cette lutte pluri-millénaire et aux lieux qui lui sont associés depuis la cosmogonie.
De façon générale, les imaginaires opposent le ciel et la terre, un espace d’exil et d’attente avant l’eschatologie, espace livré au mal et à ses créatures et, de fait, depuis l’éviction du paradis ; l’enfer est donc sur terre, et aucun espace n’échappe à ses créatures, ni le cœur des hommes, ni le cœur des états, ni leur périphérie. Une topographie parallèle évoque des lieux de bonheur ou de paix, préfigurant le paradis sur terre, sortes d’utopies, mais parfois en apparence, paradis inversés aux valeurs contestables…
I. La terre, lieu de l’exil, royaume du mal et de l’attente
Une miniature représentée dans les corpus arabe et persan de Kalîla wa Dimna, compendium de contes hérités de l’Inde, elle illustre la fable L’homme, le dragon, les serpents et les deux rats, une allégorie de la condition humaine et de sa précarité (BnF, Arabe 3465, fol. 43v). Un homme tombé dans un trou se retient à deux arbrisseaux ; il s’aperçoit alors qu’il risque d’être dévoré par un dragon la gueule béante, mais il réalise aussi que les deux racines qui ont calé ses pieds et arrêté sa chute, sont les têtes de deux vipères que deux rats, l’un blanc, l’autre noir, grignotent. À hauteur de sa tête, il repère un rayon de miel à sa portée mais tout mouvement pour le consommer hâtera sa fin. Et, de fait, le dragon, ou incarnation du temps, comme les rats, celle du jour et de la nuit, joue contre les hommes, et la terre n’est au fond qu’un espace transitoire où l’homme doit préparer son devenir dans l’au-delà, et vivre en profitant des petits bonheurs qui leur sont fortuitement offerts…
Si l’homme garde la nostalgie ou l’espérance du paradis originel, céleste dans l’islam, celui-ci est peu représenté, sinon par une ou deux évocations indirectes dont l’adoration d’Adam par les anges. Après avoir créé Adam, Dieu demanda aux anges de se prosterner devant l’homme. Dans l’une des premières miniatures connues relatant l’événement, celle d’une copie de l’Histoire universelle de Hafîz-i Abrû (Istanbul, TSM, ms. 282, début XVe siècle), on voit Adam debout sur un trône persan, vêtu d’une robe bleue et portant une couronne, quatre anges le corps incliné l’adorant alors qu’une créature hybride noire portant des ailes le désigne du doigt ; une lumière dorée indiquant le jour, une nappe d’eau bordée de fleurs au premier plan et un arbre qui semble s’incliner lui aussi vers le premier homme, sont les seuls éléments du paysage du paradis[3]. L’événement en soi est lourd de sens car il conditionne les rapports des hommes et du mal pour les siècles à venir.
En effet, dans les croyances de l’islam, les jinns, des êtres intermédiaires créés du feu, visiblement chargés de tâches subalternes dans les cieux, demandèrent à Dieu de les autoriser à la fois à habiter la terre et à revêtir différentes formes. Puis, ils se rebellèrent et l’un de leurs chefs, le futur Iblîs, fut commandité pour les soumettre. Lorsque Adam fut créé, Iblîs, que l’on voit représenté sous des traits ailés dans une cosmographie de Tûsî Salmânî[4], refusa de se prosterner devant l’homme fait d’argile et jugé inférieur en nature. Dieu l’exclut alors du Paradis et le maudit (rajîm), inscription que l’on voit dans la miniature d’Istanbul.
En règle générale, les miniaturistes se sont moins intéressés aux lieux qu’aux êtres, et ils représentent, depuis le XIVe siècle, Iblîs et ses semblables, les démons, sous des traits soit d’un hybride cornu et noir[5], soit à partir du XVIe siècle comme un être humanisé mais à la peau sombre, portant un bonnet et une cloche[6]. Iblîs devint le chef des jinns révoltés, refusant d’obéir à Dieu et promus au rang de démons ou shayâtin, et il eut le privilège de règne sans partage sur la terre devenue son royaume, jusqu’à la fin des temps.
Un autre événement consécutif et directement lié s’avère tout aussi important : la chute. En effet, la faute originelle se déroule bien au paradis, à l’instigation du malin rendu fou de rage, et dont l’objectif devint celui de corrompre l’homme pour provoquer sa chute. Peu après, l’homme originel est chassé de ce lieu idéal et chute sur terre dans l’île de Ceylan, Sarandib, ainsi que le paon et le serpent, complices du diable malgré eux. La paradis devient ainsi un espace occulté, céleste, que seul le prophète Muhammad visite lors de son ascension, dans une vision préfigurant l’eschatologie et le jugement dernier. Le paradis est encore une fois entrevu lors de la scène de tentation de l’Athâr al-baqiya’ d’Édimbourg[7] (ms 161, fol 10v).
Car sur terre, désormais, le mal règne en maître, omniprésent, attaquant les corps et les esprits : il s’infiltre partout, la nuit pendant les rêves, corrompt les corps par la maladie, car la topographie du mal est aussi le corps malade, voire mort. Mais c’est surtout à partir du XVIe avec les Histoires des Prophètes, Qisas al-anbiyâ’[8] que la miniature insiste sur les crimes originels, le fratricide avec le meurtre d’Abel par Caïn, les crimes sexuels avec Sodome et Gomorrhe, les fils de Noé, l’avidité des richesses avec Coré, le Veau d’or, etc. La société, via l’âme humaine corruptible, est la proie du mal. Mais les Histoires des Prophètes montrent aussi comment résister, au péril de sa vie, pour la plus grande gloire de Dieu : telle est l’histoire de Job, d’Abraham, de Zacharie, de Moïse, etc.
Ainsi, le mal et les lieux où il s’exerce sont universels, liés à la nature humaine, intrinsèquement corrompue. Dans le monde iranien, les mythes fondateurs ont une contrepartie à Iblîs, Ahriman, qui, lui aussi, s’en prend à la création toute entière dès le premier homme, le géant Gayūmarth, et l’animal primordial, le bœuf. Il possède des émanations, des êtres à son service, les dîvs, ou des humains qu’il a corrompus, comme le montrent les légendes iraniennes mises en scène dans le Shâh Nâma de Firdawsī, illustré à partir du XIVe siècle. Les sorciers, les rois du Tûrân, les rois du Yémen, sont ses émules. Se dessinent avec lui une géographie de l’altérité et une topographie du mal périphérique à l’Iran[9]. Mais il est vrai que si les premiers rois combattent le mal, les rois historiques, tel Khusraw Anûshirwân, soulignent la dimension éthique du problème. Il y a donc une sorte de dématérialisation du mal lorsque l’épopée s’ancre dans l’historicité, le rendant plus diffus, au fond plus dangereux encore.
L’eschatologie désigne à la fois la fin d’une ère et un renouveau pour les justes, et des lieux où le mal sera vaincu. Certains mythes l’annoncent tels les Sept Dormants d’Éphèse, que les miniaturistes des Histoire des Prophètes mettent en scène pour montrer comment le corps des justes endormis peut être préservé dans un espace d’attente préfigurant la Résurrection ou les parousies diverses et variées[10].
Dans les mythes iraniens, des héros dormants se réveillent à la fin des temps pour affronter, entre autres, le tyran Dhahhâk emprisonné dans le mont Damâwand en Iran[11]. Mais, une fois le pays islamisé, le shi‘isme évoque la parousie du mahdî occulté et le retour du souverain Bien. Dans l’islam sunnite, la croyance la plus admise est celle de l’antéchrist, peut-être surgie d’Asie centrale, monté sur son âne, que les cosmographies tardives, présentent régulièrement[12], tout comme les Fâl nâma, Livres de divination, faisant surgir dans les villes qu’il traverse des armées de démons et de suppôts cornus[13]. En outre, une terrible bête fait son apparition, la Bête de l’Apocalypse[14], doté de cornes, de pieds d’animaux, accompagnée par des armées d’hybrides[15]. Isâ’, le Christ, fait dans le sunnisme sa parousie, surgissant sur l’un des minarets de la mosquée de Damas, d’où il part pour affronter et lapider le mal[16].
Une fois le combat livré et les morts ressuscités, le jugement dernier détermine les lieux où seront répartis les hommes pour l’éternité, au Paradis pour les justes, ou en Enfer pour les autres, dans la Géhenne, habitée par des anges bourreaux et non des démons, puisque le mal est de fait, désormais détruit[17].
II. Une topographie évolutive ou la dynamique géographique du mal dans le folklore et la littérature
La Terre est donc, dans son ensemble, un lieu de misère pour les hommes, mais affectée toutefois de pôles négatifs ou d’espaces sanctifiés, les lieux de pèlerinage.
Historiquement, c’est la Mésopotamie qui est classée comme un lieu maudit ; n’est-elle pas la patrie des démons et des tyrans, comme l’a montré B. Tesseydre[18] ? C’est à la fois un domaine géographique lié aux légendes bibliques mais aussi iraniennes.
La Mésopotamie est identifiée par la ville mythique de Babylone, Babîl, et par certains personnages qui incarnent le mal, le polythéisme ou la transgression. Les Histoires des prophètes évoquent la cité maudite de Sodome et Gomorrhe[19] et la perversion des mœurs et qui lui valut sa destruction : on voit ainsi Lot fuyant avec ses filles la ville détruite alors que sa femme se retourne et devient pierre, ou l’ange de la mort exterminant la ville rongée par les péchés de chair[20]. Par la suite, la ville fut associée aux noms des deux anges déchus, Hârût et Mârût, ceux qui apportèrent aux hommes un savoir interdit, la magie, réservé aux anges[21]. Ces anges sont représentés ficelés, pendus par les pieds dans un puits, sans leurs ailes[22], et ce, jusqu’à la fin des temps. Mais Babylone est aussi la patrie du tyran Nemrod qui persécuta Abraham, le premier hanîf, et qui le fit jeter par catapulte dans la fournaise comme le montrent l’Histoire universelle de Rashîd al-dîn[23], celle de Hâfiz-i Abrû[24] et aussi une miniature du ms oriental 133 qui, lui, ne représente que la catapulte et les maisons de Babylone[25]. Dans l’imaginaire épique iranien, Babylone est la ville sur laquelle règne le tyran Dhahhâk qui persécuta le peuple d’Iran et le lieu où il fut vaincu par le héros Farîdûn.
En dehors de la Mésopotamie, les peuples arabes possèdent leurs propres légendes, parmi lesquelles celles de leurs prophètes, Hûd par exemple. La légende du peuple des géants, les ‘Ad, puis des débris de ce peuple, sont en effet mis en peinture dans les corpus des Qisas al-anbiya’ qui évoquent bien l’Arabie comme terre des idolâtres avant l’islam et le Yémen au premier chef. Le premier épisode est celui de l’envoi d’un prophète, Hûd, aux ‘Âd qui sont punis par un vent violents et détruits[26]. Les Thamûd, débris de ce peuple, sont ensuite détruits à l’occasion de l’épisode du prophète Sâlih et de sa chamelle[27]. Enfin, l’ancien roi du Yémen par hybris voulut avoir un jardin de paradis, le jardin d’Iram. Dieu fit détruire la digue de Mahrib et la désolation régna, forçant les habitants à s’enfuir et à migrer vers le nord, une des explications mythiques à l’exode des tribus yéménites en Syrie et Mésopotamie[28].
Plus largement, le mal habite les confins où il infeste les abords du mont Qâf, l’omphalos du monde, la montagne sacrée qui permet d’accéder aux cieux. En effet, il est dit dans les légendes que les sorciers et magiciens pullulent aux environs du mont Qâf[29]. Le problème est bien une géographie en évolution constante, lié en partie à l’histoire du déclassement des empires, qui affecte la géographie imaginaire mais aussi la géographie humaine du monde musulman[30].
L’Iran apparaît depuis les temps archaïques comme le centre du monde, celui sur lequel règne le souverain des quatre quadrants sur les sept parties du monde ou keshvars. Cette topographie spirituelle étudiée par Marijan Molé[31] et ensuite par Henry Corbin[32] ne doit pas faire oublier que le concept de centre politique à lui-même géographiquement évolué : de l’Asie centrale au Fars, sans compter des lieux plus excentrés comme Takht-i Sulayman dans le Caucase. Progressivement, comme l’épopée orientale d’Alexandre le montre dans le Shâh Nâma de Firdawsî, le cœur, s’amoindrit au profit d’autres horizons ; à ce titre, le séjour d’Alexandre à La Mecque peint par les miniaturistes à partir du siècle, préfigure l’arrivée d’une nouvelle religion, l’islam, et de son centre spirituel, la Ka’ba[33].
Mais il est vrai que chaque fois dans l’épopée iranienne, le Shâh Nâma, ou dans les contes de Nizâmî, que le mal est évoqué, il l’est en situation en relation avec les héros, car le mal n’apparaît jamais seul comme l’a noté John Renard[34]. C’est ainsi que la personnalité des héros eux-mêmes, se construit dans ce rapport à « l’Autre », à la fois ontologique et géographique, y compris par la suite, lorsque l’épopée est islamisée[35].
C’est ainsi que des lieux particuliers investis par le mal sont identifiés. Mais, là encore, aucun lieu n’est spécifiquement « bon » ou « mauvais » ; une ambivalence permanente prévaut selon l’être qui investit le lieu de sa présence. Les montagnes, par exemple, sont à la fois présentées dans les imaginaires comme des refuges pour les ermites, abritant les Dormants, refuge de l’enfant Zâl, lieu de la disparition du roi Khusraw, etc. Mais ce sont aussi des lieux dangereux qui abritent des démons ou des forteresses maudites. C’est le cas du château blanc, du château de Bahman[36], que le héros Rustam et le roi Kay Khusraw vont attaquer, mais aussi des combats menés par Rustam contre les dîvs, le plus emblématique étant celui contre le dîv blanc qu’il tue dans son refuge[37]. La caverne symbolise ici les entrailles de la montagne, sombres, périlleuses, celles où les créatures du mal sont terrées durant le jour, attendant la nuit pour commettre leurs méfaits. La caverne évoque aussi le lieu où le tyran Dhahhâk est crucifié dans le mont Damâwand, et attend la sanction à la fin des temps[38].
En règle générale, les héros combattent le mal à la périphérie et sur les confins, des territoires où les jeunes effectuent leur formation comme « chasseurs noirs ». Les états limitrophes forment le Touran, l’ennemi séculaire au nord de l’Iran. Si la plupart des scènes de guerre se déroulent à la frontière, certains héros qui s’y réfugient peuvent y réaliser des exploits, tel Bahrâm Chubina terrassant le lion kapi[39]. Le Yémen, au sud, est présenté comme le pays de sorciers, celui du roi Sarv, beau-père des fils de Farîdûn, celui du père de Sudâba, l’épouse de Kay Kâwûs. Byzance, ou Rūm, est aussi une terre d’exploits, comme le montre la geste du prince Gushtâsp tuant le loup fabuleux ou le monstrueux dragon[40].
Plus on s’éloigne, plus grand est le danger : les espaces septentrionaux, comme méridionaux, sont des lieux dangereux. Au sud, l’Inde où l’Abyssinie, pays des Noirs[41], sont aussi des terres où se réalisent des prouesses ; Iskandar ou Bahrâm Gûr[42] y affrontent des monstres. En somme, le texte précise les lieux mais les miniatures ne permettent jamais d’identifier une flore ou un milieu particulier, excepté par la présence des monstres combattus.
Au Nord du monde, Gog et Magog, ou peuples de l’antéchrist qui le suivront aux derniers temps. Ces derniers sont représentés généralement nus, nombreux, proches des animaux par les mœurs, mangeant cru, y compris des hommes, échevelés, mais héritant les traits des races monstrueuses antiques, pygmées, géants, cynocéphales[43]. On les retrouve même dans le registre épique dans la partie du Shāh Nāma de Firdawsī réservée à Alexandre le Grand qui fit, selon la légende, construire une barrière d’airain pour les contenir[44]. Toujours dans cette lointaine périphérie, l’océan des ténèbres ou environnant, qui abriterait le château d’Iblîs en personne, la coupole d’airain représentée dans une cosmographie de Dimashqî[45].
Ainsi, dans l’épopée, localiser le mal est une entreprise difficile : tous les lieux sont investis par sa présence, du palais royal aux confins, il est partout, mais sa présence augmente lorsqu’on s’éloigne de l’Iran et de ses frontières, le quatrième climat des keshvars[46]. Mais de façon plus générale ce sont les acteurs et non les lieux qui sont identifiables dans les représentations sauf s’ils sont marqués par des monuments ou des formes particulières.
III. Des utopies aux dystopies
Mais le monde abrite aussi des lieux de paix qui offrent aux hommes des modèles de cités idéales. Un lieu imaginaire est représenté dans la cartographie, y compris dans les planisphère d’Idrîsî : le mont Qâf, la montagne sacrée, encerclant le monde au-delà de l’océan environnant. Le mont Qâf est visible à partir du XIIIe siècle dans un compendium de textes magiques de la BnF[47] et dans une cosmographie de 1388[48]. C’est un lieu décrit comme dual, à la fois permettant aux justes d’accéder aux cieux, dont les pentes seraient couvertes de pierres précieuses, mais qui attire à lui les sorciers et les êtres mauvais comme la lumière, les insectes. C’est à proximité du mont Qâf que se trouvent les mythiques Jabalka et Jabalsa, cités imaginales où vivent des bienheureux[49].
La quête des héros combattants de seconde fonction est souvent confrontée à ces rencontres étranges d’hommes détachés du monde, vivant reclus dans des monastères ou des grottes. C’est le cas d’Alexandre en Inde visitant les Brahmanes qui lui révèlent la voie de la sagesse et du renoncement et que les copies du Shāh Nāma représentent peu jusqu’à l’époque moderne[50].
Cette vie de renoncement et d’ascèse prêchée par les sages du monde indien est opposée à celle des peuples de la périphérie du monde et des îles de l’Océan indien qui sont, quant à eux, des sortes de paradis primitifs où les hommes vivent nus, dans les arbres, de cueillette, aussi mais dans lesquels le voyageur avisé reconnaît le danger de la perdition de l’âme. Car ces hommes sont anthropophages ou vivent comme des animaux, et leur contact développe le pire dans l’homme. C’est le cas du fameux arbre wâq-wâq aux fruits semblables à des corps féminins[51].
D’ailleurs, les lieux les plus étranges sont les sociétés idéales de femmes illustrées dès le XIIIe siècle par la reine du pays lointain de Wâq-wâq représentée en majesté mais nue, accompagnée de ses suivantes également nues dans la cosmographie de Qazwînî[52]. Les sociétés de femmes sont globalement présentées comme des étrangetés ; celle des Amazones, ces femmes guerrières qu’Alexandre le Grand / Iskandar rencontre au cours de sa quête, où il demeure impressionné par leurs talents militaires. Iskandar arrive ensuite dans al-Andalus dans le Shâh Nâma de F
Temps de la faute, temps de l’angoisse dans l’Imaginaire du Mal de Jérôme Bosch Time of the Fault, Time of Anxiety in Hieronymus Bosch’s Imagination of Evil
Emma Artigala
Université de Perpignan, France
e.artigala@orange.fr
Temps de la faute, temps de l’angoisse dans l’Imaginaire du Mal de Jérôme Bosch
Time of the Fault, Time of Anxiety in Hieronymus Bosch’s Imagination of Evil
Abstract: Hieronymus Bosch’s imaginary geography imbues a striking syncretism, combining the myths of immersion, parturition, gestation for the first time, and the biblical myth, through the confrontation of the monster and of the ”man of the fault and the guilt” stemming from the original sin in Christianity. Of this monstrous union of both mythical poles emerges an ambiguity which is situated at the interface between an infernal anti-utopia and an impracticable utopia. Indeed, Bosch, ”man of the fault” himself, is divided between searching for meaning, which he finds by dividing arbitrarily the time in past, present and future, and dreaming about a nonsense which makes him create worlds of utopia, where the timelessness corresponds exactly to the definition of the Time of the contemporary physicists, but where the monster seems to belong to another order of reality than that of the ”man of the fault”.
Keywords: Bosch; Hell; Monster; Space-time; Timelessness; Myth; Fault; Syncretism.
La géographie imaginaire du triptyque Le Jardin des délices de Jérôme Bosch semble indissociable d’un syncrétisme frappant, mettant en regard les mythes d’émersion, de parturition, de gestation, des premiers temps de l’humanité, et le mythe biblique, à travers la confrontation du monstre et de l’ « homme de la faute et de la culpabilité »[1]. De cette union monstrueuse des deux pôles mythiques émerge une ambiguïté qui se situe à l’interface entre une anti-utopie infernale et une utopie[2] irréalisable. L’utopie est liée à la dimension atemporelle de l’« uchronie »[3] des premiers temps des êtres « à l’apparence sous-humaine »[4], palpables, chez Bosch, à travers la figure du monstre, tandis que l’anti-utopie est liée à la perception d’un temps, divisé en passé, présent et futur, consécutive à la conscience de la mort par l’ « homme de la faute, de la culpabilité et du Mal ».
I) Temps de la faute et du péché, temps de l’angoisse
En effet, la perception du temps, par l’« homme de la faute », a généré une angoisse temporelle qui a imposé à son esprit un illusoire fractionnement du temps, en passé, présent et futur.
Mais cette perception divisée du temps contredit les calculs et les équations des physiciens contemporains : l’espace-temps « déformé » et « élastique » d’Einstein[5] correspond plutôt au temps atemporel (dont l’homme, à l’instar de Bosch, a souvent rêvé, à travers ses tentatives de retour à l’âge d’or) qu’à notre perception d’un temps divisé. En effet, pour Einstein, « la distinction entre le passé, le présent et le futur n’est qu’une illusion, quoique persistante »[6].
II) Le monstre boschien et les mythes d’émersion, de gestation, de parturition
Dans son Avant-propos à Mythes, rêves et mystères, Mircea Eliade fait mention de « rapports entre le dynamisme de l’inconscient – tel qu’il se manifeste dans les rêves et dans l’imagination – et les structures de l’univers religieux » et affirme qu’ « il n’y a pas de motif mythique et de scénario initiatique qui ne soient, d’une manière ou d’une autre, présents aussi dans les rêves et dans les affabulations imaginaires », telles qu’on peut en trouver dans l’œuvre picturale de Bosch. « Tous les mythes participent en quelque sorte au type du mythe cosmogonique – car toute histoire de ce qui s’est passé in illo tempore n’est qu’une variante de l’histoire exemplaire »[7].
C’est ainsi que les monstres de Bosch, issus de la « couche collective » de l’inconscient boschien[8], ont partie liée avec ces êtres des premiers temps, analysés par Eliade dans son chapitre sur les mythes d’émersion : « Lorsqu’ils eurent complètement émergé à la surface, ces êtres avaient encore une apparence sous-humaine : ils étaient noirs, froids, humides, ils avaient les oreilles en membrane, comme les chauves-souris, et les orteils réunis comme les palmipèdes ; ils avaient aussi une queue. Ils n’étaient pas encore capables de marcher en position verticale : ils sautaient comme des grenouilles, rampaient comme des lézards. Et le Temps avait un autre rythme : huit années duraient quatre jours et quatre nuits – car le monde était neuf et frais » [9].
Nous sentons bien ici la survenue, l’irruption de ces êtres étranges dans un monde neuf, auquel ils vont s’éveiller, et qu’ils vont ensuite, après s’être familiarisés avec les lieux, envahir, posséder, comme dans le volet droit du Jardin des délices (L’Enfer). Le temps mythique de ces créatures leur donne l’impression de passer rapidement (« huit années ») parce qu’elles ne ressentent pas la sensation humaine de l’écoulement du temps pendant les « quatre jours et quatre nuits ». Cette perception divine[10] de l’atemporalité se manifeste lorsqu’on entre dans un autre espace-temps, une autre dimension, par exemple, lors des moments de rêverie ou de méditation. L’absence d’action du sujet, « en proie à » l’atemporalité, n’a pas besoin de susciter en lui la fragmentation du temps qui paraît inévitable, en revanche, lorsque l’ « homme de la faute » est en action et éprouve donc le besoin de poser des repères, à l’image de Bosch peignant les volets et les départageant en passé (Paradis), présent (vie terrestre dans le tableau central) et futur (Enfer).
Le temps boschien est « élastique », ici, par superposition du temps mythique inconscient des êtres des premiers temps et du temps divisé conscient de l’« homme de la faute » de l’univers religieux chrétien.
Le fait que Bosch fasse surgir ensemble ces deux temps diamétralement opposés, devant ses yeux et les nôtres, dans la simultanéité temporelle d’un même présent, qui est un même retour au « passé » mythique du Paradis et des êtres des premiers temps, et un même retour au « futur » de l’Enfer, et qui fait donc équivaloir ces trois temps en un seul, en les superposant[11], engendre une atmosphère ambiguë.
III) a) Le Jardin des délices : une obsédante ambiguïté
Cette ambiguïté est inscrite d’emblée dans la présence simultanée du Paradis utopique et de l’Enfer anti-utopique, dans Le Jardin des délices.
En effet, « il n’y a pas [ …] de mines, de galeries creusées – pas de symboles de l’intestin » dans « le paysage utopien »[12], alors que le temps des êtres souterrains « à l’apparence sous-humaine », doubles des monstres de L’Enfer du Jardin des délices, renvoie à une atemporalité utopique.
De plus, une inadéquation découle du tableau central : alors que le « temps de la faute » devrait leur apporter une perception du temps divisé en passé, présent et futur, les multiples reproductions du couple primordial sont baignées dans une atemporalité édénique qui, parce qu’elle ne génère pas le sourire, ni le bien-être donc, malgré la prolifération de fruits, apparaît minée.
Par ailleurs, l’ambiguïté persiste plus que jamais à travers la nudité très marquante, de ces êtres, qui contredit le symbole utopique (pourtant très prégnant à travers le fort symbolisme de l’œuf, visible dans la forme des fruits) des « vêtements représentant la membrane fœtale », une « seconde » et « nouvelle peau » et symbolisant la « continuité de la protection maternelle » et la « volonté de régénération » et de « renaissance » [13]. En effet, ce désir de « nostalgie du passé », de « régresser jusqu’au stade infantile de la protection maternelle et des jeux », parce que son enfance représente pour lui « l’époque la plus heureuse où le refoulement ne s’est pas encore produit »[14] est ambigu[15] chez Bosch parce que l’absence de vêtements et la présence de la « luxure » nient une utopie que la prolifération de fruits ou bulles à la structure ovoïde et les jeux possiblement infantiles viennent pourtant approuver[16].
b) Un paradoxal « vide religieux »
Ainsi, ce désir de retour aux origines, ajouté au sentiment d’angoisse temporelle, pousse Bosch à la création d’un monde compris entre utopie et âge d’or, dans le tableau central, où l’homme vit dans une atemporalité mythique, comparable à celle des êtres « à l’apparence sous-humaine », liée à l’ignorance du « mal » et opposée à la perception de la fragmentation du temps par l’« homme de la faute ».
Cette angoisse temporelle semble aussi liée à un paradoxal, mais non moins prégnant « vide religieux ». En effet, Mircea Eliade pense que « pour le monde moderne [de l’Européen] la Mort est vidée de son sens religieux, et c’est pour cela qu’elle est assimilée au Néant » [17] et provoque son angoisse. Mais, bien avant l’homme moderne, l’homme médiéval est déjà pris en étau entre la croyance religieuse et culturelle à sa culpabilité d’avoir goûté, à travers Ève, au fruit de la connaissance, qui le condamne à mourir, et l’angoisse de la mort, « assimilée au Néant », surtout s’il ne croit pas à sa culpabilité.
Cette obsession temporelle de l’ « homme de la faute », qui lui fait diviser le temps en passé, présent et futur, peut-être pour se donner l’impression de le maîtriser et donc de « dominer » la mort, comme dans l’espoir de la détourner, est paradoxalement source d’une « angoisse [ …] secrètement liée à la conscience de son historicité » [18].
Ainsi, l’angoisse en gestation dans Le Jardin des délices de Bosch témoigne de ce vide religieux, tout en utilisant, paradoxalement (toujours dans une volonté de rendre ambigu son projet esthétique), le topos du Paradis et de l’Enfer.
À l’opposé de cette « humanité de la faute » représentée dans Le Jardin des délices, l’homme de l’âge d’or et du Jardin d’Éden (volet gauche) connaît un temps immortel, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas, qui ne circule pas, un temps immobile. Cet illud tempus de l’âge d’or est un temps sans angoisse, opposé au « temps de la faute » qui est le temps de l’angoisse[19]. À l’inverse, le « temps de la faute » est un temps mobile, où chaque acte est dépêché dans l’attente angoissée de la finalité humaine, et perpétré, chaque fois, en vue d’un but qui instaure une temporalité découpée en passé, présent et futur. À l’opposé, le temps de l’âge d’or est un temps où l’acte n’est effectué par aucune contrainte temporelle.
Le vide religieux est donc la face cachée du christianisme de Bosch, de même que la création compensatrice et utopique du Jardin d’Éden est la conséquence et le revers de l’angoisse anti-utopique, véhiculée par les monstres[20], qui rythme le temps du monde depuis que l’homme a conscience de sa finitude et s’en sent coupable. Chaque fois, l’association vide religieux / christianisme et utopie / anti-utopie – angoisse, dans une perspective de coïncidence des contraires, génère une ambiguïté.
L’ambiguïté ambiante, servie par un paradoxal vide religieux, ne semble être qu’une stratégie permettant de dissimuler la subversion du double code religieux chrétien et mythique.
IV) Subversion spatio-temporelle des codes religieux et mythiques
a) La subversion de la configuration topographique du Paradis et de l’Enfer
La « religiosité » de Bosch a permis d’englober sa perception de l’existence entre un Paradis et un Enfer, deux ou-topoi, deux lieux de « nulle part » inventés par l’ « homme de la faute » pour trouver une échappée et un sens au début et à la fin de l’existence terrestre : entre ces deux indicateurs d’une temporalité clôturant la vie de l’homme, dans Le Jardin des délices, entre une ouverture et une fermeture, il a donc érigé ce qu’il a pensé être une progression temporelle, à travers la construction imaginaire d’un passé (Le paradis terrestre), d’un présent (la vie terrestre dans le tableau central) et d’un futur (L’Enfer).
En effet, la topographie du Paradis et de l’Enfer est normalement close. La sortie du néant, que représente la « naissance » du premier couple, est manifestée par une entrée dans une circonférence fermée, le Paradis, de même que la sortie de l’« homme de la faute » est caractérisée par l’accès, après sa mort, à un lieu clos, l’Enfer. L’existence terrestre serait ouverte sur ces deux voies fermées. Il y a ici annihilation de l’ouverture, effacée par l’étouffement entre deux lieux clos.
Or, des sortes de montagnes, à l’arrière-plan du Paradis terrestre, des plaines, dans le lointain du Jardin des délices, ou une autre forme de continuité spatiale parsemée de tours, à l’horizon de L’Enfer, ouvrent des lieux normalement clos.
Là encore, l’inversion de la fermeture en ouverture participe de l’ambiguïté ambiante, le « vide religieux » entraînant la subversion de la configuration topographique du Paradis et de l’Enfer et donc du topos religieux.
Avec Bosch, l’existence terrestre est ouverte sur l’ouverture et non plus sur la fermeture. C’est la terre entière, l’oikouménè d’Hérodote, qui est ouverte, sans début ni fin, contrairement à l’espace-temps de l’ « homme de la faute ».
Cette opposition ouverture / fermeture est à l’image d’un Bosch ambigu parce que tiraillé entre son vide religieux et l’obligation de croire, entre un lieu qu’il veut ouvert et qu’on nous impose comme fermé, entre une perception du « temps de l’innocence » atemporel et une conception du « temps de la culpabilité » imposé par le christianisme. C’est pourquoi, à l’instar de l’homme-arbre, autoportrait du peintre dans L’Enfer, les multiples avatars du premier couple « fautif » ne sourient pas.
De plus, de chaque côté et de toutes parts, des eaux[21], que la perspective de l’Enfer et de la finitude humaine pourraient bien nous faire entrevoir comme létales, charrient comme l’illusion d’une utopie.
b) Subversion du « temps de la faute » par l’atemporalité
Cette subversion du « cadre » topographique, dans lequel l’ « homme de la faute » évolue, s’accompagne d’une autre sorte de renversement : celui du « temps de la faute », perçu comme un temps divisé en passé, présent et futur, subverti par l’atemporalité qui est le seul temps véritable parce qu’inexistant. En cela, le « temps de la faute » a pour but de faire exister le temps, ce qui n’est qu’une construction imaginaire.
En effet, si l’on utilise l’une des théories spatio-temporelles des physiciens contemporains (dont on sait qu’elles se trouvent en germe d’abord chez les présocratiques[22]), selon laquelle l’univers va de l’ordre vers le désordre[23], pour analyser la course insensée de l’homme-arbre, depuis le tableau central du Chariot de foin, jusqu’à son instable stabilisation dans L’Enfer du Jardin des délices, on se rend compte que la « flèche du temps »[24] pousse l’homme-arbre[25] à courir dans la direction du temps que notre conscience de spectateur perçoit, c’est-à-dire d’un avant vers un après. L’homme-arbre court vers sa propre entropie (à l’image de l’Univers) mais, comme l’a bien démontré Brian Greene, plus son mouvement est rapide, plus le temps passe lentement pour lui[26] (dans Le Chariot de foin), cette perception du temps s’opposant, à la fois, à notre temps de spectateur passif du tableau, pour lequel le temps passe rapidement et à l’immobilisation passagère des grands personnages devant Le Chariot de foin, pour lesquels le temps passe aussi rapidement que pour nous (qui sommes affairés à regarder les détails du tableau), puisqu’ils sont momentanément en arrêt devant le Chariot, pressés, quant à eux, d’atteindre le foin, symbole des vaines richesses de ce monde[27].
L’affairement terrestre et vain des hommes s’oppose à la possible méditation du monstre sur son propre sort, comme pourrait l’exprimer l’aboutissement immobile et instable de la trajectoire de l’homme-arbre sur le fleuve infernal[28] du Jardin des délices, se retournant sur lui-même pour observer ce qui se passe en lui, regardant les mouvements de ses branches transperçant son torse ovoïde, et rejoignant ainsi le temps à l’écoulement rapide de la perception humaine.
Que, dans le tableau central du Chariot de foin, le temps semble ressenti de façon opposée (d’un avant vers un après et lentement pour les monstres qui courent, d’un avant à un point fixe et rapidement pour les humains qui sont arrêtés) témoigne de sa seule « existence » intérieure, en tant que perception.
En effet, la perception du temps lente des monstres qui courent coïncide avec la perception atemporelle des êtres « à l’apparence sous-humaine » des premiers temps, dans la mesure où le temps donne l’impression aux monstres de passer lentement parce qu’ils ne ressentent pas la sensation humaine de l’écoulement du temps, de la même manière que le temps mythique des êtres des premiers temps leur donnait l’impression de passer rapidement parce qu’ils ne ressentaient pas, non plus, la sensation humaine de l’écoulement du temps. De la même façon, l’homme immobile, auquel le temps donne l’impression de passer rapidement, qu’il soit personnage, spectateur ou le peintre lui-même, ne ressent pas, non plus, à ce moment-là, un irréel écoulement du temps, qui corresponde au temps des horloges et des calendriers ou à sa perception d’un temps imaginaire divisé en passé, présent et futur, mais éprouve un ressenti atemporel intérieur qui s’oppose à ce fictif découpage du temps dans les horloges et les calendriers.
Ainsi, cette perception intérieure du temps subvertit la perception imaginaire d’un temps divisé en passé, présent et futur, inscrite dans les horloges et les calendriers, et se rapproche de l’atemporalité utopique et divine.
De fait, l’« homme de la faute » et le monstre se rejoignent en l’homme-arbre, incarnation, par excellence, de l’ambiguïté que représente leur synthèse.
c) Une souterraine déconstruction des mythes d’émersion, de gestation et de parturition
c.1) Subversion de l’atemporalité par le « temps de la faute »
À l’inverse, dans le tableau central du Jardin des délices, Bosch, tentant, un instant, de retrouver le temps de l’âge d’or (lors même que l’humanité, en plein « vide religieux », « s’est éloignée de la Divinité »), à travers l’atemporalité des êtres « à l’apparence sous-humaine », n’y parvient pas et « file la métamorphose » en faisant de cette « utopie tératologique » une anti-utopie finale, résultat d’une souterraine déconstruction des mythes d’émersion et de parturition, à travers la fissuration du torse ovoïde de l’homme-arbre, dans L’Enfer du Jardin des délices.
Dès lors, ces « mythes d’émersion » deviennent, par inversion, des « mythes d’immersion », ainsi que le présage l’ensevelissement par immersion des hommes ou des monstres dans les « eaux létales » de L’Enfer : l’oiseau géant de L’Enfer avale, puis défèque des hommes qui tombent, à travers un œuf translucide, dans un trou d’eau noire. L’homme-arbre, quant à lui, n’est pas immergé, mais « émergé », en équilibre instable sur deux barques, dans L’Enfer.
c.1.1) Le Todtenbaum et l’emboîtement des germes
À ce titre, Bachelard tisse le lien entre l’arbre (que constitue l’homme-arbre boschien) et l’eau (infernale et morte dans laquelle il échoue) : « L’eau, substance de vie, est aussi substance de mort pour la rêverie ambivalente. Pour bien interpréter le “Todtenbaum”, l’arbre de mort, il faut se rappeler avec C. G. Jung que l’arbre est avant tout un symbole maternel ; puisque l’eau est aussi un symbole maternel, on peut saisir dans le Todtenbaum une étrange image de l’emboîtement des germes. En plaçant le mort dans le sein de l’arbre, en confiant l’arbre au sein des eaux, on double en quelque manière les puissances maternelles, on vit doublement ce mythe de l’ensevelissement par lequel on imagine, nous dit C. G. Jung, que “le mort est remis à la mère pour être ré-enfanté” »[29].
Chez Bosch ce sont les habitants de l’Enfer qui, vraisemblablement, après autorisation d’un oiseau-papillon, se placent dans le tronc (transformé en taverne) de l’homme-arbre, à l’aide d’une échelle.
C’est ainsi que, pour l’homme-arbre, « la mort et sa froide étreinte » auraient pu devenir « le giron maternel » et la « mer de l’Enfer » aurait pu « le ré-enfanter dans ses profondeurs »[30]. Mais l’homme-arbre n’est pas immergé et c’est cela qui change tout.
À cette émergence au dessus des eaux profondes de L’Enfer, s’ajoute le craquèlement de l’homme-arbre : cette fissuration peut-elle inciter à penser à une matrice maternelle germinative et régénérative ou porte-t-elle, en germe, le fruit de son propre ensevelissement ? La Vie peut-elle résulter d’une telle défaillance et « transcender » la Mort ? Nous aurions bien pu y croire, mais l’instabilité de l’homme-arbre, en équilibre sur ses barques, nous en défend. La Vie et la Mort nous apparaissent bien des thèmes instables et minés par l’incertitude. L’homme-arbre ne saurait rejoindre tout à fait le statut symbolique du Todtenbaum. Ce monstre, autoportrait du peintre lui-même, homme du « temps de la faute », ne sera jamais « ré-enfanté ». L’Enfer est sa dernière demeure. Il restera ainsi éternellement en suspension au dessus des eaux de la Mort, balancé à jamais par la danse de l’hésitation et de l’instabilité.
c.1.2) La naissance maléfique
Mais l’ombre du Todtenbaum plane quand même dangereusement sur l’homme-arbre-cercueil de L’Enfer… Et la Mort y apparaît, malgré tout, comme « le premier navigateur »[31]. En effet, le sort que Bosch octroie à l’homme-arbre est analogue à celui des naissances que l’on considérait comme maléfiques, dans l’Antiquité. Ici encore, naissance et mort sont liées : ces enfants devaient être « portés le plus vite possible à la mer ou au fleuve ». On les plaçait ainsi sur un « esquif destiné à sombrer » afin de ne pas les « mettre en contact avec le sol » ni « les tuer »[32].
Cet abandon volontaire et ce meurtre, par procuration, de l’enfant laissé aux « mains » arbitraires du fatum, ressemblent à ceux de l’homme-arbre, cet étrange navigateur, représentant, par excellence, de « l’homme de la faute » qui devient monstrueux parce qu’il n’a pas droit de cité dans le Jardin d’Éden et qui apparaît, dès lors, comme un intrus à la surface de la terre, à l’image de ces « enfants maléfiques » : « Nous interpréterions alors la naissance d’un enfant maléfique comme la naissance d’un être qui n’appartient pas à la fécondité normale de la Terre ; on le rend tout de suite à son élément, à la mort toute proche, à la patrie de la mort totale qu’est la mer infinie ou le fleuve mugissant »[33].
c.1.3) La gigantisation
Si nous « restituons à leur niveau primitif toutes les valeurs inconscientes accumulées autour des funérailles » de l’homme-arbre « par l’image du voyage sur l’eau », nous comprendrons que l’homme-arbre, d’autant plus monstrueux qu’il est frappé de gigantisation, prend la valeur symbolique des « âmes [qui] doivent monter dans la barque de Caron »[34].
Le « Thème de l’emboîtement », prégnant dans « l’emboîtement des germes », perçu par Bachelard, rejoint celui de la gigantisation, à travers le phénomène de la « gullivérisation inversée »[35]. Ici, l’espace et le temps sont réunis dans la coïncidence des contraires qui sont l’infiniment grand et l’infiniment petit, et dans leur mise en abyme : le géant boschien est immense par rapport à l’ « homme de la faute », mais il est infiniment petit par rapport à l’univers.
La gigantisation de l’homme-arbre, de l’oiseau avalant des humains, puis les déféquant à travers une bulle translucide, celle des instruments de musique ou des oreilles (panoties), dans l’Enfer du Jardin des délices, ou encore la gigantisation des oiseaux, des poissons, des fruits ou des moules, dans le tableau central, signe un phénomène de « déréalisation schizophrénique »[36] chez l’homme du « temps de la faute », pour lequel le processus d’individuation, dont l’objectif est « l’unification des réalités intérieures et extérieures »[37], se déroule de manière ambiguë.
En effet, le schème de l’avalage, associé à la gigantisation, semble unir intérieur et extérieur et faire des humains et des monstres des êtres unis et séparés, à la fois. Pourtant, la gigantisation annule ce processus en venant intensifier le « complexe de l’ego » qui efface la notion de « multiplicité unifiée », d’élargissement de la conscience et de « “savoir absolu” dans l’inconscient »[38], que représente l’Unus Mundus.
c.2) Tentative de reconquête de l’atemporalité
Mais la gigantisation des animaux, objets et monstres présage aussi leur « divinisation », « maîtrise de l’univers » et « souveraine domination »[39] sur l’homme angoissé du « temps de la faute », dans le sens où leur conscience a-humaine d’un temps qui ne s’écoule pas prime sur les repères temporels rassurants que la fragile petitesse de l’homme lui fait poser. En effet, la représentation mentale que chaque être se fait de l’espace-temps est proportionnelle à sa propre dimension physique.
c.2.1) Le schème de l’avalage
L’inversion spatio-temporelle et mythique persiste donc à travers le schème de l’avalage. Dans La descente et la coupe du Régime nocturne de l’Image, Gilbert Durand précise, à propos du « complexe de Jonas »[40] bachelardien, que « l’avalage ne [le] détériore pas »[41]. En effet, l’ « homme de la faute » ressort intact du ventre de l’oiseau géant de L’Enfer du Jardin des délices. De l’analyse de Bachelard, citant Charles Ploix, il résulte que l’avalage « fait disparaître » le héros ou « le rend invisible »[42]. Avaler devient une « fonction mythique », pour Bachelard, à partir du moment où le héros n’est pas dévoré et doit être ramené (avec les siens, morts dans le ventre du monstre) « dans tout l’éclat du jour nouveau », « à la lumière », « tel un nouveau-né, au moment où le soleil se lève »[43].
Mais, chez Bosch, après avoir été avalé, l’ « homme de la faute » n’est pas ramené à la lumière et « à une nouvelle naissance »[44] : au contraire, il est déféqué pour aussitôt être enseveli dans les eaux létales et noires de l’Enfer.
c.2.2) L’empilement des germes et des temps
On retrouve le motif de l’empilement des germes, puisque, de même que l’(homme-) arbre, symbole de maternité, était « empilé » sur l’eau, autre symbole de maternité, de même le ventre de l’oiseau géant de L’Enfer, symbole sexuel, digestif et organique, est « empilé » sur le « ventre » des eaux noirâtres, donc de consistance digestive et organique aussi, qui va, à nouveau, engloutir « l’homme de la faute ». Cet empilement, à la symbolique maternelle, sexuelle, digestive et organique, renvoie à l’empilement des temps différents (végétal, animal et humain), synthétisés dans la figure du monstre, et à l’empilement du passé, présent et futur einsteiniens. Cette élasticité du temps est le corollaire de l’élasticité de la métamorphose tératologique.
« L’homme de la faute » ne peut être ramené à un « jour nouveau » car, digéré par l’estomac de l’oiseau-monstre, il subit la « transmutation » de son ancienne conception du temps, qui tendait à séparer le lendemain de la veille, en une nouvelle conception atemporelle, celle du monstre, pour lequel il n’est pas de jour nouveau.
Pour que l’« homme de la faute » finisse par s’approcher de la Divinité, il doit passer par une germination intérieure, où les images de la descente et de la profondeur sont isomorphes et où « c’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors ». En effet, pour le temps intérieur, il n’y a pas, non plus, de passé, de présent, de futur, mais bel et bien un espace global insécable, proche de la perception divine.
Ici encore, Bosch joue avec l’ambiguïté qui résulte de la « fonction mythique » de l’avalage associée à l’atemporalité tératologique : en effet, la « fonction mythique » de l’avalage, à la différence du croquage, permet au héros d’accéder à un « jour nouveau ». Or, tous les jours étant les mêmes dans l’atemporalité, à partir du moment où il n’y a pas de notion de Temps, celle-ci ne peut connaître de « jour nouveau ».
Sans doute Mircea Eliade aurait-il pu avoir le dernier mot : « Le poisson qui engloutit Jonas et les autres héros mythiques symbolise la mort : son ventre représente l’Enfer. Dans les visions médiévales, les Enfers sont fréquemment imaginés sous la forme d’un énorme monstre marin [ …] Être englouti équivaut donc à mourir, à pénétrer dans les Enfers – ce que tous les rites primitifs d’initiation [ …] laissent très clairement entendre. Mais, d’autre part, l’entrée dans le ventre du monstre signifie aussi la réintégration d’un état préformel, embryonnaire. [ …] Les ténèbres qui règnent à l’intérieur du monstre correspondent à la Nuit cosmique, au Chaos d’avant la création. Autrement dit, nous avons affaire à un double symbolisme : celui de la mort, c’est-à-dire de la fin d’une existence temporelle, et par conséquent, de la fin du Temps – et le symbolisme du retour à la modalité germinale, qui précède toute forme et aussi toute existence terrestre temporelle »[45]. Cependant, une fatale fissuration symbolique des mythes d’émersion reste inscrite éternellement sur l’écorce ovoïde de l’homme-arbre et nie donc la « fin du Temps » et son « symbolisme de retour à la modalité germinale ».
Conclusion :
a) Le monstre, une totalité accidentée
Le monstre de Bosch est ainsi une entité hybride, vectrice de désordre, qui se veut défi au temps et à la nature ordonnée telle que Dieu l’a créé. En ce sens, il représente un accident, une opposition, et donc une « levée de sens »[46], dans la trajectoire spatio-temporelle de l’ « homme de la culpabilité ».
Au cours de son processus métamorphique, le monstre boschien totalise[47] et synthétise donc tous les temps – temps humain, temps animal, temps végétal, mais aussi temps divin, à travers sa gigantisation – dans une perspective dialectique de « coincidentia oppositorum »[48], même si la perception[49] plurielle et fragmentée[50] de ces temps finit par s’annihiler d’elle-même.
Aussi, cette totalité accidentée révèle un manque, qui s’absorbe cependant aussitôt dans sa propre aporie : celui de traverser des temps pluriels et de n’en atteindre aucun, parce que, se résorbant les uns les autres, ils s’abolissent et deviennent inexistants.
b) Le monstre comme véhicule d’un autre ordre de réalité
L’intuition boschienne de l’absence de réalité spatio-temporelle, s’opposant à ce « temps de la faute » imposé par le christianisme, pourrait trouver une résonance dans ce commentaire de Raymond Ruyer : « Ce qui est certain, c’est que notre présence actuelle dans l’espace et le temps ne saurait être le tout de notre réalité, et de la réalité »[51].
Le monstre de Bosch pourrait donc apparaître comme le véhicule de la pénétration d’une autre réalité dans la réalité terrestre et d’un autre espace-temps dans l’espace-temps de l’homme[52].
L’approche de R. Ruyer correspondrait aussi à l’analyse que fait M. Cazenave, à propos du phénomène de la synchronicité : « Dans « la femme aux oiseaux », on ne pourra ainsi dire en aucun cas que c’est la constellation de l’archétype augural qui a fait apparaître le phénomène synchronistique [ …], mais que la constellation de l’archétype a été l’un des modes d’apparition d’un ordre différent dans notre temps quotidien »[53].
De la même manière, le monstre boschien, à partir de son lien archétypal avec ces êtres à l’« apparence sous-humaine » des premiers temps, dont parle Eliade, constitue « l’un des modes d’apparition d’un ordre différent » dans le « temps quotidien » des « hommes de la faute ».
Le croisement d’espèces et d’espaces-temps différents favorise une annihilation du sens familier à l’ « homme de la faute », au bénéfice d’une autre proposition de sens, concrétisée dans la métamorphose tératologique et en lien avec un autre ordre de réalité.
Le monstre n’est donc pas « continuité de sens », mais « travestissement oblique »[54] du sens, investissant une dimension du « réel » qui nous est inconnue.
c) La fragmentation du temps comme « continuité de sens », opposée à l’absence de sens de l’atemporalité
De fait, la vie atemporelle et oisive des êtres du panneau central, non mus par un objectif particulier, dont le temps ne peut donc être découpé en vue d’une quelconque réalisation, n’est pas non plus « continuité de sens », comme dans la thèse gnostique[55]. Seul le temps divisé en passé, présent et futur de l’« homme de la faute » (qui doit « gagner sa vie à la sueur de son front » dans la religion judéo-chrétienne) donne un sens à la vie, en donnant des repères temporels et une urgence à vivre.
Ainsi, l’ « homme de la faute » divise le temps (et travaille) pour donner un sens à sa vie, contrairement à la Divinité qui, elle, ne peut donner de sens à sa vie atemporelle, dans la mesure où celle-ci n’est pas rythmée par des repères temporels et un aboutissement individuel à atteindre avant la mort.
À l’inverse, dans l’atemporalité (du tableau central), l’ « homme de la culpabilité » se retrouve dans le non-sens temporel car l’absence de temporalité revient à effacer sa faute et sa chute. La faute et la chute donnent donc un sens à la vie (sens que ne posséderait pas l’atemporalité utopique), même si nous ne percevons pas ce sens.
La recherche du plaisir (largement perceptible dans le tableau central) noyée dans l’atemporalité, hors du temps divisé de l’ « homme de la faute », annihile donc la culpabilité du premier couple, ici déployé à l’infini, comme dans une infinité de mondes parallèles[56]. Les multiples avatars d’Adam et Ève que nous sommes n’appartiennent plus au « temps de la faute », mais au temps déculpabilisant de l’atemporelle utopie.
Le « temps divisé de la faute » n’étant pas évoqué dans ce tableau, alors qu’il représente la vie terrestre, Bosch ne fait donc aucune différence entre l’atemporalité qui en émane et celle qui règne dans le Paradis et dans l’Enfer, donc aucune différence entre le Temps, que l’homme divise lors de son passage éphémère sur terre, et l’Éternité, qui est un temps éternel. Or, si le Temps n’existe plus, la notion d’Éternité n’existe plus non plus, et donc le Paradis et l’Enfer n’ont plus de raison d’être, puisqu’ils sont noyés dans la même inexistence du temps (d’où le prégnant « vide religieux »).
Ainsi, si nous avons pu parfois repérer la subversion topographique du Jardin d’Éden et la déconstruction des mythes d’émersion, dans Le Jardin des délices, participant d’une tentative de déconstruction de l’atemporalité et du non-sens qu’elle véhicule, au profit d’une restitution d’un temps divisé, mais qui apporte un sens à la vie, nous avons aussi pu constater une tentative de reconquête de cette même atemporalité et la subversion du « temps de la faute » dans Le Jardin des délices et Le Chariot de foin.
En effet, l’« homme de la faute » rêve d’atemporalité et d’âge d’or, comme dans le tableau central, mais, en réalité, il passe son temps à chercher un sens à sa vie, en se posant des repères temporels. Il se situe donc dans un paradoxe qui étire sa vie entre la recherche d’un sens et le désir de non-sens. Mais l’« homme de la culpabilité et de la honte », qu’est aussi le peintre lui-même, mis en abyme et en scène au milieu de ses propres personnages, ces autres hommes du « temps de la faute », sous la figure du monstrueux homme-arbre (stabilisé sur les eaux de L’Enfer), plus que de désirer réellement le non-sens, désirerait le rêver. C’est pourquoi il crée des mondes d’utopie, où l’utopie se confronte à sa propre impasse, comme celle de l’homme-arbre, figé, sans sourire, dans les eaux noires, profondes et instables de L’Enfer.
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Servier Jean, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 19912.
Notes
[1] Nous mettrons systématiquement l’expression « homme de la faute » (ou « temps de la faute ») entre guillemets pour bien signifier l’aspect insécable qui existe entre Ève et sa « faute » d’avoir goûté au fruit de la connaissance, et le lien « héréditaire » persistant, par lequel tous les hommes subissent tout le poids de cette « faute », au regard des religions sémitiques. En effet, le « temps de la faute », et celui, plus religieux, « du péché » existaient déjà chez les Sumériens. Jean Bottéro, dans son chapitre sur La naissance du péché, dans Initiation à l’Orient ancien (Paris, Seuil, 1992), parle de « cette désobéissance aux dieux qu’était essentiellement le péché, par lequel on pouvait (…) à tout instant entrer en conflit avec le monde surnaturel » (p. 293). Suit un long « catalogue des péchés » et des « fautes » (p. 293 sq.). Bottéro opère une différence essentielle entre le péché et la faute, à propos des Grecs et des Romains : « Notre péché, parfaitement ignoré de nos ancêtres grecs et romains, qui ne connaissaient que les infractions à l’ordre social et au rituel, et les manquements aux convenances, est une invention sémitique » (p.291). C’est pourquoi, nous préférons, ici, l’expression « temps de la faute » à celle de « temps du péché » qui serait inexacte, car ne recouvrant pas l’ensemble des civilisations. Par ailleurs, Dodds, dans Les grecs et l’irrationnel (Paris, Flammarion, 1977), parle de « civilisation de honte » et de « civilisation de culpabilité » (p. 37 sq.). Mais la notion de « faute » était vraisemblablement déjà aussi présente à l’esprit de l’homme préhistorique, dès l’instant où, pour Carlo Rovelli – citant Julian Jaynes -, « l’idée de dieu est née au cours de la révolution néolithique, il y a environ dix mille ans. (…) [Le] cadavre [du mâle dominant dans le groupe humain] encore « parlant » (…) évolue en statue du dieu, adorée sur la place centrale de la cité. » (Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, Paris, Dunod, 2009, p. 154). C’est donc sans doute à partir de règles édictées par ce souverain devenu dieu et impliquant la notion de « faute », qu’a vu le jour la consolidation du groupe, à travers sa structuration sociale et psychologique.
[2] Pour André Delaporte, « l’utopie, c’est l’effort, souvent raté, d’une humanité pour essayer de retrouver d’une certaine façon et par ses seuls efforts l’âge d’or lors même que la Divinité s’est éloignée – ou plutôt, que l’humanité s’est éloignée de la Divinité. C’est dans la Bible que le rapport entre les deux thèmes [âge d’or et utopie] est le mieux suggéré (…). [Le] Paradis terrestre [est le] seul exemple d’une utopie que le croyant est persuadé devoir se réaliser un jour : c’est par Dieu qu’elle sera instaurée, établissant Son Règne en compagnie de Ses fidèles » (Le Mythe de l’âge d’or, Grez-sur-Loing, Pardès, 2008, p. 36). Le jardin d’Éden est donc bien une manifestation utopique non réalisée (dans le sens conçu par Jean Servier, de non « pratiquée », dans Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 19912, p. 6), dans la mesure où elle correspond à l’origine étymologique grecque du mot « utopie » qui veut dire « nulle part » (ou-topos) et « lieu de bonheur » (eu-topos) (Nous nous référons, ici, à l’étymologie proposée par Georges Minois, dans L’Âge d’or, Histoire de la poursuite du bonheur, Paris, Fayard, 2009, p. 184). En effet, l’Éden est un lieu « difficilement localisable » (A. Delaporte, Op. cit., p. 32) et constitue un lieu de bonheur tant que le premier couple ne goûte pas au fruit de la connaissance.
[3] J. Servier, Op. cit., p. 332 : « Toutes les utopies sont des uchronies. (…) L’utopie se présente à nous (…) figée dans un éternel présent ». De même, l’atemporalité, qui est une absence de temps, une inexistence du temps, est « figée » dans un éternel présent.
[4] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 198. Nous citons et développons plus loin ce passage.
[5] L’expression d’ « espace-temps élastique » n’est pas d’Einstein, mais de Thibault Damour qui reproduit au plus près la pensée du savant, dans Si Einstein m’était conté, De la relativité à la théorie des cordes, Paris, Le Cherche Midi, 20122, chapitre 3 : L’espace-temps élastique.
[6] Brian Greene, physicien américain, cite Einstein dans La Magie du Cosmos, Paris, Laffont, 2005, p. 241.
[8] C. G. Jung, Psychologie de l’inconscient, cité par Michel Cazenave, dans « Synchronicité, physique et biologie », in H. Reeves (et alii), La Synchronicité, l’âme et la science, Paris, Albin Michel, 1995, p. 34.
[11] Nous reprenons l’idée d’Einstein, explicitée par T. Damour, dans Si Einstein m’était conté, p. 55-56. T. Damour compare les trois temps à un empilement de cartes, dont une seule existe simultanément. Ainsi, seul le présent existe. Ce qui revient à dire, en accord avec Carlo Rovelli (Et si le temps n’existait pas ? Un peu de science subversive, Paris, Dunod, 2012), que le temps, lui-même, n’existe pas, – de même que l’espace, qui est la même chose que le temps.
[15] G. Minois, dans L’Âge d’or, histoire de la poursuite du bonheur (p. 159) relève, chez Bosch, une « ambiguïté avec une habileté telle que les érudits n’arrivent toujours pas à décider si le peintre a voulu représenter le bonheur ou son dérèglement » dans le tableau central du Jardin des délices.
[16] De plus, en ce lieu clos que devrait être le Jardin d’Éden, le processus de retour aux origines semble aussi à l’œuvre à travers la présence des quatre fleuves du paradis, corollaires du liquide amniotique de la matrice maternelle. Un possible rêve de communauté, qui renverrait au souvenir de « communauté » le plus ancien, celui qui consistait à vivre au plus près de sa mère, c’est-à-dire en elle, semble tout aussi prégnant, ce que désigneraient les nombreux fruits ovoïdes, semblables à des morulae issues de la corona radiata pré-natale, du tableau central du Jardin des délices, dans lesquels les personnages pénètrent, selon un flagrant processus de réintégration symbolique.
[19] Ce temps de l’angoisse est particulièrement perceptible dans le phénomène de l’obsession tératologique chez Bosch.
[20] Malgré son lien avec les êtres « purs » des premiers temps s’éveillant à un « monde neuf et frais », et en dehors de toute considération spatio-temporelle, le monstre boschien participe de l’anti-utopie, par l’emploi « impur » que peut en faire Bosch (en le munissant d’objets pointus et tranchants, etc). De là, toute l’ambiguïté qui le caractérise.
[21] J. Servier, dans Histoire de l’utopie (p. 332-333), affirme : « Cette quête de l’immuable fait de l’utopie une île, souvent protégée par des bras de mer concentriques, une cité close entourée de champs réguliers. »
[22] Pour Hansueli F. Etter, « la pensée scientifique de notre temps, qui apparaît pour la première fois chez les grands philosophes grecs tels qu’Héraclite, Pythagore, Platon, Aristote et d’autres, fut revivifiée en Europe par le Moyen-âge finissant. » (« L’évolution en tant que continu synchronistique », in H. Reeves (et alii), La Synchronicité, l’âme et la science, p. 133).
[23] Selon ces physiciens contemporains, le big-bang contient très peu d’entropie, alors que notre univers en expansion va vers une entropie galopante. Dans La Magie du Cosmos, Brian Greene démontre que des convulsions du big-bang est née la « flèche du temps » qui pousse le monde vers l’entropie et le hasard.
[25] Sa démultiplication, depuis le tableau central du Chariot de foin jusqu’au premier plan de L’Enfer, dans Le Jardin des délices, sous le drap de l’oiseau géant, où il est affublé d’un miroir, et sur ses eaux létales, laisse aussi présager un homme-arbre en perpétuelle mutation, qui ne devient pas monstre d’un seul coup, mais devient chaque jour un peu plus monstre que la veille.
[26] Brian Greene utilise l’exemple d’une voiture pour faire sa démonstration : « La vitesse de la voiture dans le temps est diminuée lorsqu’elle dévie une partie de son mouvement dans l’espace. Cela signifie que la progression de la voiture dans le temps est ralentie et donc que le temps s’écoule plus lentement pour la voiture et son conducteur lancés à toute vitesse, que pour l’observateur et tout ce qui reste stationnaire autour de lui. » (La Magie du Cosmos, p. 96).
[27] Analyse communément admise par les ouvrages d’histoire de l’art, par exemple dans le livre de Walter Bosing, Tout l’œuvre peint de Bosch, Cologne, Taschen, 2012. Cette perception de rapidité de l’écoulement du temps symbolise, sur un autre plan, pour les personnages, l’avidité de posséder des richesses et leur flux intarissable.
[28] Nous ne nous attardons pas sur cette dimension encore syncrétique de l’Enfer chrétien mêlé aux Enfers païens, à travers la présence du fleuve infernal. Mais ce fleuve, différent du Styx en ce qu’il serpente, vient aussi en écho à celui du Paradis du volet gauche et surtout du tableau central.
[29] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, p. 99-100.
[32] Bachelard, Op. cit., p. 101, où il cite un passage du livre de Marie Delcourt : Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique, 1938, p. 65.
[35] Nous avons volontairement inversé l’expression durandienne de « gigantisme inversé », telle qu’elle est définie dans Le Régime Nocturne de l’Image – La descente et la coupe (Structures anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 199211,p. 239-243).
[36] Pour Gilbert Durand, un « processus psychologique d’agrandissement des images (…) accompagne la déréalisation schizophrénique » (Op. cit., p. 150-151).
[39] G. Durand, Op. cit., p. 152. G. Durand cite Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 380.
[40] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, chapitre V, p. 129 sq.
[46] Nous avons déjà analysé cette dimension de notre propre théorie de « l’opposition spatiale, comme levée de sens dans le prolongement temporel », dans notre article : « Didon dans l’Enéide : épiphanie d’une disparition », in M. Courrént et alii (Eds.), Transports, Mélanges offerts à Joël Thomas, Presses Universitaires de Perpignan, 2012, p. 399-423.
[47] G. Durand, parle du monstre comme étant un « symbole de totalisation » dans Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, p. 360.
[48] M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 351-352, où ce modèle mythique est défini.
[49] Patrick de Wever affirme que, pour Kant, « ni le temps ni l’espace n’appartiennent au monde brut, au monde tel qu’il est vraiment, indépendamment de nos sens, mais seulement au monde conçu par notre esprit. Ainsi, la conscience joue le rôle de prisme déformant sur nos sensations brutes. » (Temps de la Terre, temps de l’Homme, Paris, Albin Michel, 2012, p. 40).
[50] Nous pourrions comparer ces temps à des fragments d’absolu, nés du « hasard entropique » du Tout spatio-temporel. L’expression « hasard entropique » est de Brian Greene, à propos de l’univers qui était de faible entropie, lors du Big-bang, et qui va vers une entropie galopante.
[52] C’est exactement ce qui se passe dans Les Nuits de Flores (Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 31) de l’écrivain argentin César Aira, lorsqu’un « touriste astral » vient déranger le quotidien des Peyró. Bien que la « monstruosité » de cet apparent touriste spatial se révèle finalement d’une autre nature, le portrait physique de ce « petit monstre » déguisé est, par ailleurs, étrangement proche de celui des monstres de Bosch (en bas, à droite du volet gauche de La Tentation de saint Antoine, particulièrement, ou, plus généralement, dans le Jugement dernier ou dans ses Etudes de monstres, à la plume et au bistre) : « … un être étrange, moitié chauve-souris, moitié perroquet, d’un mètre de haut, qui se décrocha d’un arbre au passage des Peyró, et se mit à marcher à leurs côtés, avec une élégance précaire, sur des jambes trop courtes et des petites chaussures en caoutchouc rouge ».
[54] Nous pensons ici à l’expression célèbre d’Einstein : « Inventer, c’est penser à côté ». Le monstre est une invention « à côté », « oblique » par sa nature diabolique, dans la doxa, dimension que nous éludons ici, parce que trop « visible », même si elle est sans doute essentielle.
[56] Brian Greene, dans La Réalité cachée. Les univers parallèles et les lois du cosmos (Paris, Laffont, 2012), défend l’idée de l’existence de mondes parallèles, dans les univers d’un multi-univers, contenant les personnes que l’on trouve sur terre, à l’identique et en autant de doubles que possible.
Le Venusberg et la légende du Tannhäuser Paradis païens, enfers chrétiens The Venusberg and the Legend of Tannhaüser Pagan Paradise, Christian Inferno
Fátima Gutiérrez
Universidad Autónoma de Barcelona, España
fatima.gutierrez@uab.cat
Le Venusberg et la légende du Tannhäuser Paradis païens, enfers chrétiens
The Venusberg and the Legend of Tannhaüser Pagan Paradise, Christian Inferno
Abstract: Abstract: The story of knight Tannhäuser, which served as the basis for Richard Wagner’s opera, relates the sojourn, both Edenic and hellish, of a mortal in the abode of Venus, away from the destructive power of time. Probably bearing the imprint of the legend of Queen Sybilla, recovered by Andrea da Barberino and Antoine de la Sale, the legend is particularly tied to the Celtic lore in European heritage. However, under Christian influence, the paradise becomes hell, as featured in the 16th century folksong Volkslied, and in several works of the German Romantic authors, particularly Heine and Tieck.
Keywords: Tannhäuser; Venusberg; Sybilla; Paradise; Inferno; Richard Wagner; Legend; Mytheme.
À Gilbert Durand
They looking back, all th’ Eastern side beheld
Of Paradise, so late thir happie seat,
Wav’d over by that flaming Brand, the Gate
With dreadful Faces throng’d and fierie Armes:
Som natural tears they drop’d, but wip’d them soon;
The World was all before them, where to choose
Thir place of rest, and Providence thir guide:
They hand in hand with wandring steps and slow,
Through Eden took thir solitarie way.
John. Milton, Paradise lost
Irrégulier, chauve et désolé, comme si une malédiction reposait sur lui, se dresse le Hörselberg dans un pays riche et populeux entre Eisenach et Gotha. Il ressemble de loin à un énorme sarcophage de pierre — un sarcophage où repose, dans un sommeil magique, jusqu’à la fin de toutes choses, un monde mystérieux de merveilles. Placé en haut du flanc Nord Ouest de la montagne, sur une pente escarpée de la roche, s’ouvre une caverne appelée Hörselloch ; de ses profondeurs émerge un grondement d’eau assourdissant, comme si un fleuve souterrain se ruait sur des roues de moulin tournant vertigineusement. Dans les anciens temps, d’après les chroniques de Thuringe, des pleurs amers et de longues plaintes étaient entendus sortant de cette grotte : et pendant la nuit des cris sauvages et des rires diaboliques résonnaient dans la vallée et remplissaient les habitants de terreur. On supposait que ce gouffre était l’entrée du Purgatoire ; et une dérivation populaire mais fausse de Hörsel fut Höre, die Seele, J’écoute les âmes ! Or, une autre croyance populaire concernant cette montagne était que Vénus, la Déesse païenne de l’amour, y tenait sa cour dans toute la pompe et les réjouissances du paganisme et certains disaient qu’ils avaient vu, dans l’entrée du gouffre, de belles formes féminines les appeler et qu’ils avaient entendu de doux accents sortir de l’abîme par-dessus le grondement du torrent invisible. Charmés par la musique et séduits par les formes spectrales, plusieurs étaient entrés dans la caverne mais aucun n’en était revenu à l’exception du Tanhäuser (sic). On connaît encore le Hörselberg par le nom de Venusberg, un nom fréquemment utilisé au Moyen Age, sans savoir certainement où il se trouvait[1].
Lorsque Richard et Minna Wagner quittèrent Paris pour la première fois, le 7 avril 1842, le voyage vers Dresde devint un authentique supplice aggravé par un froid glacial. Cependant il y eut quelques heures heureuses parce qu’ensoleillées. Dans un de ces instants magiques (que G. Durand appellerait kairoi) et à la vue de la Wartburg, au dessus d’Eisenach, Wagner décida qu’une montagne qui se dressait à l’écart était le Hörselberg. À l’intérieur de la voiture qui roulait lentement dans la verte vallée, il commença à imaginer le troisième acte de son Tannhaüser et son formidable cœur des vieux pèlerins : Beglückt darf nun dich, o Heimat, ich schauen/und grüssen froh deine lieblichen Auen (Heureux, je puis te revoir, ô chère patrie, / et saluer, joyeux, ton paysage aimé)[2]. La description de la scène, dès le premier acte, ne laissera aucun doute sur le topos : ce « lieu féerique » où la vieille légende s’était tout naturellement installée : Die Bühne stellt, das Innere desVenusberges — Hörselberges bei Eisenach — dar (La scène représente l’intérieur de la Montagne de Vénus — le Hörselberg près d’Eisenach)[3] ; au commencement de la troisième scène de ce même acte, cette description sera encore plus précise : Tannhäuser, der seine Stellung nicht verlassen findet sich plötzlich in ein schönes Tal versetz. Blauer Himmel, heitere Sonnenbeleuchtung. —Rechts im Hintergrunde die Wartburg; durch die Talöffnung nach links erblickt man den Hörselberg (Tannhäuser, qui n’a pas quitté sa place, se trouve soudain transporté dans une belle vallée. Ciel bleu, claire lumière du soleil. À droite, au fond, la Wartburg ; à gauche, par la découpure de la vallée, on aperçoit le Hörselberg)[4]. Mais, faisons un peu d’histoire.
Pendant les dernières semaines de son séjour à Paris, lorsqu’il achevait la partition du Fliegende Holländer (Le Vaisseau Fantôme) et cherchant un sujet pour son prochain opéra, Richard Wagner découvrit le poème du Tannhäuser très probablement grâce à Heine et son Tannhäuser. Eine Legende (Tannhäuser. Une légende) qui avait été publié en 1836 dans le troisième volume de son Salon. Il trouva cette même histoire dans le récit fantastique de Ludwig Tieck : Der getreue Eckart und der Tannhäuser (Le fidèle Eckart et le Tannhäuser, 1799) et dans un recueil de légendes de Thuringe édité, en 1835, par Ludwig Beschtein : Die Sagen von Eisenach und der Wartburg, dem Hörselberg und Reinhardsbrunn» (Légendes d’Eisenach et de la Wartburg, du Hörselberg et de Reinhardsbrum). C’est justement dans ce recueil où se trouvent, pour la première fois, entremêlés le thème du Venusberg et celui de la guerre des chanteurs de la Wartburg, que Wagner va aussi unifier, dans son opéra, en leur ajoutant l’histoire de Sainte Élisabeth de Hongrie. Mais, ce qui nous intéresse ici c’est la légende du Venusberg.
L’histoire du chevalier Tannhäuser et son séjour, paradisiaque et infernal, chez la déesse Vénus, semble procéder d’un très ancien sujet de la tradition européenne, celte de préférence : il s’agit de la rencontre entre un mortel (généralement un chevalier) et un être surnaturel d’une extraordinaire et presque divine beauté, qui a fixé sa demeure aux frontières humides (fontaine, rivière ou lac), hautes ou boisées du monde des humains. Le couple habitera ensemble un Au-delà merveilleux, hors des usures de Chronos, plein de richesses, de délices et de magie — premier mythème —. Mais, le moment arrive où l’être mortel ressent la nostalgie de son existence antérieure (On se lasse de tout dit le célèbre vers 636 du livre XIII de l’Iliade[5]) et décide d’y retourner — second mythème — ; quoiqu’il finisse par regagner (ou vouloir regagner) les plaisirs éternels offerts par son amie surnaturelle — troisième mythème — (il y aussi des chevaliers féeriques, par exemple : Muldumarec, dans le Lai de Yonec, de Marie de France, ou le père de Tydorel, dans le lai qui porte ce même nom ; mais l’être magique est le plus souvent de nature féminine). Nous pouvons suivre les empreintes de cette structure narrative et mythique d’origine celte, parmi de multiples exemples de la littérature médiévale française appartenant à la Matière de Bretagne et aux XIIe et XIIIe siècles, comme par exemple le Lai de Lanval de Marie de France ou d’autres lais anonymes tels que ceux de Graelant, Guingamor ou Désiré[6], pour ne citer que les plus célèbres, qui nous font immédiatement penser au récit d’aventures (Echtra) paradigmatique du héros irlandais Oisin[7] (Ossian), enlevé par la princesse des fées, Niamh aux Cheveux d’Or, et porté sur la croupe de son destrier jusqu’à l’île enchantée de Tir Nan Og (la Terre de l’éternelle jeunesse) où la fée lui donna une vie heureuse et deux enfants ; nonobstant, atteint de nostalgie, il souhaite revenir dans sa terre natale, mais des centaines d’années se sont passées depuis en Irlande et le poète guerrier ne peut plus laisser Tir Nan Og sans mourir. Niamh, désolée, lui donne alors un cheval magique pour quitter temporairement l’Autre Monde, à condition de ne jamais poser pied à terre. Or, nous le savons, Oisin tombe par accident et aussitôt vieillit et meurt. Guingamor, à son retour au monde d’ici-bas, devient aussi vieux et décrépit, mais deux demoiselles le prennent avec soin et le mènent de retour dans son au-delà féerique ; de son côté, Lanval quitte le château d’Arthur suivant sa dame de l’Autre Monde, tandis que Graelant et Désiré partent avec leurs amies sans jamais plus revenir car il(s) n’en éprouvai(en)t pas le désir[8].
En conclusion, le référent celte, et des lais médiévaux et de notre histoire, ainsi que ces mêmes lais nous présentent un espace magique et heureux, hors du temps destructeur, ignoré par la maladie, la vieillesse et la mort et où sont invités des mortels élus pour goûter, dans l’amoureuse compagnie d’une fée ravissante, à toutes sortes d’éternelles jouissances.
Or, ce bel horizon changera considérablement sous l’influence du christianisme qui s’en servira pour condamner l’amour sensuel, comme semblent le démontrer les sources italiennes et, déjà, quelque peu sulfureuses, de l’histoire du Tannhäuser. Nous parlons de la légende de la Sibylle qui apparaît, noir sur blanc, pour la première fois, dans le roman chevaleresque Il Guerrin Meschino du trouvère de la Toscane Andrea da Barberino, vers le commencement du XVe siècle (1410). D’après l’érudit belge Fernand Désonay dans la région des monts Sibyllins, à l’Est de l’Ombrie (dans la chaîne des Appénins), entre Norcia et Ascoli Piceno, du temps du trouvère courait le bruit que la Sibylle avait, dans une grotte située tout au sommet de la montagne, son royaume plein d’enchantements, avec des salles dorées aux portes de métal et aux lambris de pierre précieuses, royaume tout peuplé de belles femmes et de gentils chevaliers[9]. Or, ce « paradis » commence à ressembler à l’« enfer », car il s’agit d’un royaume où l’on ne pouvait séjourner au delà d’une année, sous peine de ne jamais plus sortir, sinon pour la damnation éternelle, le jour du jugement et où chaque semaine, toutes les habitantes et la reine elle-même étaient converties en serpents ou en d’autres animaux venimeux, quitte à sortir de ces métamorphoses encore plus belles[10]. Dans la narration toscane de da Barberino (Livre V, chapitres 144-157[11]), le héros se propose de consulter la sibylle dans sa grotte[12] de la montagne de Norcia. Cette dame, d’une beauté fascinante et voluptueuse, tâche de séduire le visiteur, se couchant même très près de lui ; or, le dévot Guerrin, non sans difficultés, repoussera les charmes de son hôtesse surhumaine ; nonobstant, le pape devra lui pardonner sa coupable audace. Quelques années plus tard, un aventurier, courtisan et écrivain français suit les pas de Guerrin en quête de la Grotte de la Sibylle de Norcia. Il racontera son expédition (le 18 mai 1420, mais il n’alla pas très loin à l’intérieur de la grotte, se contentant de jeter un coup d’œil sur l’entrée d’un corridor souterrain obstrué par un amas de pierres) dans la montagne de la prophétesse et sa légende, telle que la lui avaient racontée les gens du pays, dans Le Paradis de la reine Sibylle (vers 1437-1443), un récit bref et absolument autonome, inclus dans La Salade, œuvre pédagogique destinée à l’éducation de Jean de Calabre (fils aîné de René d’Anjou et héritier des royaumes de Naples et d’Aragon). Il s’agit, bien entendu, d’Antoine de la Sale. L’écrivain provençal, attaché à la cour angevine, nous transmet la légende conservant intacte sa structure mythique première, mais déjà fortement influencée par la morale et l’orthodoxie de l’Église catholique qui va souligner la nature infernale de la reine Sibylle, et de sa cour, et qui ajoutera un nouveau mythème au récit, celui de l’intervention du Pape de Rome, que nous avons déjà trouvée dans le texte de da Barberino, mais qui, cette fois et dorénavant, sera malencontreuse pour le héros : un chevalier venu de l’Allemagne ayant entendu parler des merveilles du Mont de la Sibylle résolut de les connaître et y entra avec son écuyer. En franchissant des portes de métal, ils découvrirent un monde somptueux et magique où régnait une femme de beauté extraordinaire qui parlait toutes les langues. Les habitants de ce « paradis » ne vieillissaient pas, ne savaient ce qu’étaient ni la mort ni la douleur et jouissaient de toutes les délices. Mais il y avait à ce bonheur une petite ombre : tous les samedis ces femmes surnaturelles quittaient leurs amants chevaliers pour devenir couleuvres et serpents quoi qu’au lendemain elles semblaient plus belles que jamais elles n’avaient été. Cette métamorphose « mélusinienne » mit en garde notre chevalier qui s’aperçut qu’il était certainement chez le diable et parla de ses remords à son écuyer qui, malgré certaines réticences, ne voulut pas abandonner son seigneur. Tous deux partirent vers Rome pour confesser la terrible faute, si terrible que seul le Pape pouvait la pardonner ! Mais, pour faire de cette aventure un cas exemplaire, le Pontife feignit de trouver le péché irrémissible. Alors, le chevalier, éperdu, et son écuyer, ravi, retournèrent dans la grotte en cherchant la compagne de la reine, car n’ayant pu récupérer la vie de l’âme, ils n’avaient pas voulu perdre celle du corps. Finalement, le Pape envoya au mont de la Sibylle des messagers qui portaient l’absolution, mais ils n’ont jamais eu de nouvelles des deux hommes. Antoine de la Sale remarque, parmi les noms des visiteurs écrits dans les parois de la grotte la suivante légende : Her Hans WanbranbourgIntravit[13]. De sa sortie, il ne trouva aucun indice[14].
Le professeur Désonay, à notre avis très justement, défend une étroite parenté mythologique entre la Sibylle de Norcia, dont le caractère prophétique serait peut-être du à la Sibylle de Cumes de l’Énéide et dont le caractère voluptueux proviendrait des cultes asiatiques de la déesse Cybèle : l’Ida d’Asie, berceau du culte romain de la Magna Mater, est aussi la patrie des Sibylles, au témoignage de l’historien Pausanias. En outre, Cybèle a dans ses attributs le don de la prophétie. D’autre part, la croyance aux Sibylles se révèle plus vivace dans les centres de dévotion à la Magna Mater. En somme, […] les affinités sont nombreuses entre la déesse aux rites orgiastiques et la prophétesse inspirée[15]. Il ne faut pas oublier que le culte de Cybèle fut ravivé par l’empereur Julien et persistait sous le règne de Théodose ; par ailleurs, la figure mythique de Cybèle, qui dispose des clés de la terre donnant accès à toutes les richesses, déesse de la fertilité et de la nature, peut être facilement assimilée à Holda, déesse de la nature, de la terre et de la fertilité, dans le folklore germanique.
D’après l’éminent romaniste français Gaston Paris[16], vers la moitié du XVe siècle (1453, un demi-siècle après le récit de da Barberino), apparaît, en Allemagne, un long poème écrit par Hermann von Sachsenheim décrivant le Venusberg où règne, au centre de tous les plaisirs et d’un éternel printemps, la déesse de l’amour accompagnée de son époux Tannhäuser. À cette même époque appartient un poème plus bref qui exprime le repentir du chevalier et raconte que le pape Urbain IV lui dénie son pardon mais qu’il espère l’obtenir par l’intercession de la Vierge. À nouveau vers la moitié du XVe siècle, un petit poème dialogué nous présente un Tannhäuser racontant à la Déesse de l’amour qu’il va la quitter et qu’il obtiendra la grâce de la Vierge et du Christ. Mais ce n’est qu’au XVIe siècle que la légende devient célèbre par un Volkslied (« chanson populaire ») qui raconte comment le pape refuse son pardon au pêcheur (Aussi bien que ce bâton peut verdoyer, Tu peux obtenir la grâce de Dieu ![17]) et le blâme conséquent que Dieu inflige à son représentant sur la terre (Et à cause de cela le quatrième pape Urbain fut perdu pour l’éternité[18]). Dans les textes allemands nous retrouvons aussi les trois mythèmes primitifs. Le premier : un mortel entre dans le royaume d’une femme surhumaine ; le deuxième : ressentant la nostalgie de son existence antérieure, il s’arrache aux délices de ce paradis et revient au monde des mortels ; et le troisième : il finit par retourner auprès de celle qu’il avait quittée. Cependant, entre les deux derniers mythèmes, nous l’avons vu, s’insère la croyance chrétienne qui substitue les cultes païens en Europe et qui fait changer radicalement le sens de la légende : à la nostalgie du monde des humains se substitue le remords du péché charnel (n’oublions pas que, selon une fausse croyance très répandue, le péché originel a un caractère sexuel) tandis que le repentir engendre un dernier mythème, de même que dans les textes de da Barberino et d’Antoine de la Sale : celui de la visite au Saint Père qui, dans les poèmes allemands, dénie le pardon au chevalier amoureux de la déesse. Or, si le Pape condamne le Tannhäuser, Dieu même condamne le Pontife incapable de pitié envers ce pécheur sincèrement repenti. La crosse pastorale couverte de fleurs (axe symbolique de ce dernier mythème exclusivement allemand et dont le refus de l’autorité papale commence à annoncer la réforme luthérienne) devient l’image privilégie du pardon divin (comme dans le cas du très légendaire Reprobatus/Saint Christophe, d’après le récit de Jacques de Voragine), et de l’amour-agapè–caritas (Aphrodite Ouranienne/Vénus Céleste) qui permet la définitive rédemption du pêcheur et qui, chez Wagner, se voit renforcer par la figure rédemptrice d’Élisabeth, son amour pur et son sacrifice pour le salut du Tannhäuser.
Heinrich Heine traduira le populaire volkslied, qui lui semblait le plus beau dialogue d’amour après celui du Cantique des Cantiques, dans son poème Le Tannhäuser. Une légende, qui sera, comme nous l’avons indiqué tout à l’heure, le premier contact du maître de Bayreuth avec la tradition du Venusberg, qu’il connut après, en profondeur, grâce aux ballades du XVe et XVIe siècle et aux poètes romantiques allemands. Mais nous ne pouvons pas oublier qu’au XIIIe siècle, dans un espace indéterminé entre l’Autriche et la Bavière, vécut un Minnesänger nommé Tannhäuser composant des chansons qui étaient un rare mélange de joie de vivre et de pitié, de mœurs licencieuses et de repentirs. Grâce à cette caractéristique de son art, sa figure put se mettre en rapport avec la légende du Venusberg et donner un nom propre à son héros. Mais celle-ci est une autre histoire…
Notes
[1] Ragged, bald, and desolate, as though a curse rested upon it, rises the Hörselberg out of the rich and populous land between Eisenach and Gotha, looking, from a distance, like a huge stone sarcophagus -a sarcophagus in which rests in magical slumber, till the end of all things, a mysterious world of wonders. High upon the north-west flank of the mountain, in a precipitous wall of rock, opens a cavern, called the Hörselloch, from the depths of which issues a muffled roar of water, as though a subterraneous stream were rushing over rapidly-whirling mill wheels. (…) In ancient days, according to the Thüringian Chronicles, bitter cries and long-drawn moans where heard issuing from this cavern; and at night wild shrieks, and the burst of diabolical laughter would ring out from it over the vale, and fill the inhabitants with terror. It was supposed that this hole grave admittance to Purgatory; and the popular but faulty derivation of Hörsel was Hore, die Seele, Hark, the Souls! But another popular belief respecting this mountain was, that in it Venus, the pagan Goddes of Love, held her court in all the pomp and revelry of heathendom ; and there were not a few who declared that they had heard dulcet strains of de falling, unseen torrent. Charmed esponse>