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Despre un mit romantic polonez: eroul solitar sau lupta solidară?
Barbara Sosień
Jagellonian University, Krakow, Poland
Pour un mythe romantique polonais : le héros solitaire ou la lutte solidaire?
On a Polish Romantic Myth: Solitary Hero or Solidary Struggle?
Abstract: Since the dissolution in 1795 of the Polish state, and for more than two centuries, the interaction between history and literary works has deepened and created a series of great national myths. The most important and persistent one seems to be the myth of the hero willing to withstand by himself the dismemberment of Poland (resisting, in particular, the tyranny of the Russian tsar, the usurper of the royal Polish crown), in a solitary struggle which he wages on behalf of the entire Nation. Konrad, the young protagonist of the drama The Forefathers (1822-32) by Adam Mickiewicz, emerges from this mythology and represents its major figure; the main terms of my paper – struggle, victory and defeat, solitary vs. solidary – strictly refer to this theme. The sacrifice, martyrdom, failure, even the death of the hero are not the intended outcome of this struggle, since they offer a new reason to live to the members of the community, to the nation-people without a State. The imaginary system thus crystallized relies on the antinomy between the individual and the collectivity, between loneliness and fellowship. The individual, even if excessively glorified, loses so as the collectivity should win. This is the reason why the existence of the characters involved in the conflict is divided into two separate parts. We may recognize here a specifically Romantic dichotomy, duality and clash. Loneliness, intrinsic to the protagonist’s destiny, draws the individual into a despoiling of himself in the name of the other, more precisely in the name of the others. This is a fundamental question which also concerned Goetz, Manfred, Cromwell, Lorenzaccio or other Romantic heroes fighting against isolation and imprisonment, both literally and figuratively. In Mickiewicz’s writings the game between I and you, between I and we, can be read in terms of a positive and optimistic programme (Ode to Youth), but there are also some texts in which the extreme loneliness of the self is woven into a theme by far more dramatic: that of revolt reaching the point of blasphemy, sacrilege and the crime of regicide-parricide (The Forefathers). A double fall, of the individual and of the country, is represented here. The hero, superbly lonely and, at the same time, jointly bound to his fellows, falls but rises again, yields but stands up against what oppresses him, falls yet again, and so on… From this point of view, Poland seems to share a similar fate: allowing its collapse, but revolting against it, Poland does not surrender but loses its best children as well as its boundaries, only to rebuild them again, in solidarity. History turns into myth, and myth into history…
Keywords: Polish literature, Romantic myths, Adam Mickiewicz, the national hero.
En mars 1968, lors de la grande première des Aïeux, drame du poète romantique polonais Adam Mickiewicz, au Théâtre National de Varsovie, les applaudissements accompagnant les scènes et répliques relatives à l’oppression tsariste ont été si spontannées et ferventes que l’ambassadeur de l’Union Soviétique est sorti de la salle. Le lendemain, la pièce a été suspendue, ce qui a donné l’impulsion à la contestation étudiante, puis aux manifestations de rue, suivies de grèves et troubles politiques. En étendard, on a pu alors lire le nom de Mickiewicz et celui de Konrad, le protagoniste de la pièce. Pour saisir le sens de l’événement et en mesurer l’impact, dans le domaine de l’imaginaire d’abord et dans la sphère du politique ensuite, il nous faut reculer deux siècles en arrière.
A l’époque de l’échec de l’insurrection de novembre 1830, dirigée contre la Russie tsariste, les plus grands et les moins grands écrivains et artistes polonais se sont refugiés à l’étranger, et particulièrement en France ; le phénomène est bien connu. Les noms les plus célèbres de ces « émigrés de novembre » sont ceux de Mickiewicz, de Juliusz Słowacki, Zygmunt Krasiński, Cyprian Kamil Norwid, tous poètes et dramaturges. Ce sont eux qui ont créé tout un système de la littérature polonaise, basé sur le fond historique de la plus haute importance ; les grands mythes nationaux en émergent. Vraisemblablement contenus en germe dans l’imaginaire collectif plus tôt, les voilà qui éclosent avec force, sinon rage après l’effondrement de l’Etat polonais, en 1795. Depuis, et pour plus de deux siècles, l’interaction de l’histoire et des oeuvres littéraires ne fait que s’intensifier. Mythogène à l’extrême, la littérature polonaise révèle et dévoile ce dont l’imaginaire collectif s’alimente, à savoir : le refus du désamorcement du pays, l’impératif de s’y opposer l’arme à la main, quitte à se battre dans la solitude, souffrir dans les cachots ou mourir, en Sibérie ou ailleurs… La pensée politique s’y mirera et la mentalité polonaise s’y abreuvera, à tort ou à raison, pendant plus de deux siècles. Tout récit relatif à ces circonstances devient alors allusif, symbolique, mythique ; or, dans cette littérature il s’agit du geste dont la valeur est surtout, bien que non exclusivement, spirituelle. Nous y reviendrons.
Le mythe dépasse de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et ses idéologies. La mythocritique (…) doit s’ancrer dans un fond anthropologique plus profond que l’aventure personnelle enregistrée dans les stades de l’inconscient biographique – note Gilbert Durand[1]. En l’occurence, de quelle aventure – si aventure il y a – peut- il être question, quelles sont et qu’est-ce qu’enregistrent les biographies, en quoi, enfin, résiderait la particularité du système de l’imaginaire romantique polonais ?
Les termes essentiels de mon propos que le titre signale : lutte, victoire, échec, solitaire, solidaire, se rapportent surtout à l’imaginaire inscrit dans l’oeuvre d’Adam Mickiewicz, et particulièrement dans le drame Les Aïeux (1822-1832), qualifié de mystique déjà par George Sand. Dans un article rédigé en 1839, l’écrivaine compare ce texte avec le Faust de Goethe et le Manfred de Byron[2]. Dans Kordian, drame de Słowacki (1834), écrivain, peut-être, le plus « occidental » des romantiques polonais, la question de l’acte solitaire mais solidaire, concret et dont la valeur n’est pas que spirituelle, se laisse analyser de façon plus pertinente. C’est essentiellement dans ces deux drames que les grands stéréotypes nationaux polonais prennent racine ; leurs jeunes protagonistes, Konrad et Kordian, en constituent, respectivement, deux parangons. Je me pencherai essentiellement sur le premier, le Konrad des Aïeux.
La grande aventure, redisons-le, est plus que personnele, car elle est celle d’un Etat effondré et démembré à la fin du XVIIIe siècle, partant celle d’un peuple-nation qui n’a jamais bien appris la leçon d’opportunisme mais a pratiqué régulièrement le jeu d’insurrections, voire de guerres ponctuées de victoires et suivies d’échecs, soit un jeu d’envols spectaculaires et de chutes assez durables, et cela périodiquement, quasi rituellement : en 1784, 1812, 1830, 1846, 1863… De même au XXe siecle ; on en compterait une dizaine : en 1918, 1920, 1939, 1944, sans oublier les événements relativement récents, ceux de juin 1956, de mars 1968, de décembre 1970 et, last but not least, d’août 1980, où la solidarité à l’oeuvre a pratiqué une vaste trouée dans les rangs de l’ennemi. Ne dirait-on pas un rituel d’initiation, où la souffrance solitaire, la chute, le risque et l’expérience de la mort conditionnent la régénération postulée de l’individu, mais tout aussi la résurrection de l’Etat, disparu mais prêt à renaître après la chute dans les ténèbres ? En effet, la réalité politique offre des modèles de biographies bien réelles, directement impliquées dans l’histoire mais rapidement assimilées par l’imaginaire pour en constituer des figures et des mythes fondateurs. Or, pendant longtemps, l’hypo-modèle pris dans l’histoire récente a été , nolens, volens, Napoléon, le grand solitaire, grand vainqueur, bientôt vaincu et martyre ; l’ambiguité de son mythe ne se révèlera que plus tard. Mais, parallèllement, les secousses politiques en Pologne ont offert tout un faisceau de modèles de la trempe guerrière : Tadeusz Kościuszko, petit noble au nom difficile à prononcer, à la tête d’une insurrection polonaise d’abord victorieuse, ensuite ratée, en 1795 mais, peu après, personnage important de la guerre d’indépendance américaine ; Józef Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne, prince héroïque et maréchal de France, tué à la bataille de Leipzig en 1813 mais fidèle à la parole donnée à l’empereur et se déclarant responsable de l’honneur des Polonais ; Sowiński, un vieux général invalide, resté seul lors d’une bataille perdue et refusant de se rendre donc tué par des soldats russes, à Varsovie, lors de l’insurrection de novembre ; un paysan Bartosz-Głowacki, à la tête d’un détachement de faucheurs polonais et mortellement blessé ; un colonel Wołodyjowski, héros du XVIIe siècle, personnage fictif cette fois, héros éponyme d’un roman historique mais rapidement adopté par l’imaginaire polonais au point de devenir quasiment réel. Wołodyjowski, « pan Michał » (« monsieur Michel ») se fait sauter avec toute une forteresse pour qu’elle ne tombe pas entre les mains de l’ennemi. Enfin, des jeunes filles, dont Emilia Plater, déguisée en homme, luttant à la tête d’un détachement d’insurgés et tuée, en 1831… Et tant d’autres, jusqu’à la seconde guerre mondiale, en 1939, ensuite pendant les deux insurections de Varsovie, en 1943 et 44, jusqu’aux soulèvements ouvriers réitérés depuis les années soixante du dernier siècle[3].
L’imaginaire polonais s’approprie immédiatement ces personnages exceptionnels qui représentent l’héroïsme personnel et solitaire pour en faire des figures symboliques aptes à remplir la grande béance creusée par la disparition de l’Etat. Figures exemplaires du sacrifice actif, sinon du martyre, ils font plus que remplir leur devoir, puisque l’Etat qu’ils servent n’existe pas, ou plus. Leur effort solitaire risque d’échouer et effectivement souvent échoue, mais il est jugé nécessaire jusqu’à sa dernière conséquences : la mort. Il en est ainsi parce que l’échec et la mort, dans cette mythologie, se situent en-deça du résultat escompté : ils redonnent un sens à l’existence des membres de la communauté. Autrement dit, le sacrifice de soi assure la survie à une réalité autre: elle est d’ordre spirituel et porte le nom de Nation. Dans son étude sur « L’imaginaire politique », Jean-Jacques Wunenburger précise : Nation […] qui vient servir de foyer d’identification des membres d’un corps sociopolitique […]. A travers la Nation, le corps politique se représente en étroite continuité historique avec une longue durée […][4] .
Au moment où l’Etat disparaît, un peuple éprouve le besoin de se sentir d’autant plus Nation, et le peuple polonais y aura accédé à travers un dramatique processus d’autoconnaissance tant individuelle que civique. On retrouve l’écho de cette vision de la Nation – communauté vivante malgré la disparition de l’Etat (nous n’oublions pas Herder et son idée de Volskgeist) dans les paroles du chant composé après le premier partage et devenu l’hymne polonais : La Pologne n’est pas morte tant que nous vivons…
Les écrivains romantiques, les glaneurs des champs de l’imaginaire, puisent dans ce manque à remplir, le revêtent d’une forme imagée et surtout, façonnent des figures symboliques ; leur longévité sera prodigieuse. Le système de la littérature alors engendré base sur une antinomie irrépressible et particulièrement intense. Elle consiste en une tension entre l’individuel et le collectif, le privé et le social, et, en dernière instance, entre le solitaire et le solidaire. Puissent les formulations de J.J. Wunenburger nous orienter encore une fois : […] la fraternité tend souvent […] à prendre la simple forme de la solidarité, entendue comme entente mutuelle, sans tiers reliant ou surplombant […][5]. Chez les romantiques polonais, le paradigme héroïque est dans toutes ses formes quasiment invariable : l’individuel, exalté jusqu’au paroxysme, perd pour que le social puisse gagner. Or ni entente, ni solidarité ne s’obtiennent d’un seul fiat fraternitas. Aussi la littérature romantique met-elle en images les personnages dont l’existence est scindée en deux parties : la première appartient au héros « privé », jeune homme, amant funéraire et malheureux d’une femme, solitaire d’emblée ; dans la seconde, ce même héros se métamorphose en amant de la patrie perdue et de la Nation orpheline de mère-patrie, forcée à subir les injustices d’un père ignoble : le tsar, usurpateur de la couronne royale[6].
Les personnages principaux des textes polonais s’apparentent visiblement aux figures de grands solitaires, créés par Calderon, Goethe, Byron, Chateaubriand, Hugo, Musset, sans oublier, un peu anachroniquement, Lautréamont et sa surprenante déclaration : J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiéwickz, Byron, Milton […][7]. C’était quelque chose dans le genre du « Manfred » de Byron et du « Konrad » de Mickiewicz […][8]. Tous les grands thèmes et apories sont au rendez-vous: la tentation du suicide ou l’appel de la mort volontairement acceptée, la pureté ou l’impureté morale, la folie, la violence, le blasphème, l’échec sublime, le mal subi et infligé, le rêve, l’Eros et le Thanatos, avec l’ombre de Prométhée en filigrane… Le répertoire en est immense. Et la solitude. La solitude aux prises avec l’égotisme, ou l’égocentrisme, dans la mesure où elle engage l’individu à un dépouillement de soi au nom de l’autre. L’autre qui, à son tour, n’est pas un, mais pluriel, sans être pour autant une masse anonyme : l’autre qui est un ensemble d’individus, de personnes humaines composant le Peuple-Nation[9]. La question fondamentale est la même pour Goetz ou Manfred, Cromwell ou Lorenzaccio, mais aussi, toute proportion gardée, pour Julien Sorel dans sa prison, ou Consuelo, héroïne éponyme du grand roman de george Sand, dans sa forteresse prusienne, ou Gilliatt, héros hugolien des Travailleurs de la mer, dans sa grotte sous-marine ; les prisons romantiques se dépeuplent difficilement. Tous, ou presque, impliqués dans l’histoire, ces prisonniers sont aux prises avec l’isolement ou emprisonnement tantôt au sens propre, tantôt figuré : faut-il transformer leur solitude, guettée par l’échec, en une source de puissance, afin de la mettre au service d’une cause commune ?
Voici un exemple pris dans Les Aïeux de Mickiewicz, dans la Troisième Partie du drame[10]. Gustave, le protagoniste, est prisonnier des Russes dans un cloître de Wilno, transformé en maison d’arrêt. Avant de subir une symbolique métamorphose spirituelle suivie du changement de nom (il adoptera le nom de Konrad), telle une mort « civile », Gustave fait sa profession de foi de poètre-chantre incompris et solitaire au milieu des gens. Il se déclare mort-vivant, car seule sa pensée reste vivante, pure, rayonnante et prête à jaillir du fond de son moi :
[…] Moi le chantre, que j’erre
Au milieu d’une foule ennemie, étrangère,
Dans laquelle personne, à part un méchant son
Discordant, ne va rien comprendra à ma chanson !
La seule arme, gredins ! qu’ils ne m’ont pas ravie.
Mais qu’ils ont abîmée, à mon poing la brisant ;
Ores pour ma patrie en conservant la vie
Je suis mort à jamais ; enfermée et gisant
Dans l’ombre de mon âme, au diamant ma pensée
Ressemble […] (159)[11].
Dans la suite de la scène, Gustave déclare sa mort et sa renaissance simultanées en écrivant sur le mur de la prison : Gustavus obiit […] Hic natus est Conradus…. et s’endort (sic !). Alors, un Esprit apparaît et lui révèle sa puissance spirituelle illimitée ainsi que son aptitude à dominer la nature entière et de renverser l’ordre établi :
Homme ! si tu savais ! que ton pouvoir est grand !
Quand ta pensée éclate, ainsi que l’étincelle
Jaillissant dans la nue, invisible, engendrant
La fécondante ondée ou l’orage, amoncelle
Les nuages. Si tu savais ! […]
[…]
Hommes ! chacun par la pensée et par la foi
Pourrait redresser, même en prison, solitaire,
Les trônes, s’il voulait, ou les jeter à terre. (159-160)
Ancré dans l’histoire politique de l’époque, le mythe du héros se consumant dans sa propre grandeur se double d’un autre, celui du pouvoir humain miraculeux, dirigé vers le but sprême : le service de la Nation. Dans l’imaginaire polonais, depuis le XIXe siècle, cet effort et ce service n’ont pas d’autre nom que l’indépendance du pays. Elle s’acquerrait dans l’avenir, aux prix du sacrifice, individuel d’abord et commun ensuite ; le millénarisme ainsi que le messianisme romantique y ont trouvé leur dû. Mais ce vaste problème dépasserait le cadre de notre propos.
La rêverie solitaire, ou la jouissance de la mélancolie, ou encore l’exaltation d’une grandeur individuelle s’annulent dans cet imaginaire puisque les rêveurs, solitaires et opprimés, postulent autant l’exaltation du moi et l’ébranlement des éléments que la transfiguration d’une réalité politique donnée. C’est pourquoi la représentation d’une telle solitude doit être lue en termes existentieles d’abord et historiques ensuite : la solitude individuelle se projette sur celle d’un peuple, d’une Nation, d’un pays ; elle s’abreuve. Mais peut-elle donner lieu à une lutte solitaire efficace et apte, à son tour, pour se transformer en une lutte solidaire ? Une dizaiane d’années avant la rédaction des Aïeux, Mickiewicz a composé la célèbre Ode à la jeunesse, où le jeu du moi, du toi et de nous s’orchestre en un programme positive et opitimiste, non dépourvu de cette rhétorique facilement enthousiaste qu’un Victor Hugo aurait pu faire sienne, à condition d’accepter le nous collectif à la place du je, de l’omniprésent Ego Hugo. En voici quelques fragments :
Ensemble, jeunes amis !…
Qu’au bonheur de chacun tous nos buts soient soumis,
Forts de l’union et sages d’audace,
Ensemble, jeunes amis !…
Le bienheureux qui dans l’effort trépasse,
Est un échelon vers l’Eden promis
Pour d’autres, tout mort qu’il soit sur la place !
[…]
Bras dessus, bras dessous, hé ! que soit ceinturée
La terre, par nos corps liée :
Nos pensées, eu un seul foyer,
Comme nos âmes, concentrées ! [12]
Il ne semble pas mal à propos de préciser qu’à l’époque (1820) le poète n’a encore connu ni la prison, ni l’exil politique, ni l’amertume ou le remords après la chute de l’insurrection de novembre qu’il a manquée. Mais son message, mutatis mutandis, a été et sera invariablement le même : il ne s’agit pas que de souffrir et mourir, mais aussi d’agir. Là-dessus, malgré tant d’idées divergeantes sur d’autres points, les grands écrivains romantiques étaient unanimes, dont Mickiewicz disant : « Il est temps de faire la poésie » : le temps est venu où il importe d’agir selon ce qu’on écrit, soit de transformer la parole en acte. Sa biographie, semble-t-il, en est un bon exemple. Le poète est mort à 57 ans, à Constantinople qu’il a rejoint pour y fonder une légion polonaise, après une vaine tentative d’en former une, en Italie.
Dans l’absolu, il importerait donc de ne pas mourir rampant, mais vaincre ou tomber l’arme à la main, ne fut-ce que symboliquement ; dans un second temps, ne pas cesser de rêver la liberté, l’imaginer comme une large brêche lumineuse, au-dessus de l’horizon étroit de la raison. En bon comptable, cette dernière conseillera toujours de tenir compte des soi-disant « situations objectives », « chances réelles » et autres « situations géopolitiques » estimées sans issue. Le tsar Nicolas I n’a pas été dupe de la force de l’imaginaire qui stimulait la Nation polonaise résistant à son autocratie puisqu’il aurait apostrophé les Polonais : Point de rêveries, Messsieurs, point de rêveries ! »
Nous revenons dans la cellule de Konrad. Après avoir dépassé le stade du suicide symbolique il adopte, dans un effort immense, le système de valeurs communes. Dans son cloître, il se retrouve avec d’autres incarcérés, accusés comme lui, menacés de déportation en Sibérie et/ou de mort en exil[13]. Il est donc membre de cette communauté de prisonniers-étudiants, mais il s’en détache tant par son comportement étrange que par ses chants et propos terrifiants. A la fois solitaire et solidaire de ses compagnons, momentanément réunis dans sa cellule, Konrad se voit et se veut seul ; effectivement, tout le monde sort. Il appréhende cette situation en tant que figure d’une quadruple aliénation qui fait l’objet d’un long monologue, la célèbre « Grande Improvisation ».
Primo, il se dit hautainement seul face aux autres :
Seul ! Qu’importent les gens ? Serais-je un histrion ?
Où est donc l’homme qui veut saisir la pensée
De mon chant, du regard embrasser les rayons
Par son âme irradiés ? [….] (185)
Secundo, seul par rapport à la tradition, au passé culturel, à tout héritage :
Je vous foule aux pieds, vous, tous les poètes
Tous les sages, tous les prophètes
Qu’a révérés le monde entier. (187)
Tertio, face à l’histoire des peuples, où il ne voit personne qui l’égalerait en matière de sacrifice au peuple-Nation :
J’aime le peuple tout entier.
[…]
Je veux le relever, qu’il ait contentement,
Qu’il soit à l’univers sujet d’étonnement
Mais du bon procédé je n’ai pas connaissance
Et viens m’en informer […] (188)
Quarto, face à Dieu, enfin et surtout. Voici de larges fragments de ce monologue, sans doute le plus connu et commenté dans le romantisme polonais :
[…] si tu me donnais
Sur les âmes domination pareille,
Je créerais ma nation comme une vivant couplet,
Et plus que toi j’accomplirais merveille :
[…]
Des âmes donne moi donc le gouvernement ! […]
Car je veux le pouvoir, dis comment le gagner !
[…]
Tu te tais, tu te tais ! maintenant je connais
Ta nature et je sais comment s’exerce
Ton pouvoir, alors qu’à jour je te perce.
[…] Tu te tais
[…]
Par l’âme à ma patrie incorporé pour lors,
J’ai bu son âme avec mon corps,
Je ne fais qu’un avec ma patrie. On me nomme
Million car j’aime pour de millions d’hommes
Et je suis supplicié pour eux.
Je regarde mon pays malheureux
Comme un fils sur la roue assisterait son père ;
Du peuple je sens toutes les misères.
[…] Tu te tais ! je t’ouvris de mon coeur les abîmes,
Donne-moi le pouvoir, rien qu’une part infime,
Je t’en conjure […]
Tu ne dis rien ! c’est que je ne mens pas,
Tu te tais, confiant en la force de ton bras…
[…]
Parle ! ou contre ta nature je tire ;
[…] ma voix…
Cette voix qui portera jusqu’aux sphères
Les plus lontaines de la création
[…]
Du peuple elle criera que tu n’es pas le père,
Mais…
La Voix du Diable :
Le Tsar ! (189 – 194)
La solitude de l’homme est ici à son apogée. Or, ni le désespoir ni la violence n’en résultent, mais une sorte de rage acharnée : seul, Konrad désire arracher au créateur le secret du moyen pour gouverner les âmes de la Nation dont il désire devenir guide et chef, dans une lutte solidaire. Les expressions réitérées : nation, peuple, patrie, pays, nature, volonté, domination etc… se heurtent au silence de Dieu, ô combien romantique !, auquel Konrad répond par des insultes. Dans un dernier cri, il conteste la paternité divine et s’arrête au seuil de l’ultime injure : c’est le Diable qui se fait son porte-parole et prononce le mot tsar.
On y reconnaît le thème romantique du Fils implorant en vain le Père divin qui se tait. Mais on en mesure les différences spécifiques. D’abord, Konrad figure ici le représentant d’un groupe, l’élu qui réclame plus que l’aide divine : il revendique la collaboration avec Dieu dans le domaine du politique. Ensuite, ce forçat de l’indépendance se dresse contre le Dieu identifiable avec la figure du tsar, l’usurpateur de la couronne des rois de Pologne souillant la notion de la royauté-paternité divine et la disqualifiant. Or, dans le pays qui n’a pas connu le régicide, le sacre royal maintient sa valeur, et cela même dans une monarchie élective… (Tel sera le dilemme traumatisant de Kordian, héros éponyme de la pièce de Słowacki, celui qui se propose de tuer le tsar mais recule devant l’acte du régicide-parricide).
L’attitude de Konrad, certes exaltant jusqu’au délire son moi hypertrophié, est donc saisissable à la lumière du contexte supra-individuel. […] l’individu s’épanouit par l’intériorisation de la dimension collective de l’existence, notamment celle de la communauté nationale. L’homme peut arriver ainsi à l’absolu […]. L’individu dépend donc de la communauté, il est sa création[14], note Michel Maslowski à propos de l’oeuvre de Mickiewicz.
Dans le déploiement irrégulier du drame où se déroule un combat entre la Lumière-résurrection de l’Etat et les Ténèbres-oppression des puissances étrangères, autant la chute au sens propre que l’échec au figuré sont suivis de redressements-envols. A la lumière de nos commentaires, il semble autorisé de proposer un rapprochement synecdocal : le vécu de la figure de l’imaginaire pour l’histoire réelle du pays. Le héros solitaire, vaincu, aliéné, seul mais lié solidairement avec ses semblables, choit mais se redresse, succombe mais s’attaque à ce qui l’oppresse, cultive sa blessure mais cherche le moyen de la guérir, et ainsi de suite… Solitaire, depuis la fin du siècle des lumières, la Pologne subit un sort pareil : elle se laisse écarteler et s’insurge, gagne une bataille et perd une guerre, ramasse ses forces mais les dissipe, ne se rend pas mais perd ses meilleurs fils ainsi que ses frontières, et de nouveau s’organise solidairement… L’histoire devient mythe, le mythe se mue en histoire, le devenir de l’individu solitaire recoupe celui d’une Nation solidaire.
N’est-il pas digne et juste de vivre par l’image ?
Bibliographie (choix)
1. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’oeuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992.
2. Mythe & Nation. Directrice de publication Danièle Chauvin, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, Université de Grenoble III, 1995, n 15
3. Narodowy i ponadnarodowy charakter literatury. National and supranational Character of Literature. Pod redakcja Marii Cieśli-Korytowskiej, Kraków, Universitas, 1996.
4. Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, PUF, 1997
5. Michał Masłowski, Gest, symbol i rytuały polskiego teatru romantycznego, Warszawa, PWN, 1998
6. Histoire des idées politiques de l’Europe Centrale. Sous la direction de Chantal Delsol et Michel Maslowski, Paris, PUF, 1998.
7. « Dziady » Adama Mickiewicza. Poemat. Adaptacje, Tradycje. Redakcja Gogusław Dopart, Kraków, Universitas, 1999.s
8. Maria Janion, Prace wybrane, t.1 : Tragizm, historia, prywatność, Kraków, Universitas, 200 ; t.2 : Zło i fantazmaty, Kraków, Universitas, 2001.
9. Le verbe et l’histoire. Mickiewicz en France et l’Europe. Sous la direction de François-Xavier Coquin et Michel Masłowski, Paris, Institut d’Etudes Slaves, 2002.
10. Maria Janion, Maria Żmigrodzka, Romantyzm i egzystencja, Gdańsk, Wydawnictwo słowo/obraz/terytoria, 2004.
[2] Il s’agit du célèbre Essai sur le drame fantastique. Goethe – Byron – Mickiewicz, paru le 1 décembre 1839, dans la „Revue des deux mondes”. George Sand intitule le drame de Mickiewicz Konrad et, dans son parallèle, constate entre autres: Konrad est le type le plus opposé à ce genre de soumission extatique […] à coup sûr indigne de l’Europe. […] nous voyons dans Faust le besoin de poétiser la „nature déifiée“ de Spinoza, dans Manfred, le désir de faire jouer à l’homme […] un rôle digne de ses facultés et de ses aspirations, dans Konrad, une tentation pour moraliser l’oeuvre de la création […] en moralisant le sort de l’homme sur la terre.
[3] C’est ce fond mythique et archétypal très ancien qui est l’objet du commentaire pertinent de Jan Prokop qui conclut: En Pologne tout est symbole… Hélas, dissent les uns, par bonheur, dissent les autres; Jan Prokop, “Mythes fondateurs staliniens en Pologne après 1945 – continuités et ruptures”, in: Mythes & Nations, Directrice de publication Danièle Chauvin, Grenoble, Centre de Recherche sur l’Imaginaire, 1995, p. 157 et 169.
[4] Jean Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.279.
[6] A ce propos, les remarques de J.-J. Wunenburger nous semblent encore très pertinentes. Voir surtout le chapitre: ”L’image parentale du pouvoir”, op. cit., p. 276-289.
[9] Voir Maria Cieśla-Korytowska, „Le caractère national et supranational des Aieux d’Adam Mickiewicz“, dans: Narodowy i ponadnarodowy charakter literatury. Studia i rozprawy pod redakcją Marii Cieśli-Korytowskiej, Kraków, Universitas, 1996, p. 95- 113. Nous lisons entre autres: […] chaque chute est en même temps une chance de plus pour le héros de se construire une personnalité plus complete; […] chaque chute l’approche de cette perspective. (p. 111).
[10] C’est bien cette partie du texte que George Sand cite et commente dans son article; cf. supra, note 2.
[11] Les citations renvoient à l’édition: Adam Mickiewicz, Les Aïeux. Traduit du polonais par Robert Bourgeois, Montricher, les Editions Noir sur Blanc, 1998; les chiffres entre les guillemets indiquent la page.
[12] Adam Mickiewicz, Ballades, Romances et autres poèmes. Choisis, présentés et traduits du polonais par Roger Legras, Lausanne, éd. L’Age d’Homme, 1998, p.14-15.
[13] Mickiewicz a dédié son oeuvre à ses (…) compagnons d’études – de prison – d’exil/ – persécutés pour leur patriotisme, morts pour s’être languis de la patrie / A Arkhangielsk – à Moscou – à Saint- Petersbourg / A la cause nationale. Aux martyrs. Dans cette dédicace, il mentionne les noms de trois personnages réels, ses amis.
Spaţii reale, spaţii imaginare în Troilus şi Criseyde de Chaucer
Martine Yvernault
Université de Limoges, France
Espaces réels, espaces imaginaires dans le Troilus and Criseyde de Chaucer1
Real and Imaginary Spaces in Chaucer’s Troilus and Criseyde
Abstract: Though an exploration of optical games and of mental and dream images, the present study aims at illustrating the tension between real space (the city of Troy, fortresses, residences, domestic dwellings) and the space of imagination and poetical creation. The relationship between real space and imaginary space was a conventional theme during the Middle Ages; however, in Chaucer’s Troilus and Criseyde this relationship reveals a different conception of the poet’s role at the end of the fourteenth century. Figurative space reflects, therefore, aesthetic as well as social, political and economic changes.
Keywords: Medieval literature, Chaucer, real and imaginary spaces
For everi wight that hath an hous to founde
Ne renneth naught the werk for to bygynne
With rakel hond but he wol bide a stounde,
And sende his hertes line out fro withinne
I, 1065-1068
A la fin du Livre I de son Troilus and Criseyde, Chaucer explique comment Pandare entend procéder afin de construire les stratagèmes susceptibles de tisser le lien amoureux entre le guerrier troyen et la belle Criseyde. Le poète compare l’entreprise de Pandare avec le travail de l’architecte ou du maçon qui se servent d’un cordeau à la fois imaginaire et réel afin de s’appuyer sur un tracé précis. L’image du cordeau ne sert cependant pas que pour Pandare. Tout le texte de Chaucer est une construction articulée en cinq livres (appelée par le poète litel bok – à la fin,V, 1786), faisant de très nombreuses références à l’espace et à l’architecture.
On trouvera bien évidemment une première forme de construction dans le recours conventionnel aux auteurs classiques ou aux poètes plus récents.
Très jeune Chaucer vécut dans les milieux princiers, près de la comtesse d’Ulster, de son époux Lionel, l’un des enfants du roi Edouard III ; il fut au service d’ Edouard III et de Richard II. Parce que le monde du XIVe siècle dans lequel il vivait touchait de près la diplomatie, le commerce, l’administration, parce qu’il côtoyait aussi bien les marchands que la cour et ses cercles littéraires, parce que le français conservait une place éminente, particulièrement pour la poésie, à la cour d’Edouard III et de Richard II, Chaucer reçut de multiples influences dont des influences littéraires comme celles de Guillaume de Lorris, de Jean de Meun, de Guillaume de Machaut. Il puisa dans les textes des Italiens ainsi que dans l’Antiquité classique.
Le texte médiéval n’est pas en suspens, en l’air, hors monde2. Ainsi que Paul Zumthor et bien d’autres l’ont abondamment montré, le texte s’ancre dans les formes et les problématiques littéraires qui le précèdent.
Tout en y apportant des modifications, parfois significatives, le texte de Chaucer s’inspire du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, dédié à Aliénor d’Aquitaine, petite-fille du premier troubadour, Guillaume de Poitiers. Ce roman est une des premières oeuvres courtoises du XIIème siècle. Chaucer s’inspire aussi du Filostrato de Boccace composé vers 13353.
Des auteurs classiques (auctores), Chaucer retient le thème historique de la guerre de Troie rapportée par Homère, Darès, Dictys. La guerre de Troie apparaît en fait au second plan derrière l’histoire d’amour de Troilus et Criseyde et, derrière ces deux plans, s’étire la toile de fond de la mythologie classique. Par exemple, Chaucer cite Procné et Philomène transformées en hirondelle et en rossignol, ou bien encore Niobé, victime de la colère d’Apollon et d’Artémis qui tuèrent ses enfants que Niobé trouvait si beaux. On dit qu’elle fut métamorphosée en un rocher qui pleurait des larmes de pierre.
En apparence donc le texte de Chaucer annonce, de manière conventionnelle, le récit de l’histoire de Troilus, frère d’Hector, et fils du roi Priam. L’auditeur, ou le lecteur, s’attend à entendre ou à lire la vie et les faits des glorieux héros antiques. Dès le vers 57 Chaucer évoque l’enlèvement d’Hélène, le départ des forces grecques pour Troie et l’assaut de la cité. Bien vite cependant, la toile de fond historique s’estompe et le récit s’arrête sur un sujet précis :
Now herkneth with a good entencioun,
For now wil I gon streght to my matere,
In which ye may the double sorwes here
Of Troilus in lovynge of Criseyde,
And how that she forsook hym er she deyde.
I, 52-56
Le narrateur cible, à l’intérieur de la cité, un homme, le devin Calchas qui, apprenant des dieux le sort funeste réservé à Troie, passe à l’ennemi en abandonnant sa fille Criseyde, une jeune veuve. Hector lui garantit la tranquillité et assure qu’elle ne sera pas victime de la vengeance troyenne. La maison de Criseyde devient ainsi le point d’ancrage de l’identité troyenne préservée. Rétrécissant l’espace historique, la trame narrative se concentre sur la maison – architecture à taille humaine – et utilise ses entrées, ses accès comme des portes figurées permettant d’atteindre le récit de l’histoire liant Troilus, Criseyde et Pandare rapportée sur le mode du secret et de l’occultation.
La matière historique n’occupe qu’un espace réduit – du vers 57 au vers 147 du Livre I – Chaucer renvoyant, d’une manière expéditive, aux autorités et aux grands auteurs classiques :
…For it were a long digression
Fro my matere, and yow to long to dwelle.
But the Troian gestes, as they felle,
In Omer, or in Dares, or in Dite,
Whoso that kan may rede hem as they write.
I, 143-147
Le récit procède ainsi à un détournement du contexte historique et des figures héroïques – particulièrement Troilus – afin de s’arrêter sur les émotions d’êtres de chair. Cette étude se propose donc de réfléchir sur la place de l’humain, sur la relation entre le réel et l’imaginaire dans le Troilus and Criseyde en explorant successivement les jeux optiques et le secret, puis le parcours, et enfin la métaphorisation de l’espace.
Jeux optiques et secret
L’étude insiste sur les jeux optiques parce que le rapport à l’espace est indissociable de la perception et du déplacement visuels. Plus particulièrement, l’ensemble du texte joue avec ce qui est caché (tout en étant central), et la marginalité, la périphérie. Par périphérie il ne faut pas entendre distance négative, mais plutôt une constante alternance de positions d’exclusion et d’inclusion rendant parfaitement compte du rôle d’entremetteur confié à Pandare par le narrateur qui se place aussi parfois dans des plans d’exclusion, parfois dans des plans d’inclusion. L’inclusion concerne également l’auditeur ou le lecteur, parties prenantes de l’histoire contée. L’inclusion concerne évidemment Troilus, celui qui se moquait des amoureux et qui se trouve un jour confronté à un choix difficile. Doit-il rester en marge de l’aventure amoureuse ou l’accepter ? Ce choix est exprimé en termes empruntés au registre de l’optique ; ces termes expriment soit l’ouverture de l’œil, l’acceptation, soit la fermeture et l’effacement :
Unnethes wiste he how to loke or wynke
I, 301
Le texte de Chaucer insiste sur la valeur optique qui prévaut dans la définition de l’espace. Toutes les descriptions de demeures, de rues, de chambres, de fragments d’architecture tels que portes et fenêtres font sens mais le cœur de l’histoire est bien l’espace de l’affect régi par la communication non verbale qui passe par le langage du corps et particulièrement des yeux :
Lo, he that leet hymselven so konnynge,
And scorned hem that Loves peynes dryen,
Was ful unwar that Love hade his dwellynge
Withinne the subtile stremes of hire yen…
I, 302-305
Ce jeu d’acceptation ou de refus exprimé en termes optiques s’inscrit dans les codes de l’amour courtois et semble impossible si le secret et l’occultation n’en font pas partie. Mais ceci est également vrai de toute histoire amoureuse comme le rappelle Roland Barthes :
Cependant, cacher totalement une passion (ou même simplement son excès) est inconcevable : non parce que le sujet humain est trop faible, mais parce que la passion est, d’essence, faite pour être vue : il faut que cacher se voie: sachez que je suis en train de vous cacher quelque chose, tel est le paradoxe actif que je dois résoudre : il faut en même temps que ça se sache et que ça ne se sache pas : que l’on sache que je ne veux pas le montrer4.
Le jeu fait partie de cette dialectique d’exposition et de dissimulation ainsi que le suggèrent les termes utilisés au vers 301 du Livre I to loke or wynke ; ce jeu se fonde sur l’exclusion escomptée des autres, des possibles voyeurs et sur l’inclusion de l’être aimé par le langage des yeux ainsi que sur la connivence définie comme suit par Roland BARTHES :
(Connivence : connivere : veut dire en même temps que je cligne de l’œil, je fais un clin d’œil, je ferme les yeux)5.
Périphérie et centralité optiques, secret et expression, retrait de l’espace et exposition dans l’espace font donc partie de l’expérience amoureuse6.
Afin de souligner le retrait ou, au contraire l’exposition, Chaucer a recours à d’autres procédés tels que celui de l’ekphrasis. L’ekphrasis transforme le triomphe de Troilus de retour du champ de bataille en un tableau flatteur et utile puisqu’il permet de rendre visible (le succès de la bataille contre les Grecs) ce qui a été invisible (parce que lointain). Grâce à l’ekphrasis Chaucer procède à un détournement du rituel du triomphe – panorama d’une armée – afin de mieux capter l’image d’un seul guerrier et d’isoler son portrait à l’intérieur du panorama. La description n’est pas simple vision mais portrait d’un objet tel qu’il est vu à la fois par le narrateur et les spectateurs, particulièrement Criseyde. Portrait cadré contemplé par Criseyde depuis un autre cadre – celui de sa demeure, et inscrit dans le cadre plus englobant de la rue. L’image rendue est ainsi à la fois individuelle et collective, urbaine :
But as she sat allone and thoughte thus,
ascry aros at scarmuch al withoute,
And men criden in the strete, “Se, Troilus
Hath right now put to flighte the Grekes route!”
With that gan al hire meyne for to shoute,
“A, go we se! Cast up the yates wyde!
For thorwgh this strete he moot to paleys ride…”
II, 610-616
This Troilus sat on his baye steede
Al armed, save his hed, ful richely;
And wownded was his hors, and gan to blede,
On which he rood a pas ful softely.
II, 624-627
[…]
His helm tohewen was in twenty places,
That by a tyssew heng his bak byhynde;
His sheeld todasshed was with swerdesand maces…
II, 639-640
L’image dépeinte est celle d’un guerrier vainqueur mais surtout blessé. Percés en maints endroits, son armure et son bouclier suggèrent le courage rendu ainsi visible et, en même temps, ils expriment la faille, figurent la fissure par lesquelles les yeux voyeurs des spectateurs peuvent se glisser. L’image du guerrier blessé de toutes parts est ambiguë car les flèches sont autant celles de la guerre que celles de Cupidon. L’ekphrasis lie le regardé et le regardant, c’est-à-dire non seulement Criseyde, les Troyens, mais aussi nous en tant que lecteurs. L’ekphrasis permet l’exposition et la démultiplication des regards.
L’oscillation entre l’exposition et la fuite dans le secret traduit la division du personnage de Troilus en deux fragments identitaires, l’homme et le héros. Le héros se définit, par exemple, comme l’être d’excellence qui est regardé, contemplé. Mais, au XIVe siècle, le concept de héros renvoie à diverses formes de supériorité.
Dans son étude “The Medieval Self As Anti-Hero”7, Gloria Cigman souligne cette réalité au plan du lexique et au plan du sens :
The MED does not include “hero” as a headword at all. The earliest citation in the OED (1387) is from Trevisa’s translation of Higden’s Latin Polychronicon [Rolls Series, 41, vol.II (London, 1869), 401]. Trevisa felt the need to comment on what was clearly an unusual word at that time. He explains that there is a natural etymology (“kyndeliche menynge”) in the name Hercules which is “the surname of noble men and stalworthe, that passed other men hugely in blodenesse and in strength” and which combines the word heros meaning “a man”, and cleos, meaning “blisse” (ibid., 363); the two together, he adds, give the sense “a blisful man and glorius”.
Le terme héros contient par conséquent au moins deux sens: l’excellence et l’humanité. Ces deux aspects sont exactement rendus par les plans optiques choisis pour décrire Troilus tantôt contemplé à distance (en tant que héros et chef de guerre), tantôt observé de près (en tant qu’homme dont les blessures et les failles sont visibles)8.
Le parti pris de focalisation sur l’humanité confère au texte la valeur d’une autopsie9, c’est-à-dire une approche détaillée de ce qui peut être caché à l’œil. L’ajustement des regards et des interrogations, l’oscillation entre la distance et la focalisation, l’ignorance et la curiosité, la cécité et la clairvoyance sont les enjeux contenus dans l’histoire de Troilus et Criseyde, et plus généralement dans l’amour courtois :
What wol now every lovere seyn of the,
If this be wist…
I, 512-513
L’histoire repose ainsi sur ce qui est vu et sur ce qui peut être dit, ces deux aspects – le vu et le dit – pouvant être exprimés autrement que par le langage des mots. Le texte possède d’autres ressources, d’autres espaces d’expression que les mots. Le personnage de Pandare, son rôle d’entremetteur, montre qu’un texte peut avoir plusieurs voix, être équivoque, et que le sens peut se trouver non seulement dans la centralité, dans l’explicite, mais aussi dans les zones périphériques, dans les zones d’ombre d’un point de vue figuré comme d’un point de vue littéral. Pandare, ami de Troilus, oncle de Criseyde, familier du cercle royal, va et vient entre les lieux officiels et les lieux cachés à la connaissance de la cour (chambres, cabinets).
Pandare se définit donc comme un élément actif de la trame narrative et, d’un certain point de vue, ce personnage met en évidence certaines données théoriques du texte médiéval, texte en images, discours par les yeux et pour les yeux autant que pour l’oreille.
Le texte médiéval fonctionne par le recours à l’image qu’elle soit iconographie ou description en mots. L’image est centrale, explicite, mais le sens, les possibilités de discours polysémique, ironique, peuvent se situer dans les marges physiques ou signifiées du texte. Dans un article intitulé “ Les bords des Contes de Cantorbéry et des manuscrits enluminés ”, Laura Kendrick10 s’appuie sur les travaux d’Elizabeth Salter, de Robert Jordan, de Charles Muscatine, D. W. Robertson et V. A. Kolve sur le lien possible entre les arts visuels et les arts verbaux, et poursuit son analyse en montrant toute la richesse contenue dans les marges physiques d’un texte, les “bords”, le terme “bord” renvoyant également – par son étymologie – à “bourde”, ce qui est drôle, spirituel, provocant… La marge apparaît donc comme le complément souvent inversé, amusant, ironique, du sens central. Pandare passe du centre, du cercle royal, à la marge, aux cachettes, à la chambre où se dissimule Troilus, ironiquement devenu l’inverse de l’image initiale du guerrier qui se moquait des victimes de Cupidon.
En franchissant aisément les cloisons qui découpent les espaces domestiques, Pandare attire l’attention sur les notions de promiscuité et de contiguïté qui caractérisent non seulement l’espace domestique médiéval, mais aussi le texte par le recours à l’intertexte, à la citation, au tissage, à la polysémie. Pandare rappelle d’autres personnages de la littérature médiévale qui surprennent les émotions, écoutent aux portes. On pensera, par exemple, aux reprises du texte d’Ovide relatant l’histoire de Pyrame et Thisbé11 et au mur servant de passage à leurs voix. On pensera aussi texte de Guillaume de Machaut qui est l’une des sources possibles du Livre de la Duchesse, le Dit de la fontaine amoureuse12. A la fois inclus et exclu de l’histoire d’amour, Pandare joue ce rôle d’intrus, de voyeur, sans lequel le sens reste figé, distant et anonyme :
Bywayling in his chambre thus allone,
A frend of his that called was Pandare
Com oones in unwar, and herde hym groone…
I, 547-549
Grâce à Pandare le sens est à la fois mis en images et en mots. Passant sans cesse du mot à l’image et inversement, il traduit, translate, convertit en images, rendant ainsi le contenu visuel et le sens plus concret (par exemple, Troilus est comparé au singe qui entend la harpe mais n’accède pas à la mélodie, I, 731-735).
Si Pandare est un habile montreur d’images, c’est avant tout qu’il est voyeur de secrets. De fait les espaces où il opère sont à l’écart de la vie collective. Il accède aux lieux d’intimité par excellence, la chambre, le lit. Il accède à travers ces lieux au plus intime de l’individu. La chambre est le seul lieu où l’on échappe au bruit social, où la solitude spatiale fait écho à la solitude du cœur, mais où le monde social peut aussi s’immiscer. De même, le lit signifie le repos, l’intimité mais sait aussi se charger d’une symbolique coupable : il peut en effet être le lieu des ombres, du crime, le lieu qui marque à tout jamais l’impossibilité de faire la lumière sur ce qui s’y est réellement passé13.
La chambre et ses représentations soulignent l’opposition entre le régime nocturne par rapport au régime diurne, la découpe du temps en fragments réservés à la sociabilité et à la vie intime, et l’oscillation entre le public et le secret :
By day, he was in Martes heigh servyse-
This is to seyn, in armes as a knyght;
And for the more part, the longe nyght
He lay and thoughte how that he myghte serve
His lady best…
III, 437-441
L’alternance des rythmes, l’oscillation entre l’intérieur et l’extérieur sont renforcées au Livre II, vers 77, par la référence à Janus. Ironique invocation car c’est à Janus que l’on attribuait l’origine de toutes choses, les changements de temps, de saisons, les aléas de la fortune. Janus ouvrait et fermait toutes choses, contrôlait les rouages de l’univers. Maître de l’ouverture et de la fermeture, Janus aux deux visages correspond parfaitement au rôle de Pandare, personnage à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, œuvrant le jour, se glissant dans l’ombre de la nuit afin de préserver Troilus de la lumière du jour conçue comme l’intrusion suprême du voyeurisme social qui vient effacer le secret de la nuit :
O cruel day, accusour of the joie
That nyght and love han stole and faste iwryen,
Acorsed be thi comyng into Troye,
For every bore hath oon of thi bryghte yën!
III, 1450-1453
Le siège de Troie a disparu. La sphère du public s’insinue de toutes parts dans la forteresse de la chambre d’amour, chaque fissure (bore) permettant l’intrusion du jour voyeur et de tous les regards.14
Le parcours intérieur
Le sens se déplace de la réalité topographique et historique qui est celle de la guerre de Troie et le narrateur applique la métaphore du conflit et de l’assaut à Troilus. L’image du siège ne fait plus sens que si elle est appliquée à ce personnage. Troilus devient une sorte de place forte, ainsi retiré en sa chambre, retiré en lui-même, défendant son secret. Et lorsque, au tout début du poème, le poète annonce :
The double sorwe of Troilus to tellen…
Il pense sans doute à l’alternance de la peine, puis du bonheur qui se terminera en peine absolue. Mais le double, la figure du double, concerne aussi le sens ambivalent du siège autant historique que personnel. Doubles aussi, ou parallèles les trajets de la matière historique (l’enlèvement d’Hélène), et de l’histoire personnelle (projet d’enlever Criseyde afin qu’elle ne rejoigne pas son père). Et dans l’histoire personnelle, la figure du double renvoie essentiellement aux deux versants de l’être : le visage public et le moi intérieur reflété par toutes les images de lieux clos, reflété aussi par le miroir des rêves qui sont au nombre de deux dans le Troilus. Le parcours, dans le texte, suit les diverses étapes de l’intériorisation et s’étire du temple et des rues où défile le triomphe à la demeure transformée en temple privé contenant un autre temple privé, le cœur :
Thus gan he make a mirour of his mynde
I, 365
D’une certaine façon, en enfermant l’image de Criseyde dans un temple intérieur, Troilus reproduit l’enlèvement à l’origine de la guerre de Troie. Il capture l’image de Criseyde et en fait l’objet central d’un culte dont il est le seul adorateur ; Criseyde devient une figure (I, 366) constamment contemplée de l’intérieur, la pensée et l’imaginaire opérant comme des surfaces de projection de cette image.
Mais le vers 365 du Livre I est ambigu. La passion pour Criseyde, dès le début, est solitaire et déjà désespérée. L’expression mirour of his mynde suggère non pas la passion partagée mais la contemplation, la dévoration de l’image capturée. L’imaginaire fonctionne à sens unique, ne produit qu’un spectacle solitaire transposant l’amour réel et vivant sur une représentation imagée de Criseyde.
Sans doute faut-il considérer cette déformation du comportement amoureux comme l’un des exemples les plus dramatiques du comportement pathologique de Troilus15. D’une certaine façon, cet état déforme aussi l’espace puisque la chambre réelle devient une chambre noire, une chambre obscure, lieu de projection d’une unique image.
Par parcours intérieur il faut également entendre les images oniriques. Même si le Moyen Âge, l’Eglise en particulier, considère ces images avec méfiance – pour le moins -, la littérature puise abondamment ses motifs oniriques dans les sources bibliques (songes rapportés dans l’Ancien Testament, dans Daniel, dans le Deuxième Livre des Rois (Cycle d’Elisée), ou bien encore dans le songe de Jacob (Genèse XXVIII, 10-13). Dans la civilisation gréco-romaine, les textes de Plutarque, de Platon reproduisent des visions (par exemple dans le mythe de Timarque sans doute imaginé par Plutarque). On doit aussi rappeler la place majeure occupée au IIe siècle après Jésus-Christ par le manuel en cinq livres, l’Onirocritique composé par Artemidore de Daldis ; rappeler les traités de Galien, d’Hippocrate, d’Aristote (Parva naturalia), ou encore le Songe de Scipion de Ciceron repris par Macrobe dans son commentaire.
Le texte du Troilus ne fait pas exception. D’une manière générale, chez Chaucer, comme dans le Roman de la Rose, comme chez Machaut, l’introduction d’un rêve initial peut avoir valeur de proème ; il s’agit d’un prétexte conventionnel qui permet au poète de prétendre s’endormir (dans un jardin, une forêt, près d’une fontaine) – sommeil imaginaire pendant lequel il est censé vivre des expériences, recevoir des images qu’il transcrira à son réveil.
Dans le Troilus deux rêves sont introduits : celui de Criseyde – le songe de l’aigle – et celui de Troilus – le songe du sanglier.
Le rêve de Criseyde est rapporté en quelques vers :
And as she slep, anonright tho hire mette
How that an egle, fethered whit as bon,
Under hire brest his longe clawes sette,
And out hire herte he rente, and that anon,
And dide his herte into hire brest to gon –
Of which she nought agroos, ne nothyng smerte –
And forth he fleigh, with herte left for herte.
II, 925-931
Bien que conventionnel dans sa forme littéraire, le songe peut-être soumis à une lecture de type psychanalytique qui renforce la richesse esthétique des motifs courtois.
Ce rêve est un texte en soi, une suite d’images parlantes. A l’instar de Pandare, messager de Troilus et de Criseyde, ces images servent de lien, de navette entre la conscience contrôlée par les codes sociaux, moraux et esthétiques, et l’inconscient qui reformule le désir en images clandestines. Le rêve de l’aigle d’un blanc immaculé, qui vient arracher sans douleur le cœur de Criseyde et mettre le sien à sa place, se prête à des interprétations sexuelles évidentes. L’échange rêvé des cœurs est une image de la défloration et de l’union – image fragilisée par l’envol de l’aigle.
Ce rêve traduit peut-être le jeu sur le proche et le lointain, sur le désir et l’ignorance qui est au centre de l’amour courtois.
On remarquera le lien spéculaire entre le thème des cœurs échangés et le projet de Pandare comparé à un plan d’architecte suivant la “ligne du cœur” (Hertes line, I, 1067), le tracé imaginaire du projet. Tout en consolidant le triangle des trois personnages centraux, le motif des cœurs échangés dans le rêve, tout comme le motif de la ligne du cœur, renforcent chez Chaucer la prise en compte, à partir de sources conventionnelles, du pouvoir créateur. Par le rêve Criseyde échappe au regard de la société troyenne et construit, dans l’imaginaire onirique, une image de son désir. De même, le poète a recours à la matière et aux outils de la convention mais il s’en sert avec son propre cordeau, selon la ligne imaginaire de son cœur. Dans les deux cas – rêve de l’aigle, métaphore du cordeau – s’exprime la tension entre l’être et ce dont il dépend (normes, conventions, canons).
Le rêve de Troilus est naturellement différent. Son contenu est autre ; de plus, il se trouve tout à la fin du texte, au Livre V :16
So on a day he leyde hym doun to slepe,
And so byfel that yn his slep hym thoughte
That in a forest faste he welk to wepe
For love of here that hym these peynes wroughte;
And up and doun as he the forest soughte,
He mette he saugh a bor with tuskes grete,
That slepte ayeyn the bryghte sonnes hete;
And by this bor, faste in his armes folde,
Lay, kyssyng ay, his lady bryght, Criseyde.
V, 1233-1241
Alors que le rêve de Criseyde traduit le désir, la projection dans l’avenir, l’élan représenté par l’envol de l’aigle, le songe de Troilus, placé à la fin du poème, signifie la clôture ; il est représentation abstraite, transposée d’une vision qu’il n’aura jamais (le retour de Criseyde). Le rêve de Criseyde exprime un futur souhaité et possible ; celui de Troilus reflète le passé, le regret, le ressentiment, l’hypothèse et l’incertain, comme le souligne Pandare. Les images de la forêt et du sanglier imposent le terrestre, le sauvage, les pulsions violentes et primitives (le sanglier, qui tient Criseyde dans ses bras, semble avoir un corps humain).
Les deux songes s’opposent tout comme s’opposent le désir sublimé dans la Fin’ Amor et le désir impératif du corps capturé figuré par la scène montrant Diomède tenant le cheval de Criseyde par la bride. Allégorie courtoise, l’aigle n’appartient pas vraiment au règne animal. A l’inverse, le sanglier renvoie réellement à l’animal, à la chasse dans ses aspects symboliques (…the boor was shewed hym in figure, V, 1449), mais aussi comme activité inscrite dans le quotidien médiéval.
Le sanglier, en effet, fait partie des bêtes de vénerie au même titre que le cerf dont il n’a cependant pas la noblesse. Le sanglier est une bête puante, figure d’Antéchrist puisqu’il porte la tête basse, ce qui l’empêche de louer le Seigneur. Il se roule dans la boue, signe de sa turpitude ; il a aussi le pied fourchu, preuve indiscutable de son accointance avec l’Antéchrist17. Le songe du sanglier s’ancre aussi dans le réel car, contrairement à celui de Criseyde, et bien qu’interprété par Cassandre comme vision (oneiros dans l’Onirocritique), cette image onirique n’a du songe que le nom. Pour Artémidore, est allégorique le songe contenant un sens qui est exprimé grâce à une autre expression, une autre formulation (ce qui me semble être le cas pour celui de Criseyde). Le songe du sanglier ferait plutôt partie des songes théorématiques, ces songes dans lesquels il y a parfaite adéquation entre ce qui arrive en réalité et ce qu’ils ont fait voir18. En d’autres termes, le songe du sanglier, bien qu’introduisant l’animal pour figurer une identité humaine précise, est une image littérale, sans cryptage, sans codage, destinée à être reçue moins par le regard intérieur que par la conscience rationnelle :
This ilke boor bitokneth Diomede […]
This Diomede is inne, and thow art oute.
V, 1513,1519
Enfin ce songe est clôture parce que le sanglier fait penser à la mort dans tous ses sens. On peut retrouver dans ce songe le Livre X des Métamorphoses lorsque Adonis s’affronte au sanglier qui lui plonge dans l’aine ses défenses tout entières et l’étend moribond sur le sable fauve19 ; son sang répandu fertilisé par le nectar versé par Vénus donna naissance à l’anémone. Image de Diomède, le songe du sanglier chez Chaucer me semble à peine teinté d’allégorie. Il est essentiellement littéral comme le disent les vers 1513 et 1519 cités ci-dessus. D’ailleurs l’individu est-il si loin de l’image ou du masque qu’un auteur choisit pour le représenter ? Jean-Claude Schmitt20, utilisant les travaux de Marcel Mauss, rappelle que le sens que nous donnons à la “personne” est tardif :
Mauss a insisté avec raison sur l’étymologie et les sens anciens de persona : équivalent du grec prosôpon, qui désigne “ce qui est placé devant la vue”, persona appartient au champ sémantique de la vision. Il signifie d’abord le masque, puis le rôle joué par un “personnage”21.
Tissage du réel et d’un imaginaire qui n’est sans doute qu’une parodie d’illusion qui projette en fait avec force le vrai, le rêve semble distinguer le rêveur – l’individu – et les figures imagées. Pourtant cette partition rend bien compte d’une même complémentarité apparemment discordante unissant le public et le secret, le diurne et le nocturne, le “héros” et l’homme. Sans doute l’expérience onirique possède-t-elle cette qualité à la fois d’obscurité et de transparence propre à un espace à la fois sibyllin et spéculaire qui seule peut mettre en contact le réel et l’imaginaire22.
Etrange texte, par certains côtés, où l’on supprime le réel qui, pourtant, revient sous d’autres formes, sous le masque onirique par exemple. Centré sur le secret et les espaces clos, le poème porte en grande partie sur l’enfermement : le siège de Troie, le siège du moi, la mort intérieure23.
Long poème découpé en cinq livres, ce texte raconte une histoire qui se déroule dans un espace qui se rétrécit sans cesse, décrivant un parcours qui commence avec une vision de la mort intérieure et aboutit en définitive toujours à la mort intérieure.
Un espace métaphorisé
Dans son texte Chaucer efface l’image mythique du héros et la remplace par la vision d’une passion humaine. La figure héroïque se fracture au moment où avec les Troyens, Troilus se rend au temple afin de rendre hommage à l’image de Pallas – le Palladion, image de fidélité et de protection – qui, selon le mythe, était une représentation en bois de Pallas tombée du ciel pour protéger la cité de Troie, objet d’un culte maintenu par des vestales entretenant le feu du temple. L’histoire de Troilus débute ainsi, dans un temple, sur un conflit d’images, l’image sacrée de Pallas inscrite dans un mythe politique et l’image d’un héros, guerrier guide de ses chevaliers (I, 183-185), décrit à distance, dans une position dominante qui rappelle le Chevalier du conte éponyme de Chaucer, montant Bayard (nom conventionnel pour un cheval qui n’a rien de troyen). La description du guerrier et l’image de Pallas ne sont que des prétextes amenant la rencontre de Troilus et Criseyde. Resserrement de l’histoire, focalisation sur deux personnages, rétrécissement de la topographie par l’accent mis sur des espaces encadrés ou fermés.
Le passage par le temple figure ce rétrécissement de l’espace. C’est dans ce lieu de culte, lieu d’observation totale rassemblant la foule, que s’opère la fermeture de l’espace implicitement étiré grâce au déploiement du telos de la guerre de Troie. D’une certaine façon, le temple resserre l’espace et la foule comme le ferait une sorte d’écluse, ne laissant que deux ou trois individus.
Ainsi donc, après l’évocation des champs de bataille, puis la rencontre de Troilus et de Criseyde, la vision panoramique ne se justifie plus : l’espace devient feuilleté, cloisonné, ne renvoie plus qu’à une imbrication de lieux de plus en plus étroits : le temple, les demeures avec leurs portes et leurs fenêtres, les chambres et cabinets avec leurs lits, rideaux, guichets, jusqu’à l’évocation par Troilus de sa propre sépulture, ou bien la représentation de Pandare, écoutant la plainte de Troilus, dans son dos, dans une attitude à la fois d’espion, de confesseur, de thérapeute24.
Pour autant, l’espace ne se déconstruit pas. Le rétrécissement permet de métaphoriser l’espace et l’auteur peut ainsi, en utilisant les lieux, la sémantique topographique, passer du réel à l’imaginaire, de l’espace littéral construit à l’espace textuel conçu comme une création architecturale. Chaucer ne fait pas là une démarche véritablement originale. Dans sa Poetria Nova (43-48)25, Vinsauf exploite la métaphore de l’architecture pour traduire le processus qui organise d’abord la pensée avant d’aboutir au texte :
Si quis habet fundare domum, non currit ad actum
Impetuosa manu : intriseca linea cordis
Praemetitur opus, seriemque sub ordine certo
Interior praescribit homo, totamque figurat
Ante manus archetypus quam sensilis.
Pandare/Chaucer a recours à la même métaphore de la construction pour décrire le mode opératoire dans l’organisation du plan d’action, en fait essentiellement l’art de composer un texte :
For everi wight that hath an hous to founde
Ne renneth naught the werk for to bybynne
With rakel hond, but he wol bide stounde,
And sende his hertes line out from withinne…
I, 1065-1068
La pensée créatrice qui construit l’espace imaginaire, au sens littéral, voilà le fondement de l’art poétique; la mise en contact d’un laboratoire d’idées personnelles servies par des outils existant déjà, et des images tirées du réel transmutées par l’imaginaire. Il est intéressant de noter chez Vinsauf et dans la “version” de Chaucer l’accent mis sur la main, main réelle ou “main de l’imaginaire”, cordeau ou “ligne du cœur” ; la contiguïté des registres sémantiques décrivant l’œuvre du maçon ou l’art du poète conçu comme artisan souligne bien, dans la création médiévale, la communion du réel visible et de l’imaginaire invisible. Chaucer ne fut-il pas aussi responsable des grands chantiers royaux de construction et de transformation ? Ne fut-il pas, lui le poète, ami d’un maître maçon très connu, Henry Yevele ?
Ainsi donc Chaucer construit en architecte un espace poétique en déconstruisant des images réelles rebâties dans ses textes. Mais comment figurer ce qui peut sembler irreprésentable ? Pour suggérer l’intime dans le Troilus and Criseyde, Chaucer rétrécit l’espace au point, par exemple, que Troilus peut percevoir les murmures de Criseyde et Pandare présents dans sa chambre :
Was Troilus nought in a kankedort,
That lay, and myghte whisprynge of hem here…
II, 1752-1753
L’étroitesse du lieu est un moyen de traduire l’intime et le secret, mais elle rend également compte de la réalité de la demeure médiévale.
L’iconographie26 reflète les rôles divers joués par la chambre, son aménagement et son mobilier. Philippe Contamine27 rappelle que par “lit” il faut entendre le “lit complet”, c’est-à-dire le bois de lit, le lit lui-même et toutes les étoffes disposées autour du lit afin de protéger non seulement du froid, de la lumière, mais aussi des regards. L’iconographie et les textes montrent que la description du lit renseigne sur l’aspect matériel et constitue un véritable langage symbolique du désir. Etoffes, rideaux, en particulier les plis, suggèrent le corps qui est caché tout autant que révélé. Dans le Troilus on trouve au Livre III, vers 57-60, ce passage :
And Lord, so that his herte gan to quappe,
Heryng hire come, and shorte for to sike!
And Pandarus, that ledde hire by the lappe,
Com ner, and gan in at the curtyn pike…
Dans cette rencontre entre Troilus et Criseyde manigancée par Pandare, les identités sont presque absentes; en revanche, le corps et ses désirs, de manière très suggestive, sont présents et représentés grâce à l’allusion appuyée au textile qui voile tout en dévoilant (lappe, curtyn). Les plis de la robe de Criseyde se mêlent aux plis des rideaux du lit dessinant ainsi un autre tissage figurant la rencontre des corps. Décrire le lit et ses étoffes permet surtout de traduire la promiscuité et la fragilité de la notion de vie privée. A l’exception peut-être de l’instant du glissement dans le rêve qui n’appartient qu’à lui, le dormeur est toujours côtoyé, observé par toute une maisonnée comme l’indique la référence à la présence, tout près de Troilus couché, de ses frères, de Pandare, de Criseyde.
Par delà sa réalité matérielle objective, par delà ses connotations péjoratives pour le guerrier Troilus couché, vaincu par la passion, le lit est un espace ambigu signifiant le repli extrême ou, au contraire, l’ostension de la souffrance amoureuse telle qu’elle est, par exemple, exposée dans ce passage :
“My Pandarus,” quod Troilus,
[…]
I trowe I shal nat lyven tyl to-morwe.
For which I wolde always, on aventure,
To the devysen of my sepulture
[…]
But of the fir and flaumbe funeral
In which my body brennen shal to glede
[…]
The poudre in which myn herte ybrend shal torne…
V, 295-309
Le passage décrit l’extrémité de la passion, la fin de la tension entre Eros et Thanatos, avec le glissement de la description du lit, si souvent évoqué, vers l’exposition funèbre de Troilus mort. Pourtant, lit et bûcher funéraire forment un tout qui renvoie, à travers l’ostension permanente du corps souffrant ou mort, au gisant médiéval. Et le gisant renvoie également à tout un arrière-plan qui dépasse le constat de la mutabilité humaine : l’énoncé des dispositions ultimes permettent de lire la (possible) fin de Troilus comme un sacrifice, une sorte de martyre théâtralisés sur la scène constamment implicite dans ce texte et figurée par le lit, puis le bûcher. Destruction et oblitération ambiguës du corps cependant magnifié par l’urne d’or représentant à la fois le rétrécissement ultime de l’espace et du corps et l’éclatement infini de l’image de Troilus ainsi ritualisée par le codage mnémonique de sa mort réelle ou figurée.
Tous ces espaces rétrécis sont ambivalents car ils exposent autant qu’ils dissimulent.
D’autres exemples viennent souligner l’ambiguïté comme le cabinet où Troilus est enfermé par Pandare afin de contempler Criseyde (premier passage cité ci-dessous), ou la dernière description de sa chambre (dernier passage cité) :
Troilus, that stood and myght it se
Thorughout a litel wyndow in a stewe,
Ther he bishet syn mydnyght was in mewe…
III, 600-602
He rist hym up, and every dore he shette,
And wyndow ek, and tho this sorwful man
Upon his beddes syde adown hym sette,
Ful lik a ded ymage, pale and wan…
IV, 232-235
Particulièrement dans le premier exemple, le cabinet et la fenêtre découpent l’espace en un tableau qui décrit moins Criseyde contemplée que Troilus et le lecteur placés dans une position de voyeurs. La fenêtre fragmente l’espace domestique et encadre le personnage de Troilus tout en soulignant l’ambiguïté optique inhérente au voyeurisme : qui regarde qui ?
La même remarque peut encore s’appliquer à la muraille de Troie, clôture à la fois de l’espace et de “l’aventure”, signifiant tout autant l’exclusion que l’inclusion, la perspective géographique et le piège, la projection vers un possible avenir et l’incapacité de briser les limites énoncées par les codes courtois, sociaux ou politiques28.
Ainsi s’exprime, en dernière analyse, la tension au Moyen Âge entre le public et le privé, l’espace réel et l’espace de l’imaginaire : les auteurs métaphorisent l’espace, qu’il soit ouvert ou fermé, construit ou naturel, afin de révéler, par les images spatiales et architecturales, le monde invisible de la pensée et des affects. Le regard sur l’intime passe par la description d’espaces cadrés, fragmentés, troués qui, érigés en véritables postes d’observation, deviennent des yeux dans la pierre ou dans le bois propices à l’examen de l’individu.
La métaphorisation de l’espace, bien évidemment, pose le problème du statut de l’auteur car c’est lui qui, tel Pandare, se tient entre l’espace réel manipulé et l’espace imaginaire, qui est voyeur et créateur du monde qu’il transpose pour les auditeurs et les lecteurs.
Tous les espaces fragmentés interrogent également sur la valeur de l’individualité. L’ekphrasis, les images spéculaires, les visions cadrées, placent l’individu dans une position d’ostension, dans un miroir aux multiples orientations renvoyant autant à l’environnement social, qu’à lui-même ou à l’auteur. En d’autres termes, l’espace réel sert de médiation à l’imaginaire et de prisme permettant d’explorer l’espace intime. Décrire une fenêtre ou un cabinet rend moins compte des stratagèmes de Pandare que de l’évolution d’une société désireuse de comprendre l’individu – tout en le contrôlant – par la description de ses vêtements, de son habitat, par l’accent mis sur la mémoire, ses représentations, et les sens. Il existe par conséquent un lien entre l’espace et l’individu qui explicite la façon dont il s’intègre dans la société ou parvient à s’en échapper. La chambre constitue sans doute la plus pertinente figuration du retrait qu’il s’agisse de la chambre au sens pratique ou le lieu où l’on se retire pour écrire29. On pensera à la chambre de Dante qu’il décrit au début de Vita Nova, lorsque lui apparaît pour la première fois Béatrice qui fit trembler l’esprit de la vie qui demeure dans la très secrète chambre du cœur30. La chambre est le lieu dans sa demeure où il se retire solitaire afin de retrouver la merveilleuse vision dans le sommeil31.
Qu’il s’agisse de figurer le lieu où l’amant exprime sa plainte ou l’espace de l’imaginaire poétique, la métaphore architecturale ou topographique sert à représenter le cadre que vient habiter un texte. Le texte est ainsi, d’une manière peut-être illusoire, mis en relief, mis en écrin, et, à première vue, possède une forme d’autonomie provisoire par rapport aux influences qui inévitablement se dessinent lorsque les lectures l’approfondissent ; il semble, temporairement, être un quasi-monde32.
Aprochen gan the fatal destyne […]
For which Criseyde moste out of the town,
And Troilus shal dwellen in pyne…
V, 1, 5-6
L’ensemble du texte repose sur la tension entre l’extérieur et l’intérieur, le secret et le public, figurée par le siège de Troie et le siège du cœur ; cette tension oppose aussi deux personnages, Troilus qui reste derrière les murailles de Troie, et Diomède qui emmène Criseyde hors de Troie33. Le départ de Criseyde – rançon payée aux Grecs pour que les Troyens puissent racheter Anténor – contraste avec la vision déclinante d’un monde courtois aux individus stéréotypés comme, par exemple, l’image du chevalier Troilus sur sa monture tenant son faucon sur son poing et accompagnant Criseyde (V, 64-66). Cette image a la valeur de l’icône ; elle ne transcrit aucune mobilité, pas plus que les incessants pèlerinages de Troilus de sa demeure à celle de Criseyde dont portes et fenêtres, à jamais closes, ferment l’espace de l’aventure (V, 531-535). A cette fixité esthétique s’oppose la nécessité et la rhétorique rationnelle défendues par Diomède ; d’un côte du diptyque, Troilus, faucon sur le poing, qui suit le cheval de Criseyde jusqu’aux portes de Troie, de l’autre, Diomède qui en saisit la bride.
On retrouvera la même tension entre le monde courtois qui s’éclipse et la réalité d’un monde plus urbain et pragmatique dans le Parlement des oiseaux contrastant les aigles aux oiseaux de marché et de basse-cour, ceux qui imposent la nécessité d’ordre social et économique. De même, la main de Diomède s’emparant de la bride de la monture de Criseyde (V, 92-98) montre une perspective différente de l’amour fondée sur l’occasion, l’affaire conclue, l’échange.
Le transfert de Criseyde de Troie vers les Grecs est ainsi un parcours signifiant qui va des codes courtois à des conceptions nouvelles des rapports humains. Les codes courtois sont estompés, les espaces allégorisés sont fermés :
“And farwel shryne, of which the seynt is oute !” V, 553
La demeure de Criseyde revisitée dans une interminable déambulation n’abrite plus qu’un imaginaire sclérosé et ruminé, re-présentant des images déjà vues apparentant l’espace à un labyrinthe sans sortie ou à une prison (V, 883-884).
La distanciation de l’esthétique courtoise s’exprime par l’errance de Troilus sur les murailles et la vision d’espaces fermés associés à un passé rangé. Troie devient un monde déconnecté où la sentinelle Troilus attend ce qui ne viendra plus :
“From haselwode, there joly Robyn pleyde,
Shal come al that that thow abidest heere.”
V, 1174-1175
un monde qui se referme sur lui-même au moment où les portes de la ville avalent les derniers paysans ramenant leurs troupeaux.
Entre ces deux mondes, Pandare, navette humaine, évolue avec humanité et réalisme aussi.
Chaucer n’est-il pas ce Pandare, celui qui tisse et peint les émotions de ses protagonistes en se servant de la toile de fond d’un monde réel, celui qui doit composer avec la matière déjà écrite et les textes à venir, en attente dans le “trésor” de son imaginaire ? Son Troilus contraste le passé et, en cette fin de XIVe siècle, les temps à venir. Pandare le dit bien à Troilus :
“Ris, lat us speke of lusty lif in Troie
That we han led, and forth the tyme dryve;
And ek of tyme comyng us rejoie…”
V, 393-395
Le temps nouveau est là, annoncé dans le poème par le chant du coq, par les références à l’aurore, au temps compté qui n’est plus mythique, ou bien encore par la coïncidence du départ définitif de Criseyde avec la nouvelle lune, une lune croissante, cornue, disant littéralement le sort de Troilus :
“I saugh thyn hornes olde ek by the morwe
Whan hennes rood my righte lady dere
That cause is of my torment and my sorwe…”
V, 652-654
Notes
1 L’édition des textes de Chaucer est celle du Riverside Chaucer, ed. Larry D. Benson, 1987, Oxford: Oxford University Press, 1988.
2 J’emprunte ces termes à l’ouvrage de Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris : Seuil, 1986, p. 157, dans son chapitre “Qu’est-ce qu’un texte ?”.
3 Boccace insiste sur le rôle de Pandare ; Chaucer, quant à lui, développe non seulement le rôle de Pandare comme entremetteur mais il fait la part belle à toutes les formes d’expression et de communication autres qu’orales. Voir sur ce sujet l’étude de J. A. Burrow, Gestures and Looks in Medieval Narrative, Cambridge University Press, 2002 (chapitre IV, “Two Middle English Narratives”).
4 Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977, p. 53.
5 Op. cit., p.79.
6 Sur ces aspects je renvoie à mon article “Thus gan he make a mirour of his mynde… Marge, marginalité et jeux optiques dans le Livre I du Troilus and Criseyde de Chaucer”, à paraître fin 2005 (Publications de l’AMAES, Collection GRENDEL, Université de Nancy). Voir également l’étude de Julia Ebel, “Troilus and Oedipus : The Genealogy of an Image”, English Studies, vol. 55, 1974, sur les thèmes de la cécité et de la clairvoyance.
7 In Heroes and Heroines in Medieval English Literature, ed. Leo Carruthers, Cambridge: D. S. Brewer, 1994, p. 161.
8 Sur cette double polarité, voir Gloria Cigman, op. cit., p. 162 : The creator of idealised images of mankind relies on the individual’s awareness of the inevitability of imperfection to ensure the impact of his spiritually larger-than-life heroes.
9 Du grec autopsia : voir de ses propres yeux.
10 In Bulletin des Anglicistes médiévistes, n° 46, hiver 1994.
11 Cf. Ovide, Métamorphoses, Livre IV, tome I, trad. Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, 1994.
12 Guillaume de Machaut, Le Dit de la fontaine amoureuse, in Œuvres, éd. Ernest Hoepffner, Paris : Champion MDCCCCXXI. Un soir sur le point de s’endormir, le poète surprend la plainte qui vient de la chambre voisine où l’amant confie sa peine à la nuit : Si me vesti et acesmay/Et alumay de la chandeille/Mais j’avois toudis l’oreille/Devers la cheminée a destre/Ou il avoit une fenestre/Par ou sa parole escoutoie,/Car pres de la fenestre estoie./Si que je pris mon escriptoire,/Qui est entaillie d’ivoire,/Et tous mes outils pour écrire/La complainte qu’i voloit dire (222-232).
13 J’emprunte ce passage au chapitre de Danièle Regnier-Bohler, “Fictions – Exploration d’une littérature – Espace et imaginaire” in Histoire de la vie privée (2), dir. Philippe Ariès et Georges Duby, Seuil, 1985, 1999, p. 319.
14 Cf. Gloria Cigman, op. cit., p. 163: The imaginative portrayal of the anti-hero always reflects the isolation and uniqueness of the self in the context of the spirit (the eyes of God), or worldly status and esteem (the eyes of society), or intimate relationships (the eyes of one other being).
15 Sur l’anéantissement de la volonté dans l’amour courtois, voir Henry Rey-Flaud, La névrose courtoise, Navarin, 1983. J’ai abordé l’aspect pathologique du comportement dans une étude intitulée “Esthétique et expérience : approche de la passion dans Troilus and Criseyde”, in Différence et identité, Publications de l’université de Provence, 1992.
16 Voir le chapitre de David Aers, “Interpreting Dreams : Reflections on Freud, Milton, and Chaucer” in Peter Brown (ed.), Reading Dreams. The Interpretation of Dreams from Chaucer to Shakespeare, Oxford University Press, 1999, p. 97: Troilus begins having dreams as soon as Criseyde is traded to the Greeks (V, 246-59). They bear witness to his sense of isolation and his acute anxiety at being cut off from the woman who has become the nurturing source of his life. At once Troilus interprets his own dreams as signs that his death is impending (V,316-22).
17 Cf. Jean-Paul Debax, “Chasse au goupil et valeurs courtoises dans Sire Gauvain et le Chevalier Vert”, in Sir Gawain and the Green Knight. Essays and Studies, Publications de l’AMAES, Paris, 1994, p. 119-122, et Livre deu Roy et de la Royne Ratio, in Jeux et sapience au Moyen Âge, éd. A. Pauphilet, Paris : NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 644-660.
18 Je renvoie à l’édition suivante : Artemidore, La clef des songes. Onirocriticon. Texte traduit et annoté par A. J. Festugière, Paris : Vrin, 1975.
19 Ovide, Métamorphoses, Livre X, tome II, trad. Georges Lafaye, Paris : Les Belles Lettres, 1995, p. 145-146.
20 In Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris : Gallimard, 2001, p.257.
21 Marcel Mauss, “Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de moi” [1938], in Sociologie et anthropologie, Paris : P.U.F., 1968, p.331-362.
22 Sur le rêve, le miroir, et l’identité, voir par exemple Steven F. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1992, p. 136 (chapitre “Dreams and Fiction”).
23 Sur ce point, voir Piero Boitani, The Tragic and the Sublime in Medieval Literature, Cambridge University Press, 1989, p. 73.
24 Cf. le terme leche (I, 857), celui à qui l’on montre l’intérieur, les plaies (858), le médecin, qui semblerait en vieil anglais [læce] avoir la même étymologie que leech, la sangsue.
25 Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, in Ernest Gallo, The Poetria Nova and its Sources in Early Rhetorical Doctrine, The Hague, Paris: Mouton, 1971. Je propose la traduction suivante du passage cité: Si un homme envisage de construire une maison,/ Il retient sa main impétueuse. D’abord le mètre/ de son esprit prend la mesure du travail à/ accomplir ; mentalement, dans un ordre défini,/ il expose les étapes successives. La main de/ l’esprit/ façonne l’ensemble de la maison avant/que la main du corps ne la construise. Son état/ est archétypal avant d’être réel.
26 Voir par exemple Michæl Camille, L’art de l’amour au Moyen Âge. Objets et sujets du désir (titre original : The Medieval Art of Love). 1998, Könemann, 2000.
27 Histoire de la vie privée…, p. 490 sqq., en particulier p. 496 où Philippe Contamine montre bien que le lit représentait tout un ensemble dont la fonction était proche d’un décor visuel et dramatique : Dans la seconde moitié du Moyen Âge […], le ciel, les rideaux, le dossier, le couvre-lit et les tentures murales pouvaient constituer une ornementation assortie. […]. Décor mobile, portatif, en parfaite harmonie avec les usages du temps qui, chez les grands, autorisaient ou imposaient les déplacements incessants.
28 Cf. mon étude “ Narration et jeu scénique dans le Troilus and Criseyde de Chaucer ”, in Tudor Theatre. Narrative and Drama, Peter Lang, Collection Theta, 1995. Voir aussi l’article de S. Schuman, “The Circle of Nature; Patterns of Imagery in Chaucer’s Troilus and Criseyde”, Chaucer Review (Fall, 1975), p. 102.
29 Dans The House of Fame, convoquant son imaginaire, Chaucer dit ceci: O Thought, that wrot al that I mette,/ And in the tresorye hyt shette/ Of my brayn... (II, 523-525). Tresorye renvoie à l’imaginaire conçu comme espace de création semblable au “trésor”, par exemple celui d’une cathédrale qui renferme des objets précieux.
30 Dante, Vie nouvelle, in Œuvres complètes, traduction et commentaire par André Pézard, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 6.
31 Op. cit., p. 8.cœur (op. cit., p. 157-158, chapitre “Qu’est-ce qu’un texte ?”) : Le texte […] n’est pas sans référence ; ce sera précisément la tâche de la lecture, en tant qu’interprétation, d’effectuer la référence. Du moins, dans ce suspens où la référence est différée, le texte est en quelque sorte “en l’air”, hors monde ou sans monde ; à la faveur de cette oblitération du rapport au monde, chaque texte est libre d’entrer en rapport avec tous les autres tex
32 J’emprunte l’expression quasi-monde à Paul Rites qui viennent prendre la place de la réalité circonstancielle montrée par la parole vivante. Ce rapport de texte à texte, dans l’effacement du monde sur quoi on parle, engendre le quasi-monde des textes ou littérature.
33 David Wallace explique que la fin du Troilus montre un changement de perspective narrative chez Chaucer qui, en passant aux Contes de Cantorbéry, s’éloigne des intérieurs aristocratiques intimes et privilégie des groupes sociaux plus larges, plus ouverts (in Chaucerian Polity. Absolutist Lineages and Associational Forms in England and Italy, Stanford University Press, 1998, p. 101.
Paradisul celor înfometaţi: motivul “ţării unde curge lapte şi miere”
Paul Cornea
Université de Bucarest, Roumanie
Le paradis des affamés : le motif du « Pays de Coccagne »
The Paradise of Those Who Hunger. The Motif of The ‘Land of Plenty’
Abstract: The present paper intends to explore the content and to describe the European fortune of the motif of the ‘Land of Plenty’ (from the thirteenthto the eighteenthcentury). It outlines the characteristics of this theme, which is to be found in the Romanian literature in I. Budai-Deleanu’s work. This writer, who died in 1820, produced a masterpiece, a heroic-comical poem about gypsy life, Tziganiada. The ‘Land of Plenty’ is a grotesque and comical Paradise, where there are rivers of milk and butter with polenta shores and liquor springs, stacks of sausages, mountains of cheese, etc. This book stresses the fortune of the theme, abundantly present in Italy (in Boccacio’s and Teofilo Folenga’s works, as well as in chapbooks), in France, Germany (Schlaraffendland), The Netherlands (the famous painting by Brueghel), etc. It ventures to explain the origin of the motif and its associations with the ‘Golden Age’ and the ‘World Upside-Down’ themes.
Keywords: Medieval mythology, Land of Plenty, the ‘World Upside-Down’ theme, I. Budai-Deleanu.
En début de ma carrière d’historien de la littérature, vers la fin des années 50, je me suis entiché d’un auteur inconnu et méconnu à l’époque, Ion Budai-Deleanu, qui avait passé sa vie à Lemberg (Lvov), comme un modeste et loyal fonctionnaire de l’administration autrichienne[1]. A sa mort, survenue en 1820, il avait laissé une grosse malle remplie de manuscrits. Parmi beaucoup de travaux érudits, de philologie et d’histoire, on a retrouvé deux versions d’une épopée héroïque-comique-satirique, genre prisé au siècle des Lumières, la Tsiganiade. La deuxième version, la meilleure, publiée seulement en 1925, raconte l’odyssée burlesque des Tziganes qui ont voulu vainement se rassembler dans un état, au temps de Vlad l’Empalleur, prince régnant de la Valachie, au XVe siècle, qui apparaît ici sans l’aura satanique que lui a conféré toute une mythologie récente. Parlant des Tsiganes, l’auteur, comme il l’avoue lui-même, voulait en vérité représenter sous une forme allégorique l’impuissance générale de tous les humains de réaliser leurs idéaux les plus nobles à cause de leur inéluctable attrait vers le péché et la luxure[2].
L’oeuvre est absolument étonnante par sa versification, surtout par son langage ; ni l’une ni l’autre n’ont aucun rapport avec ce qu’on faisait à son temps. L’écrivain emploie le décasyllabe trochaïque et fait usage d’une sextine qui adapte astucieusement l’octave classique de l’Arioste. Or, ce vers rapide et noble est paradoxalement mis en mouvement à l’appui d’une langue fruste, mais de grande richesse idiomatique, qui recourt à des régionalismes, archaïsmes, mots argotiques et inventions personnels, le tout d’un coloris, d’une fraîcheur et d’une plasticité fascinantes. Aujourd’hui, la Tsiganiade est considérée comme un chef-d’oeuvre, mais quand je lui ai consacrée mon étude, en 1958, elle était plutôt méprisée car elle posait trop de problèmes aux esprits dogmatiques, s’avérant totalement inclassifiable et provocatrice par les libertés prises à l’égard de la forme autant que par son franc parler[3].
Je viens maintenant, après ce détour, au thème de notre Colloque. Parmi beaucoup d’épisodes qui m’avaient frappé dans l’épopée parodique de Budai-Deleanu, un surtout avait attiré particulièrement mon attention. Il s’agit des dix strophes appartenant au neuvième chant où un des personnages, valorisé de manière positive par l’auteur, Parpanghel, entreprend sur le modèle dantesque, largement suivi dans les littératures populaires de l’Est et du Sud-Est européen, un voyage initiatique au paradis et dans l’enfer[4]. La description du paradis nous amène de plein pied dans le monde imaginaire évoqué avec tant de talent et d’érudition par Corin Braga dans son livre sur Le Paradis interdit. Cependant, il s’agit d’un autre paradis que de celui auquel pensaient les pères de l’Eglise aux premières siècles de notre ère ou de celui décrit dans le Livre du prophète Hénoch ou encore de celui des trois moines qui voulaient arriver au point « où le monde terrestre rejoint le monde céleste »[5].
Chez l’auteur roumain, bien que les premières quatre strophes des dix mentionnées semblent correspondre aux bien connus stéréotypes vétéro-testamentaires (climat doux, éternel printemps, paysage floral etc.), les strophes suivantes dressent un panorama tout à fait surprenant : il y a dans cet étrange jardin des ruisseaux de lait et de beurre avec des berges de polenta, on en trouve des sources d’eau de vie et un étang de vin, des collines de fromage et du lard, des haies faites de saucissons, des arbres où pendent des gâteaux et des pâtisseries. S’il y a ici un paradis, alors il est très sensuel, sans spiritualité, c’est un endroit d’où Dieu est absent et les humains sont admis à jouir de tous les délices sans tenir compte de leurs vertus et sans leur imposer quelque obligation que ce soit. J’avais diagnostiqué ce lieu bizarre et frustrant par sa grossière matérialité en me rappelant le fameux tableau de Breughel, conservé à la Pinacothèque de Munich, intitulé en flamand le Luilekkerland, ce qui signifie le pays de la paresse (« loai » en frison) et de la gourmandise (« lekker »), donc le pays de Coccagne. En effet, j’avais indiqué dans mon étude que la vision de Budai-Deleanu « ressemble au chimérique Pays de Coccagne forgé par l’imagination populaire à l’aube de la Renaissance ».
Regardons ensemble la peinture de Breughel. Le centre du tableau est dominé par l’image de trois hommes allongés à terre, autour d’un arbre. Deux, un soldat et un paysan, semblent dormir profondément, tandis qu’un troisième, un clerc, rêve les yeux éveillés dans un état de quiétude et de contentement. Les trois personnages sont corpulents, bâtis en proportions rubensiennes, et donnent l’impression de se sentir rassasiés après un déjeuner copieux. Aux alentours, l’ordinaire d’un jour d’été quelconque devient extraordinaire par le spectacle d’une nature prodige dans ses offres : on voit un cochon rôti et pourtant trottinant vers une sorte de cactus en galettes, un oeuf à la coque qui paraît inviter le consommateur, un homme à l’arrière-plan qui semble se frayer un chemin dans une montagne de fromage. A l’horizon on distingue une mer de lait et à gauche on assiste à l’image insolite d’une femme abritée sous un toit couvert de tartes qui, la bouche ouverte, semble attendre qu’un rôti lui tombe tout prêt du ciel. Un air de somnolence repue flotte sur ce tableau de paresse, de fainéantise au carré, mais assumée, je dirais, de manière métaphysique, car la portée ontologique de l’existence ne repose plus sur le principe du travail requis pour l’obtention du nécessaire. Les trois hommes allongés, selon un commentateur, « tels les rayons de la grande roue de la fortune dont l’essieu serait l’arbre », n’ont rien à faire, rien à attendre donc rien à espérer. C’est, à la fin des fins, un monde peu enviable où le vrai danger est l’ennui et où la recherche de la transcendance devient le dernier des soucis.
Pourtant, le thème du Pays de Coccagne a eu un énorme retentissement dans l’Occident européen, du XIIIe aux XVII-XVIIIe siècles. Comme toujours dans de pareils cas, il a circulé en variantes diverses et a suscité des interprétations souvent contradictoires. Je me propose ici d’esquisser, dans une perspective cavalière et en raccourci, un état de la question. Et je vais commencer par vous dire qu’il y a une différence radicale entre le paradis grotesque des « coccagnards » et la quête du « paradis interdit » qui constitue la matière du magistral livre de Corin Braga.
L’extraordinaire vogue de la Coccagne renvoie au Moyen Age, quand les couches défavorisées de la population, beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui (les paysans, les artisans des villes, les clercs méprisées des grands, les mercenaires à la solde des féodaux, les petits négociants) vivaient souvent en indigence et pénurie. Ils devaient s’épuiser au travail car les récoltes étaient pauvres, l’argent rare, l’agriculture primitive, l’existence soumise aux ravages des guerres, des pillages, des épidémies. Dans ces conditions, il est compréhensible que le récit d’un pays légendaire où la nourriture soit abondante, à la portée de tous, ou, en plus, il n’y a ni maître ni loi qui doivent être respectées, devait susciter la curiosité et plaire. Il offrait des satisfactions compensatrices à ceux qui ont presque toujours le ventre creux.
Comme d’autres thèmes à substance anthropologique, la Coccagne s’appuie aussi sur des fantasmes originaires qui ont hanté l’imagination de tous les peuples et de tous les temps. Parmi ceux-ci il est, certes, inutile d’insister maintenant sur l’idée de « paradis », endroit de repos, de bonheur, d’harmonie où l’homme se trouve en proximité des Dieux. Souvent la Coccagne a été associée au mythe de l’ « âge d’or », époque de félicité, installée, contrairement aux données scientifiques, à l’aurore de la civilisation, décrite avec gravité par Hésiode dans Les travaux et les jours et avec un sourire sceptique par Ovide dans ses Métamorphoses. Il y a partout – constate avec raison Corin Braga – « des symboles récurrentes ( qui) peuvent être lus comme l’expression de certaines matrices de l’inconscient culturel collectif. Ce substrat imaginaire commun favorise la diffusion rapide des thèmes fondamentaux, liés à la condition humaine (bonheur, désir d’immortalité, jeunesse éternelle etc.), qui revêtent une expression attrayante ou mémorable. Grâce à lui on explique les contaminations d’une littérature à l’autre. »
Jumelé au motif paradisiaque dans un mélange souvent insolite, il y a un autre motif, apparemment opposé, celui du « monde à l’envers ». Il a été très répandu à l’origine dans les pays allemands, car il figure dans le répertoire des minnesanger et des goliards. « Le monde à l’envers » permet de jeter un regard moqueur sur les évidences les mieux fondées et sur ceux qui dirigent les affaires de ce bas monde. La Coccagne en est un bon exemple car ici on rencontre l’âne à califourchon sur le maître, des chevaux qui pondent des figues, le fameux âne « caca oro », le vin qui coule au lit des rivières, les prisons réservées à ceux qui veulent travailler. On n’en trouve ni lois ni ceux qui assurent chez nous leur fonctionnement, donc les policiers et les bureaucrates. Davantage même, cet étrange pays manque de toute présence divine, il n’y a pas de religion, pas d’église, pas de règlement contraignant (le jeûne, le rituel). Il jouit d’une liberté qui voisine à l’anarchie. C’est une image associée à la « culture carnavalesque » de Bakchtine, à la différence prés que celle-ci déroule ses fastes périodiquement, en se fortifiant notamment par l’opposition de la culture soi-disant « ordinaire », tandis que la « culture coccagnarde » est permanente, n’ayant pas d’opposition et pour cela même condamnée à s’auto-dévorer.
Sur l’origine du motif les spécialistes discutent et se contredisent, comme toujours. Arthuro Graf signale un abbé Cucaniensis dans une poésie goliardique de la première moitié du XIIe siècle[6]. Le docteur Sluys considère que la première description « de ce pays de félicité et d’abondance » se trouve dans un fabliau français du dernier tiers du XIIIe siècle, écrit en dialecte francien (Ille de France) « émaillés ça et là de mots et de tournures picards et wallons »[7].
En laissant aux érudits la tâche de trancher, je vais m’arrêter brièvement à ce fabliau d’où « tout est parti », une oeuvre absolument remarquable, d’une étonnante modernité. L’auteur, anonyme, semble être un de ces étudiants de profession qui vagabondaient d’une université à l’autre, de Bologne à Padoue et de Paris à Montpellier, dit « goliards ». Ils vivaient au style de nos « clochards », irrévérencieux et frondeurs, de moeurs légers sinon débridés, grands amateurs de beuverie et de farces. Le poème se distingue par l’humour cocasse et la mi-distance maintenue entre la moquerie et un sérieux feint. A côté de ce que vont devenir les stéréotypes de la géographie imaginaire de la Coccagne, à remarquer des trouvailles plaisantes qui ne seront plus reprises : par exemple, le fait qu’il y a dans le pays de l’abondance quatre Pâques, quatre fêtes de Saint Jean, quatre Noëls et « un seul carême en vingt ans »[8]. Mais voilà vraiment l’inattendu : comment les hommes accrochent les femmes :
Les femmes y sont très belles
Chacun prend dames et demoiselles
Que lui conviennent
Sans que personne ne s’en courrouce;
II en use à son plaisir
Tout comme il veut, en liberté…
Et ce qu’il est encore plus étonnant, même incroyable, c’est que la réciprocité fonctionne, voilà donc comment agissent les femmes :
S’il advient par aventure
Qu’une dame s’intéresse
A un homme qu’elle rencontre
Elle le prend sur le chemin et agit selon son désir [9]
Bien que surgi en France, le motif de la Coccagne aura la plus grande popularité en Italie. Nous allons le retrouver dans le Décameron de Boccace où à un moment donné (VIII, 3) le naïf Calandrino, en entendant les merveilles de la contrée appelée Bengodi (vigne liée avec des saucisses, montagnes de parmesan, offre ininterrompue de « ravioli et maccheroni », rivière de vin etc.), se montre prêt à partir pour l’éprouver de ses propres sens. Ensuite, vers la fin du XVe siècle, des clercs érudits « confèrent au thème des titres de fausse noblesse. La poésie des paysages gastronomiques, le lyrisme des fleuves de soupe et la grandeur des ‘mecca’ de parmesan seront immortalisés par certains auteurs dans une manière classiquement ovidienne et horatienne ». Leur « bouffonerie savante » a été qualifié de « maccaronique », ce qui est peut-être un terme malicieux mais non pas inexact. G. Cocchiara, qui a étudié la fortune du motif en Italie, cite encore de nombreux écrivains dont je rappelle seulement Teofilo Folengo, qui dans son chef-d’oeuvre Baldus conduit son héros au pays de l’abondance, Tommaso Garzoni, Angelo di Forte et beaucoup d’autres[10].
Le thème du pays abondant en vivres s’avère productif aussi en d’autres parties de l’Europe. En Allemagne, la Coccagne devient das Schlaraffenland (le pays des fainéants). On en trouve des références et des images chez les minnesanger, plus tard dans le poème comique Der Ring dû à Henri de Wittenweiler (XVe siècle) et surtout dans l’oeuvre de Hans Sachs, poète et cordonnier (XVIe siècle), qui en donne une riche description, reprenant des clichés gastronomiques devenus traditionnels. A rappeler aussi le « navire des fous » imaginé dans un récit de Brandt qui emmène des inconditionnels de la fainéantise vers une contrée inconnue où ils pourraient donner libre cours à leurs rêves fous. Ils chantent sur le bateau, dans un état pitoyable d’exaltation, « Wir fahren in Schlaraffenland »[11].
Dans un manuscrit flamand de 1546, révélé par Robert Delevoy, ce que tient le devant de la scène dans la présentation du mirifique pays imaginaire c’est plutôt l’éloge de la paresse et de la bêtise : « Car li n’y a pas de plus grande honte dans ce pays, que de se conduire vertueusement, raisonnablement, honorablement et avec de bonnes manières et d’aimer gagner sa nourriture de ses mains ; celui qui se tient vertueusement et honnêtement est haï de tout le monde et finalement banni du pays. De même celui qui est sage et intelligent est surtout méprisé et dédaigné et n’est accueilli aimablement par personne »[12].
II me semble essentiel à souligner que tous les auteurs que je viens de citer se limitent à nous décrire les caractéristiques extraordinaires de la Coccagne sans parler de l’itinéraire à suivre pour y arriver. Car – est c’est là l’essentiel – ils semblent admettre qu’ils pratiquent la fiction, ils ne croient pas à la vérité de ce qu’ils racontent et ils n’ont point la prétention de persuader le lecteur qu’ils rapportent des faits vérifiables. « L’invitation au voyage pour Coccagne est un attrape-nigaud. Un clerc vagant vous y invite mais évidemment il en a oublié le chemin, ce qui est le clin d’oeil complice au public qui a déjà compris depuis longtemps ». Un manuscrit allemand de Strasbourg commence par les mots « So ist diz von Lugenen ». Observons aussi que la matière du mythe est exploitée de manière grotesque et caricaturale. On penche, bien sûr, plus ou moins vers l’exagération burlesque ou vers la satyre, mais on envisage toujours d’amuser et de divertir. Et ce côté ludique et truculent de la littérature qui approche le thème coccagnard ou le côtoie sort en relief surtout en examinant la production folklorique.
Car il faut reconnaître que le motif coccagnard, s’il est prisé par certains écrivains qui appartiennent au circuit lettré, il se trouve à son large dans la récriture destinée directement au peuple, dite de colportage. Par l’édition des petits livres, facilement maniables, à bas prix, diffusées aux marchés, aux foires, sur des tréteaux installés à l’occasion des fêtes foraines, cette écriture qui s’adresse sans détour au public liseur, jouit d’un « feed-back » permanent. On peut le constater en Italie avec un exemple édifiant, l’histoire de Campriano Contandino, un « cul-terreux patoisant et lourdaud », qui réussit astucieusement, contre toute attente, à berner ceux qui veulent le tromper. La brochure qui raconte ses exploits constitue un spécimen de folklore urbain : les auteurs sont anonymes, ils s’expriment avec simplicité et rudesse, emploient la formule de composition dite la « chaîne de montage » qui permet de remplacer périodiquement les épisodes, en tenant ainsi compte de l’avis changeant des acheteurs. La brochure « da un soldo », répandue en toute l’Italie du XVIe siècle, avec un succès dont témoigne Pietro Aretino, reprend la description de la Coccagne, en reproduisant en « ottava rima » tous les stéréotypes classiques mais ajoutant deux strophes qui évoquent la beauté, la grâce et la gentillesse des jeunes filles qui accueillent les voyageurs. Rien de curieux donc que ceux-ci, une fois arrivés, ne veulent plus partir ! A noter que l’histoire de Campriano à été réédité jusqu’en 1884 (J’ai vu un exemplaire de cette, semble-t’il, dernière édition de l’oeuvre, imprimée à Bologne, a cura di Albino Zenatti, conservée à la bibliothèque Marciana de Venise)[13].
Les textes n’ont pas été les seuls véhicules du motif coccagnard. Il est difficile à évaluer aujourd’hui l’écho éveillé par les estampes et les cartes géographiques dédiées du XVIe au XVIIIe siècle au Pays de Coccagne, mais le nombre des exemplaires conservés atteste une large audience. De toute façon, les cartes que j’ai pu consulter sont parfois drôles, non seulement du point de vue de l’invention graphique, mais aussi puisqu’elles sont surchargées d’explications amusantes[14].
Je vais m’arrêter ici, tout conscient d’avoir donné seulement une vue d’oiseau sur un sujet qui pourrait facilement fournir la matière à une thèse sinon à deux. Conclure comment ? Peut-être en rappelant deux choses qui, pour moi, ressortent du parcours accompli. La première est que l’invention d’un paradis de la gourmandise et des plaisirs du ventre semble découler, comme celle de toutes sortes d’autres paradis, d’une intense frustration : on rêve toujours ce dont on manque, on cherche des compensations imaginaires pour se revancher de ce qu’on ressente comme une privation insupportable: Dans ce sens, « il paese di Cuccagna » est vraiment le « paradis des affamés ».
Mon deuxième point se situe à l’intérieur même du fantasme : si on consent à appliquer dans ce pays imaginaire la règle instituée dans l’abbaye de Thélème : « fais ce que voudras », ou en traduction contemporaine « il est interdit d’interdire », on risque l’anarchie qui n’épargne personne et tout d’abord ceux qui l’ont initiée. Toute utopie égalitaire finit en désastre.
Notes
[1] Paul Cornea, I. Budai-Deleanu, un scriitor de renaştere timpurie într-o renaştere întîrziată, dans Viaţa românească, no. 8 et 9, 1958, inclus dans Studii de literatura română modernă, ESPLA, 1962.
[2] La meilleure édition (critique) de la Tsiganiade est celle de Florea Fugaru, dans I. Budai-Deleanu, Opère, vol. II, Editura Minerva, Bucureşti, 1974.
[3] Sur la Tsiganiade il y a en roumain une abondante bibliographie. Je signale seulement deux textes en français : le chapitre dédié à Budai-Deleanu par le grand historien de la littérature roumaine D. Popovici dans son livre La littérature roumaine à l’époque des lumières, Sibiu, 1945, et ma récente contribution La Tsiganiade, une œuvre carrefour ou Des Lumières au Postmodernisme, dans Parodia, pastiche, mimetismo, Atti dei Convegno Internazionale di Letteratura Comparate, Venezia, 13-15 ottobre 1993, A cura di Paola Mildonian, Bulzoni Editore, 1997.
[5] Braga, Corin, Le paradis interdit au Moyen-Age. La quête manquée de l’Eden oriental, Préface de Jean-Jacques Wunenburger, L’Harmattan, Paris, 2004 (Les citations renvoient aux pages 92, 165,179).
[7] Dr. Sluys, Félix et Claude Sluys, Le pays de Coccagne, dans Problèmes, Revue de l’Association Générale des Etudiants en Médicine de Paris, nr. 77, octobre 1961, p. 8-97
[11] Ackermann, Elfriede Marie, Das Schlaraffenland in german Literatur and folksongs, University of Chicago, 1957.
[13] Zenatti, Albino, Storia del campriano contandino, dans Scelta di curiosita letterarie inédite e rare dal secolo XIII al XVII, Bologna, Presse Gaetano Romagnoli, 1884 (édition de 202 exemplaires numérotes).
Spaţii mitice: Atlantida lui Platon
Ionel Buşe
Université de Craiova, Roumanie
Lieux mythiques : l’Atlantide de Platon
Mythical Places: Plato’s Atlantis
Abstract: Plato offers us the first description of Atlantis in his Timaeus and Critias. Is this fiction? Is this a myth? Is this reality? The Atlantis story inspired more than 20,000 works throughout history. According to Luc Brisson, a specialist and a translator of Plato’s works into French, there are three types of exegesis which have drawn the attention of interpreters: “pure fiction, the description of a real fact, or a philosophical myth”. In this paper, we shall try to interpret this myth on the basis of one of Plato’s last dialogues: Timaeus. The key for reading an almost non-philosophical dialogue such as Critias can be found in Timaeus and in the “imaginary of Plato’s philosophy”. Plato’s reasoning seems circuitous. It starts from the myth, reaches philosophy and conceptuality, only to end (in Timaeus and Critias) with the myth, the simple story, just like in the case of Homer or Hesiod. If the first part of the dialogues seems to mark the passage from mythos to logos, the last dialogues express the return from logos to mythos. Atlantis is not just an island nor the symbol of degradation but, above all, the meeting or mediation place, triton genos, where God recreates an earthly paradise. Atlantis is the mediating image between the intelligible and the sensible, an image which generates meaning a priori and which should rather be seen as an eikôn or an intermediary than as a fantasma. Atlantis is a passage point from God to Man. Poseidon offers himself to creation through his union with Clitô. In this sense, the myth of the khôra in Timaeus can partially overlap with the myth of Atlantis in Critias. The third term is equally different from homogenous and heterogenous; it brings them closer, but keeps them apart at the same time. Atlantis – situated, just like the mythos, between the intelligible and the sensible – facilitates communication and also maintains the polarity between God and man. Zeus interferes in order to re-establish not the divine order, but the mediation. Without the latter, evolution as order would be impossible. In other words, Zeus floods Atlantis to save it. He submerges it as an island, in order to recover it as mythos. Beyond the attempts of the rationalist-positivits to situate it in time and space, to reproduce it through utopias, the reality of Plato’s Atlantis consists in the inner dynamism of its mythos, which continues to enrich the European imaginary with its metamorphosis.
Keywords: European mythology, Plato, Atlantis, utopia, khôra.
L’imaginaire européen est indissolublement lié au mythe de l’Âge d’or, mais aussi à l’imaginaire des philosophes, où Platon joue le rôle d’un grand maître, que Popper n’hésite pas à nommer ancêtre du totalitarisme. Mais nous n’aurons pas besoin des considérations de Popper concernant la pensée politique du philosophe athénien, car nous nous proposons de traiter d’un sujet devenu déjà si commun, de sort que, participant à ce colloque, nous avions craint de n’être pas pris à la légère. Il s’agit du mythe de l’Atlantide.
On retrouve dans les Dialogues de Platon plusieurs « lieux mythiques » et « cités idéales », que les exégètes appellent utopiques : Kallipolis (dans la République), Magnésie (dans les Lois) – l’ancienne cité d’Athènes – et Atlantide (dans le Timée et le Critias). Depuis plus de 2300 ans, historiens, géographes, philosophes, mythologues, etc., se demandent où l’Atlantide de Platon peut bien se situer. Depuis les textes antiques jusqu’aux productions cinématographiques contemporaines, on nous offre bon nombre d’images de la déjà célèbre île. Pure fiction ? Mythe ? Réalité ?
La plupart des exégètes de la philosophie de Platon estiment que le Timée et le Critias ont été écrits vers 355 avant J.C. , à une époque où Athènes passait par la crise politique de la deuxième Confédération et Platon était entré dans la dernière décennie de sa vie. Il paraît qu’il s’agit de l’intention d’une trilogie (Timée, Critias et Hermocrate), dont la dernière partie a été abandonnée, ou bien il se peut que le philosophe n’ait pas eu le temps de l’achever. Les personnages des deux dialogues sont : Socrate, Timée, Hermocrate et Critias. Ainsi, Timée parle de la nature de l’univers et des hommes, Socrate imagine une cité idéale et Critias raconte l’histoire de l’ancienne cité d’Athènes. En redécouvrant l’ancienne Athènes, celle de 9000 ans avant lui (par l’intermédiaire des dires de Solon qui cite les sages égyptiens), Platon nous offre ainsi, pour la première fois, dans le Timée, une image de l’Atlantide. L’ancienne cité d’Athènes, célèbre par sa grandeur et par sa vertu, donc l’archétype de celle de son époque, s’oppose à une Atlantide conquérante et corrompue, située, selon Critias, devant le détroit des Colonnes d’Hercules, c’est-à-dire le Gibraltar de nos jours, dans l’océan qui porte son nom. « Or, dans cette île, l’Atlantide, s’était constitué un empire vaste et merveilleux, que gouvernaient des rois dont le pouvoir s’étendait non seulement sur cette île tout entière, mais aussi sur beaucoup d’autres îles et sur des parties du continent. En outre, de ce côté-ci du détroit, ils régnaient encore sur la Lybie jusqu’à l’Egypte, et sur l’Europe jusqu’à Tyrrhénie » (Timée, 25 b). Toujours dans le Timée (25 d), Platon parle de la submersion de l’île en un jour et une nuit, à la suite de terribles tremblements de terre et d’inondations extraordinaires, submersion interprétée comme punition des dieux à cause de ce que la cité était devenue. Il est bien connu que le motif mythique de la peine divine était assez répandu dans la mythologie antique et celle du Moyen Âge.
Le dialogue qui traite presque entièrement du mythe de l’Atlantide est le Critias. Plus petit en étendue, celui-ci donne l’impression d’avoir été laissé inachevé au moment où Platon, représenté ici par Critias, nous raconte la décision de Zeus d’intervenir dans le devenir des choses pour punir la décadence de la cité fondée par Poséidon, fastueuse autrefois. La dispute entre l’ancienne Athènes et une Atlantide impérialiste peut être interprétée comme une allégorie destinée à mettre en exergue la grandeur de l’ancienne cité d’Athènes et la déchéance de celle de l’époque de Platon. Mais le récit de Critias sur l’Atlantide permet plusieurs interprétations. Nous allons brièvement raconter l’histoire de la fondation de la célèbre cité. Les dieux, dit Critias, « se partagèrent la terre tout entière par régions, partage qui se fit sans dispute » (Critias, 109 b). Athéna et Héphaïstos reçurent en partage le même pays, de la terre duquel ils créèrent les Pré-hellènes. Après avoir décrit élogieusement l’ancienne cité d’Athènes, Critias raconte le mythe de l’Atlantide. « C’est ainsi que Poséidon, ayant reçu en partage l’île Atlantide, installa les enfants qu’il avait eus d’une femme mortelle en un lieu de cette île… » (Critias, 113 c). La femme s’appelait Clitô et était la fille unique de deux mortels qui habitaient l’île : Evénor et Leukippè. Le dieu y fit construire des fortifications, des digues, des canaux qu’il remplit d’eau. Cet endroit-là était ainsi devenu inaccessible aux hommes. « Puis, ce fut Poséidon lui-même qui donna sa parure au milieu de l’île, chose qui lui fut facile, précisément parce qu’il était dieu. Il fit jaillir de dessous la terre deux sources, l’une d’eau chaude et l’autre d’eau froide, qui coulaient d’une fontaine, et il fit pousser de la terre une nourriture variée et en quantité suffisante » (Critias, 113 e). De l’union avec Clitô naissent cinq paires de jumeaux, entre lesquels le dieu fait partager l’île. « Il attribua au premier-né des plus âgés des jumeaux la résidence maternelle avec le lot de terre qui entourait celle-ci et qui était le plus étendu et le meilleur et il l’établit roi régnant sur tous les autres ; tandis que de ces autres il fit des rois et à chacun donna l’autorité sur un grand nombre d’hommes et le territoire d’un vaste pays. À tous ses fils, Poséidon assigna des noms. Au plus âgé, c’est-à-dire au roi, ce nom fut celui dont justement toute l’île ainsi que la mer, nommée Atlantique, tirent leur dénomination, parce que le nom de celui qui exerça le premier la royauté fut Atlas » (Critias, 114 a).
Critias raconte aussi comment les successeurs du roi régnaient sur ce pays avec toutes ses îles et ses territoires de par-delà les Colonnes d’Hercules, jusqu’en Égypte et en Tyrrhénie. La cité devint célèbre par sa richesse, sa grandeur et la beauté de ses temples, par l’ordre et les lois héritées du premier roi, Atlas, qui avait obéi aux commandements de son père, Poséidon. Bien des générations ont gardé dans leurs âmes l’héritage laissé par le dieu, en observant les lois et en les cultivant dans une cité prospère et harmonieuse. « Leurs façons de penser étaient pleines de vérité et de grandeur, à tous égards ; ils se comportaient avec une mansuétude accompagnée de modération aussi bien à l’égard des autres. Aussi, dédaignant toutes choses à l’exception de la vertu, faisaient-ils peu de cas de leur prospérité et supportaient-ils à la façon d’un fardeau léger la masse de leur or et de leurs biens » (Critias, 121 a). Mais quand « l’élément divin vint à s’étioler en eux » (Critias, 121 b) et que la partie humaine de leur caractère a commencé à s’imposer, la cité a déchu, de sorte que Zeus lui-même s’est vu obligé d’intervenir pour redresser la situation.
Le mythe de l’Atlantide, qui a fasciné l’imagination populaire, a produit au long du temps une bibliographie de plus de 20.000 titres. Certains interprètes considèrent le récit de Critias comme une allégorie destinée à illustrer la pensée politique de Platon. D’autres cherchent à situer la cité d’Atlantide dans diverses régions du globe. D’après Luc Brisson, l’un des spécialistes et traducteurs de l’oeuvre de Platon en français, il y a trois types majeurs d’exégèses qui ont retenu l’attention des interprètes : « une pure fiction, l’exposé d’un fait réel ou un mythe philosophique ».[1]
Le premier à douter de la réalité de l’Atlantide de Platon, la considérant comme fiction, n’est autre qu’Aristote, son élève. Dans l’Antiquité, son point de vue a été également adopté par Pline l’Ancien, Porphyre, Origène, etc. La fiction acquiert des formes romanesques dans les derniers siècles, produisant bon nombre d’oeuvres littéraires, dont certaines sont devenues célèbres : Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne, L’Atlantide de Pierre Benoit, Atlantide, Atlantide d’Alberto Fioretti, The Found Atlantis de D. Wheatley, etc. Elle a donné naissance aussi à beaucoup de productions cinématographiques, surtout dans ces dernières décennies.
Si l’interprétation qui nie l’existence de l’Atlantide est moins représentée, les autres, en échange, ont été pleinement illustrées par un grand nombre d’ouvrages. Depuis l’Antiquité grecque, romaine et proto-byzantine, jusqu’à l’explosion des utopies dans la Renaissance – et ce n’est pas par hasard que cela survenait après la découverte des Amériques – le monde est fasciné par l’Atlantide. Enfin, c’est la modernité qui a initié l’idée d’un fondement historique qui soutiendrait la légende. Aux tentatives d’expliquer historiquement la « réalité » de l’Atlantide – qui, de nos jours, finissent par l’identifier à la Crète minoenne – s’ajoute, au XXème siècle, l’explication géologique, selon laquelle la submersion de l’Atlantide serait survenue à la suite d’un cataclisme naturel, dans la période indiquée par Platon, période qui correspondrait à la civilisation européenne de type énéolithique[2]. Mais la modernité a également supposé la naissance du national-atlantisme. L’Espagne, la Suède, l’Italie et l’Allemagne ressuscitent le mythe des origines de leurs peuples en invoquant la splendide Atlantide. Il nous suffirait de rappeler l’ouvrage du médecin suédois, recteur de l’Université d’Uppsala, Olof Rudbeck, paru en latin en 1702, qui parle d’une Atlantide suédoise. Selon les dires de Pierre Vidal-Naquet, Rudbeck « essaya de prouver dans son grand ouvrage mythologique, historique et géographique, en quatre volumes in-folio, qu’il fallait chercher en Scandinavie toutes les origines premières des peuples de l’Europe et de l’Asie et la source de toutes leurs traditions primitives ».[3]
La troisième direction d’interprétation est celle du mythe. Selon Luc Brisson, « le récit concernant l’Atlantide ne peut être compris que si on tient les deux bouts de la chaîne : c’est un mythe, mais un mythe dont les références historiques et surtout les intentions politiques et philosophiques sont absolument évidentes. Une telle position s’accorde d’ailleurs bien avec la conception que se fait Platon du mythe ».[4]
Mais quelle est la position de Platon en ce qui concerne le mythe ? Parmi tant de modèles exégétiques du mythe chez Platon, il n’est pas facile d’en choisir un. Le but de Platon est d’instaurer un ordre moral ou politique selon les exigences de la philosophie, mais cet ordre n’est pas le but ultime ou unique de son oeuvre. L’interprétation la plus connue concernant les mythes de Platon est celle selon laquelle le philosophe userait de ces récits pour soutenir ses idées, par manque d’un discours argumentatif. Mais cela serait-il suffisant ? Il est peut-être nécessaire de renoncer à un certain excès de rationalisme – qui ne ferait que voir chez Platon la naissance tourmentée du logos à partir du muthos – et d’ignorer momentanément aussi la grille « politique » d’interprétation du mythe de l’Atlantide. « Je parlerai plutôt d’un monde anti-politique »,[5] écrit Pierre Vidal-Naquet dans son excellente synthèse de l’histoire du célèbre mythe platonicien. En ce sens, la métaphore d’une célèbre peinture pourrait nous être utile. Tout comme le symbole, la métaphore renvoie toujours à un « au-delà » du signe visible, à un « comme si » ou à un analogon. « Celui qui veut découvrir la signification philosophique du mythe d’Athènes et de l’Atlantide ne doit pas regarder le doigt de Platon (voir L’école d’Athènes de Raphaël – n.n.), comme on l’a fait, hélas, trop souvent, mais tout au contraire il doit détourner son regard vers ce que Platon lui-même avait regardé lorsqu’il avait imaginé l’histoire des deux cités ».[6]
Dans ce sens, nous allons tenter une interprétation du mythe à partir de l’un des derniers dialogues de Platon : il s’agit du Timée. La clé de la lecture d’un dialogue presque non-philosophique, tel que le Critias, se trouve dans le Timée. On y retrouve également, d’ailleurs, dans un contexte spécifique de la pensée du philosophe athénien, les premières références à l’Atlantide. Dans les deux dialogues, il y a au moins trois éléments à prendre en considération pour déceler le symbolisme de la direction vers laquelle est tendu le doigt de Platon : 1.les formes intelligibles ; 2.le Mythe du Démiurge ; 3.l’image du réceptacle. Tous ces éléments seraient à interpréter selon une lecture qui pourrait être considérée comme celle « de l’imaginaire de la philosophie de Platon ».
Il est bien connu que l’imaginaire platonicien est un imaginaire dont le schème logique n’est pas ébauché par le dialogue des protagonistes, mais, selon Jean-François Mattei, « c’est le monologue d’un personnage, qui se rapporte à un passé révolu, et non le dialogue présent entre les divers protagonistes d’une conversation ; son procédé rhétorique tient au récit linéaire, non à l’argumentation réciproque ou au combat des thèses en présence ; sa médiation symbolique passe par un jeu d’images ordonnées en séquences, et non par l’unité du concept ; sa finalité épistémologique repose sur la vérité d’une situation, non sur la vérification d’une hypothèse ; enfin, la référence ontologique à laquelle il fait appel est la totalité du monde, et non la réalité singulière de telle ou telle chose à laquelle le logos est naturellement articulé ».[7] La pensée de Platon est pareille à un mouvement en cercle. Elle part du mythe pour aboutir à la philosophie et au concept, et finit (dans le Timée et le Critias) par le mythe, par le récit, tout simplement, à la manière d’Homère et d’Hésiode. Si la première partie des dialogues semble être le passage du muthos au logos, la dernière partie exprime le retour du logos au muthos. C’est toujours Platon qui nous explicite le sens de ce retour, mais pour le comprendre il ne faut pas considérer le mythe comme une fiction gratuite, mais comme un monde symbolique ayant sa propre forme logique.
Quoique la théorie des idées (des formes pures) ait chez Platon un parcours assez compliqué, la forme intelligible peut être entendue, à un premier abord, comme « une entité non sensible, qui existe en soi toujours et absolument, qui est pure, sans mélange, qui n’est pas sujette au devenir, qui n’est pas composée, et qui surtout entretient avec les réalités particulières qui en participent un rapport de modèle à image ».[8] Le sens du terme image, ici, est celui de copie sensible. Entre le modèle et la copie, il n’y a aucune communication directe. « De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir l’objet d’opinion au terme d’une perception sensible, rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais » (Platon, Timée, 28 a). Par hypothèse, les deux mondes sont construits de manière tout à fait différente. Les attributs intelligibles du principe sont tout autres que les déterminants sensibles du devenir.
En ce qui concerne le mythe philosophique du Démiurge chez Platon, il semble faire partie d’une équation de la médiation et de l’acceptation, dans le plan intelligible, de l’idée de contradiction. Dans le Timée, le philosophe, tout comme Homère et Hésiode, « raconte » l’origine du monde, en supposant l’existence d’un démiurge, artisan et père de l’univers. Quoiqu’elle puisse sembler surprenante, l’hypothèse du démiurge créateur a comme but d’expliciter la naissance des choses particulières et leur appréhension par l’homme. Mais Platon nous attire l’attention en disant que le Démiurge, l’artisan de l’univers-devenir, ne crée pas au hasard, mais tout en figeant son regard sur le modèle, sur les formes intelligibles. Dans ce sens, sa création suppose l’apparition d’un ordre et d’une stabilité. Le devenir n’est pas un monde chaotique, puisqu’il devient une création du Démiurge. Au niveau de la communauté humaine, la cité suppose à son tour l’existence de certaines normes qui orientent la conduite individuelle et collective.[9] En effet, c’est justement ce qu’ont envisagé la plupart des interprétations de la philosophie politique de Platon.
Le mythe du Démiurge dans le Timée reprend, sur un autre plan, le problème des rapports : être – devenir, un – multiple, identité – altérité. Outre l’argumentation concernant ce qui est immuable dans le devenir, nous assistons, dans le Timée, à une construction explicative, de type symbolique, de la naissance de l’univers. Le Démiurge, appelé dieu, est, dans des termes aristotéliciens, une sorte de cause première du devenir universel, médiation, d’une certaine manière, entre l’intelligible et le sensible.
Ce troisième terme, qui apparaît chez Platon entre l’être et le devenir, entre l’identité et l’altérité, représente l’une des clés de toute sa philosophie. Dans l’anthropologie platonicienne, l’âme a une double réalité. D’une part, elle a une origine intelligible, par sa descendance du monde des formes pures et, d’autre part, elle est incarnée dans les choses sensibles. Dans le Timée, elle est d’ailleurs située à la mi-hauteur du corps, dans le thorax, comportant une partie appétante, irrationnelle et mortelle, orientée vers le bas, et une partie rationnelle, vers le haut. « Placée au milieu de l’homme, prise dans une tension entre deux pôles (les deux chevaux), l’âme, loin de n’être que banal trait d’union passif, se révèle être le centre hégémonique de la nature de l’homme, le pôle d’animation de l’être, qui donne le mouvement et sa vie, sur fond d’un mélange général du spirituel et du matériel ».[10]
Dans un autre ordre d’idées, le Démiurge est complété par la présence – considérée en quelque sorte comme ambiguë par les exégètes – d’un autre terme médiateur : la khôra ou le matériau. Réceptacle, matrice du devenir, nourrice, seuil, lieu, etc., khôra[11] est celle qui inscrit effectivement l’intelligible dans le sensible. Source des images symboliques qui ancrent la pensée dans les archétypes, khôra ne fait pas partie de la création du Démiurge, mais elle est la matière matricielle avec laquelle le Démiurge construit l’univers. Elle a une autonomie originelle, tout en étant bien différente de la forme intelligible. Quoique, proprement dit, khôra ait le sens de lieu habité par un genos, elle n’est pas un lieu, au sens de position, mais elle est un topos-atopos, une fonction pareille au muthos, intermédiaire, ici, entre les deux contraires (intelligible – sensible). Le Démiurge, en tant que porteur de l’identique, ne reçoit rien du dehors. Mais il s’offre au réceptacle (khôra), par l’intermédiaire duquel le devenir est créé en tant qu’ordre. « La fonction liminaire de khôra et des figures mythiques qui lui sont apparentées est d’être le seuil qui tient à distance le monde sensible et les archétypes intelligibles ».[12] Elle est le matériau constitutif des images modélisées par les archétypes, ou elle peut bien représenter la figuration symbolique des archétypes, assimilée ici au muthos platonicien exprimant, selon Jean-Pierre Vernant, un autre type de logique que la logique de la non-contradiction des philosophes, c’est-à-dire une logique de l’ambiguïté et de la polarité.[13]
Dans la République, il est bien connu que le philosophe crée trois niveaux de réalités, selon une hiérarchie mimétique, où le modèle est la forme intelligible, la première copie est l’image et la seconde, c’est le fantasme. L’imitation supérieure, eikôn, serait médiatrice entre le paradigme et l’idole ou le fantasme. Selon ces niveaux hiérarchiques, Platon parle de trois types d’art : l’art de la fabrication, l’art de l’utilisation et l’art de l’imitation de l’objet. Cette dernière appartient, par exemple, à l’art du poète ou du peintre. Dans la cité, ceux-ci sont considérés comme dégradant le devenir jusqu’au simulacre. De ce point de vue, Jean-François Mattei considère que le mythe de l’Atlantide oppose moins les deux cités historiques (Atlantide et l’ancienne Athènes) que, surtout, deux images de la cité idéale (le paradigme) qui entretiennent un rapport de conflit mimétique. « Le double récit du Timée et du Critias reproduit la lutte permanente des deux formes de la mimesis, présente dans le texte de Platon, avec le lit de l’artisan et le lit du peintre de la République ou la forme eikastique et la forme fantastique du Sophiste ».[14] Dans son interprétation, l’Atlantide, correspondant au deuxième type de mimesis (le fantastique), ne peut pas jouer le rôle de médiateur. Dans l’ordre religieux, tout comme dans l’ordre ontologique, chez Platon (dans le Timée), le divin ne peut se mélanger à l’humain, l’intelligible au sensible non plus. Pour que cette cohabitation devienne possible, il est besoin d’un médiateur (metaxou), dont le rôle cosmique est detenu par la khôra. « Le territoire intermédiaire, où les images des Formes déposent leurs schèmes intelligibles à partir desquels les réalités sensibles trouveront leur sens, appartient au domaine de l’icône. La khôra… est l’inscription graphique de l’idée ou, si l’on préfère, l’iconographie de l’intelligible. À ce titre, toute la physique du Timée repose sur cette instance symbolique ».[15] Dans le Critias, ajoute l’exégète français, la khôra est absente, le monde de l’Atlantide ne suppose pas de médiation. D’où, également, la responsabilité du désordre et de la décadence. En plus, « la décadence est initiale, du fait de la liaison privée d’harmonie, au centre de l’île, de l’impair et du pair, du peras et de l’apeiron, de l’homme divin et de la femme mortelle ».[16] L’ingénieuse interprétation de Jean-François Mattei, qui fait appel au symbolisme pythagoricien des nombres, part en apparence d’une nécessité intérieure de l’argumentation philosophique de Platon. Mais les choses pourraient être envisagées d’une autre manière. L’Atlantide ne serait-elle pas un autre visage de la khôra ? Platon soutient jusqu’à la fin la thèse selon laquelle les deux mondes (intelligible et sensible) sont séparés. Mais cela ne suffit pas pour expliciter les rapports entre l’Un et le Multiple, entre l’Être et le Devenir. C’est pourquoi, dans la République, dans le Timée, ou dans d’autres dialogues, il ajoute l’idée de la médiation et de la communication. Et tout cela, parce que la création ne serait pas possible si le dieu ne sortait pas de sa condition identitaire pour prêter un visage à l’altérité. Quoique Platon donne gain de cause à la cité d’Athèna et à Héphaïstos dans la lutte contre Poséidon – topos classique de la mythologie athénienne,[17] comme l’appelle Pierre Vidal-Naquet – ce dernier ne peut pas être, ontologiquement parlant, un dieu de second rang. La divinité elle-même porterait l’anathème de la dégradation. Pour les dieux, il s’agit d’un partage « sans dispute », à la suite duquel Poséidon, pour parachever sa création, obtient l’île nommée ultérieurement Atlantide. Pour que la cité soit fondée, le dieu s’offre à la médiation du réceptacle, en s’accouplant avec Clitô, une mortelle. Atlantide acquiert ainsi le statut de bâtarde, et cela non pas parce que l’union entre le dieu et la mortelle ferait péricliter le modèle, mais parce qu’elle s’institue avant tout en tant que lieu rendant possible l’union et, en dernière instance, le devenir. La khôra elle-même est bâtarde par son ambiguïté matricielle. Elle est la matière possible de toute réalité, par sa fonction autonome. Les deux contraires y viennent se rencontrer. Atlantide n’est pas simple île, ni symbole de la dégradation, mais elle est, avant tout, le lieu de la rencontre ou de la médiation, triton genos, où le dieu reconstruit un paradis terrestre, en élevant des murs extérieurs, pour le proteger contre les simples mortels. Les symboles des métaux nobles, – or, argent, orichalque – ne sont pas nécessairement des signes de la décadence, mais de l’origine divine. Critias nous dit que les successeurs d’Atlas s’en privaient volontiers en cultivant la vertu. Le premier né d’entre les jumeaux fait partie du troisième genre d’êtres, celui des rois, genre bien différent de celui des dieux, mais différent en égale mesure de celui des simples mortels. C’est le genre créateur, l’expression du devenir ayant acquis l’ordre.
Autrement dit, l’Atlantide peut être entendue plutôt comme matrice qu’en tant que résultat. Dans ce sens, elle existe avant qu’Atlas soit né, tout en étant ce topos-atopos entre le visible et l’invisible, c’est-à-dire une sorte de mundus imaginalis,[18] selon l’expression d’Henri Corbin, là où l’être et le devenir s’unissent, sans que le premier perde les attributs de l’universalité. Il est vrai que la disparition de l’île survient à cause de la dégénérescence de la partie divine, selon le récit de Platon (motif hésiodien), mais la décadence représente elle aussi des aspects (extrêmes) du devenir. Avec la contradiction surgissent, héraclitéennement parlant, la différence, l’altérité et même la dissolution. Outre cet aspect, l’Atlantide est l’image médiatrice entre l’intelligible et le sensible, génératrice a priori du sens, pouvant être énvisagée plutôt comme eikôn, ou comme intermédiaire, que comme fantasma.
Athènes, avec son muthos, a donné naissance au logos et à la rationalité. Le mythe de l’Atlantide a généré l’imaginaire utopique. Mais son interprétation seulement en tant que mythe politique est restrictive. Atlantide, comme simulacre, comme mimesis de second rang de la cité idéale, est une allégorie, non négligeable, qui permet une interprétation éthique de la pensée politique de Platon. Mais les variations du mythe de l’Atlantide, à partir des plus banales images jusqu’aux plus sophistiquées, subsistant de nos jours dans les utopies, dans les productions littéraires ou cinématographiques, renvoient à une sorte de rationalité mitigée, où l’image et le concept se retrouvent dans une sorte de hybris originaire. L’union entre Poséidon et Clitô n’aurait pas été possible sans un médiateur qui est la khôra du Timée. L’île de Poséidon, le dieu des mers, semble être suspendue entre terre et ciel. Elle n’est pas située dans un lieu ou dans un temps précis, mais constitue un lieu de passage, par l’intermédiaire duquel le devenir exige, lui-même, l’Être. Il s’agit, en effet, d’une certaine unité disharmonique, Poséidon-Clitô, mais c’est justement cette dualité contradictoire qui implique la création. La contradiction nous rend productifs, disait Goethe. D’ailleurs l’acceptation de l’idée de contradiction au plan de la pensée est le moyen par lequel le philosophe essaie d’expliquer dans ses derniers dialogues – et sur les traces d’Héraclite – la naissance des choses.
Dans le genre de la khôra, l’Atlantide existe avant l’union de la divinité et de l’homme. En tant que médiation, elle affaiblit, en effet, les attributs de la divinité qu’elle reçoit en vue de la création et de l’altérité, tout en les offrant au devenir. L’altérité d’Athéna est Héphaïstos (l’Identique, le Même). Ils créent ensemble les hommes, en les modelant avec de la terre. L’un des surnoms d’Athéna était, d’ailleurs, Héphaïstéia. En ce sens, nous pouvons dire que Platon respecte la condition ontologique identitaire de l’intelligible. L’altérité de Poséidon est Clitô. Mais elle ne devient la vraie altérité que par l’union. Mais l’union contre-nature entre Poséidon et Clitô, le « vice » intérieur considéré comme responsable de la dissolution de l’Atlantide, selon l’affirmation de Jean-François Mattei, peut être également interprété comme métaphore exprimant la voie par laquelle le devenir accède à l’être. L’Atlantide est un lieu de passage de la divinité à l’homme. Poséidon s’offre lui-même à la création par l’union avec Clitô. Dans ce sens, le mythe de la khôra du Timée peut se superposer partiellement au mythe de l’Atlantide du Critias. Ainsi, Atlas hérite, en tant que roi des rois, les terres de Clitô. Mais plus que tout mortel, il reste près des dieux.
Peut-être Platon n’a-t-il pas accordé trop d’importance à ce cheval de Troie qui s’était glissé dans la cité de la raison pure, tout comme il est bien possible que les interprétations rationalistes aient ignoré – et cela sans raison justifiée – l’imaginaire d’une pensée qui nous dit plus que l’auteur ne l’eût désiré. Mais Platon en appelle trop souvent au muthos pour ne pas être conscient de son importance. Le troisième terme est différent en égale mesure de l’homogène et de l’hétérogène, les rapprochant, mais les tenant aussi à l’écart l’un de l’autre. L’Atlantide, – tout comme le muthos, situé entre l’intelligible et le sensible, – facilite la communication, tout en conservant la polarité divinité – homme. La cité commence à subir sa dissolution au moment où la partie divine s’affaiblit et son autorité s’évanouit en faveur de l’hétérogénité, ce que Platon, tout comme Homère et Hésiode, remarque dès le début. En fait, il s’agit de la disparition graduelle du médiateur et de la contradiction. L’union entre Poséidon et Clitô contient en soi le germe de la création, mais aussi celui de la destruction. Zeus intervient dans les choses, non pas pour rétablir l’ordre divin, mais la médiation, sans laquelle le devenir même ne serait pas possible en tant qu’ordre. Autrement dit, pour employer une boutade, Zeus inonde l’Atlantide pour la sauver. Il la submerge comme île pour la sauver comme muthos, comme médiation. Platon reprend, dans ce contexte, le mythe hésiodique de l’Âge d’or et, aussi, la représentation cyclique du temps qui se renouvelle périodiquement. Zeus ne submerge pas l’Atlantide en tant que matrice de l’union des deux contraires, mais l’hétérogène de l’île que celle-ci était devenue, tout en transformant ainsi la contradiction originaire en un simulacre. La lutte entre Athéna et Poséidon ne doit pas être envisagée nécessairement comme une nécessité de fortifier une rationalité identitaire, mais de conserver la contradiction identité – altérité, ce qu’un autre type de rationalité, – une rationalité mitigée, – exprime de nos jours.
Ainsi, à la question : « où se trouve l’Atlantide de Platon ? », nous devons regarder dans la direction vers laquelle est tendu son doigt, – par une grille de lecture différente peut-être de celle de la rationalité moderne, – vers le lieu de rencontre entre visible et invisible, vers le troisième terme (le tiers inclu) qui n’est pas un simple lieu, mais une fonction symbolique, comme dirait Cassirer, responsable de toutes les créations de l’esprit. De même, selon les affirmations de Pierre Vidal-Naquet, il faut rendre l’Atlantide au mythe et à la poésie, « après en avoir désossé l’histoire ».[19] Car, par-delà les tentatives rationalistes-positivistes de la chercher dans l’histoire, de la localiser dans l’espace et dans le temps, de la copier dans des utopies, la « réalité » de l’Atlantide de Platon se trouve dans le dynamisme intérieur de son muthos, tout en continuant, par ses métamorphoses, d’enrichir l’imaginaire européen.
Notes
[1] Luc Brisson, “Introduction à Critias”, Platon, Timée et Critias, présentation et traduction par Luc Brisson, 5ème édition, Flammarion, Paris, 2001, p. 313.
[6] Cǎtǎlin Partenie, L’interprétation du Timée et du Critias, in Platon, Opere, vol. VII, Ed. Ştiinţificǎ, Bucarest, 1993, p. 111.
[7] Jean-François Mattei, “Le mythe et l’image chez Platon” in L’imaginaire des philosophes, coord. Bruno Curatolo et Jacques Poirier, Harmattan, Paris, 1993, p. 27.
[13] Jean-Pierre Vernant, “Raisons du mythe” in Mythe et société en Grèce ancienne, PUF, Paris, 1974, p. 250.
Arta funerară romană şi imaginarul european
Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias, Buenos Aires, Argentina
L’art funéraire romain et l’imaginaire européen
Roman Funeral Art and the European Identity
Abstract: Perpetuated by the Romance peoples, the motifs of Roman funeral art can guide us in our research on the foundations of European imagination. An analysis of these motifs can contribute to a unified, yet also manifold, perspective on this imagination.
Keywords: European eschatology, Roman culture, funeral art.
L’art funéraire romain, en sus de fournir un témoignage d’idées, d’expériences et d’impressions – tant au sujet de la vie terrestre que de la vie après la mort – se présente comme un guide capable d’orienter notre recherche des fondements de l’imaginaire européen. En dépit de la diversité de leurs contenus, ses épitaphes offrent des touches communes qui servent de toile de fond à la culture européenne. Leur étude mérite donc d’être prise en considération si l’on souhaite articuler une Europe plurielle, autrement dit, un organisme unitaire, au sein duquel différents peuples, différentes identités peuvent s’intégrer de façon harmonieuse.
Que nous dit l’imaginaire sépulcral des Romains ? En quoi ressemble-t-il au nôtre ? Dans quelle mesure une étude comparative permettrait-elle de nous aider à comprendre une réalité européenne dans laquelle la recherche d’unité pourrait coexister avec la diversité historique, culturelle et religieuse des peuples qui la compose ?
Il s’agit de mettre en évidence, à travers l’art funéraire, l’existence d’un discours de l’imaginaire, une sorte d’unitas multiplex, « reliant la société de l’Antiquité et la nôtre, parce qu’il y a une science unique de l’Homme, dont la grammaire universelle est l’étude des images symboliques, c’est-à-dire de l’imaginaire dans son fonctionnement »[1].
Bien que le nom d’Europe renvoie à un passé vieux de plusieurs millénaires, dont les racines se perdent dans la mythologie, ce n’est qu’au Moyen-Âge que l’idée de l’Europe se convertit en une notion historico-politique désignant une réalité déterminée (auparavant, il ne s’agissait que d’une référence géographique). Dans cette réalité, les concepts de liberté politique – marqué au sceau des Grecs – et d’état de droit[2] – prôné par les Latins – prédominent.
En accord avec l’anthropologie, qui estime que dans un état de civilisation donné existe une certaine idée universelle de culte identique des morts, la découverte, dans le cadre physique de ce qui fut l’Empire romain, de nombreuses tombes portant des inscriptions proches de celles que nous trouvons dans les cimetières modernes nous permet de concevoir l’existence d’une idéologie commune. L’étude de cette affinité d’inquiétude face à la mort, qui, je le répète, relie l’Europe actuelle à l’Antiquité gréco-latine, nous aidera peut-être à consolider l’unité d’un imaginaire européen, ouvert et pluriel, capable d’embrasser les diversités.
L’objet de notre étude est de mettre l’accent sur l’identité des divers peuples qui composent cet imaginaire, à partir d’attitudes similaires face à la mort. La lecture des pierres tombales nous offre ainsi un dialogue entre antiquité et modernité au sujet de la notion d’imaginaire de différents peuples unis par leur appartenance à l’Europe. Il s’agit en tous cas de la recherche d’une identité existentielle au travers d’une géographie funéraire. On remarque aussi dans l’art funéraire une dimension identitaire qui unit les différentes cultures : le contraste entre le caractère fugace de la vie humaine et le désir des hommes de perpétuer leur séjour terrestre au moyen de formes mémoratives variées.
L’épitaphe romaine se présente comme une conversation naturelle entre le défunt et celui qui contemple sa tombe ; par le biais de cette prétendue conversation, le mort, tout en informant au sujet de l’au-delà, invite les lecteurs à profiter de leur condition de vivants (il en va autrement dans la cosmovision hellénique puisque pour les Grecs la mort est symbole d’éternel présent). Ce ton caractéristique de la conversation se manifeste, par exemple, dans une inscription sépulcrale datant du IIIe siècle de l’ère chrétienne. Il s’agit d’une déclaration poétique : suscipe quapropter carmen ferale Boniti « reçoit de Bonitus ce funèbre poème », dans laquelle le vivant parle au défunt ; cette formule d’adieu nous rappelle le carme que, à titre d’hommage, Catulle[3] dépose sur la tombe de son frère en Bitinie.
Deux fois millénaires, ces épitaphes latines constituent en même temps un registre précis de coutumes, un livre d’histoire, voire même une référence – même sommaire – aux courants philosophiques et théologiques en vogue sous l’Antiquité. Winckelmann et, après lui, Goethe, soulignent que sur ces pierres tombales s’opère la « mystérieux » union de marbre et d’esprit.
La civilisation romaine ne disposait pas de cimetières au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; ces derniers en effet tirent leur nom du grec koimentérion « lieu pour dormir » et sont des sites réservés au repos éternel[4]. À Rome, la loi interdisait d’ensevelir les corps à l’intérieur de l’enceinte : les enterrements se déroulaient donc au bord des chemins (coutume dont la via Appia constitue un parfait exemple). Tabou ? Superstition ? Peur des Mânes des défunts ou simple peur des miasmes, c’est-à-dire des effluves malins qui émanent d’un cadavre ? Quiconque parcourait la via Appia ou toute route semée de sépultures ne pouvait laisser d’éprouver la sensation de recueillement, de sacralité et d’apprentissage de l’avenir – le memento mori du Moyen-âge – que nous éprouvons aujourd’hui lorsque nous visitons un cimetière.
Inhumations et crémations des défunts, autant de pratiques obligées (sepelires mortuos est l’un des éléments-clés séparant l’homme de l’animal). Priver un mort de sépulture était considéré comme un crime, le cas d’Antigone qui offre sa vie pour enterrer son frère Polynice constitue, dans le cadre de la culture hellénique, un rappel pathétique de cette croyance.
Cette coutume a d’ailleurs perduré tout au long de la tradition occidentale et s’est même vue renforcée par le christianisme. « Ensevelir les morts – remarque Franz Cumont[5] – est resté dans l’Église une oeuvre de miséricorde. L’abandon suprême était le pire des châtiments que dans les imprécations on souhaitait à ses ennemis » ; nous tenons des précédents du monde classique : chez Virgile, par exemple, lorsqu’il décrit dans la katábasis les tourments que subissent ceux qui n’ont pas reçu de sépulture (Éneide, VI 620) ou chez Horace dans son œuvre contre Canidia (Epode, 5). Ces coutumes étaient profondément enracinées et leur la transgression sévèrement punie. La crémation tout autant que l’inhumation exigeait par ailleurs l’énonciation de formules rituelles afin d’éviter que l’âme du défunt n’erre pour l’éternité.
Un parcours de l’art funéraire de la Rome antique nous fournit plusieurs modèles de conduite de la société occidentale face à la mort. Tout d’abord, cet art insiste sur la notion de famille qui, mutatis mutandis, constitue la cellule première autour de laquelle s’assemblent les peuples qui, à partir de la diffusion de la latinité, forment l’imaginaire sociopolitique de l’Europe.
Certaines épitaphes, fidèles en cela à la tradition ancestrale, témoignent de cette dimension familiale – notion-clé pour la latinité – lorsqu’elles indiquent que les os de l’époux reposent auprès de ceux de son épouse. C’est ce même espoir, lui aussi fondé sur un acte d’amour, que l’on remarque dans les mots que, de la rive des morts, Cynthia adresse à son Properce bien-aimé : « Nunc te possideant aliae: mox sola tenebo: / mecum eris, et mixtis ossibus ossa teram[6] », « Que d’autres te possèdent maintenant, plus tard je t’aurai pour moi seule : / tu seras avec moi, et, mélangés, je déferai mes os auprès des tiens».
Dans les premiers textes épigraphiques que nous conservons – tels ceux de la famille des Scipion, recueillis par Alfred Ernout[7] –, la volonté s’impose de souligner les traits personnels du défunt, ses liens familiaux, le contexte historique durant lequel il vécut et, avant tout, d’exalter ses vertus, les qualités pour lesquelles on le juge digne d’éloges. Cet aspect commémoratif ou célébratoire n’aspire qu’à soustraire le défunt à l’oubli, lui-même une forme de mort : la mort définitive.
Le caractère laconique et synthétique de ces épitaphes est notoire et provient tout autant d’exigences concrètes – la taille du marbre – que du tempérament du peuple romain, qui se manifeste dans la concision de sa langue.
Je transcris à titre d’exemple l’inscription trouvée dans le sarcophage de Lucius Cornelius Cneus Scipio découvert en 1871 et qui se trouve aujourd’hui au Vatican. Je le cite en suivant la reconstitution faite par A. Ernout (p. 19) :
Magna sapientia / multasque virtutes
Aestate quom parva / posidet hoc saxsum.
Quoiei vita defecit, non / honos honore.
Is hic situs quei numquam / victus est virtutei.
Annos gnatus XX is / l(oc)eis m(a)ndatus:
Ne quairatis honore / quei minus sit mand(at)us.
Ces quelques lignes mettent en relief la sagesse, la vertu et l’honneur (ce dernier mot, répété trois fois), autant de qualités qui rendent le défunt digne de survivre dans le souvenir. Dans la même ligne de pensée, plusieurs sarcophages exhibent la formule me fama loquetur « mon renom parlera pour moi ».
Face à cette volonté valorisatrice, les épitaphes de nos cimetières modernes, au lieu de se référer à un renom après la mort, mentionnent le nom du défunt, quelques traits de personnalité, une note de douleur et les dates de naissance et de décès (dans le cas des sépultures chrétiennes, on inscrit seulement celle du décès car, pour ce credo, la mort physique implique la naissance à la vie éternelle).
D’autres épitaphes, comme celle que l’on attribue à Virgile, nous fournissent un portrait synthétique du défunt avec toute la concision du distique élégiaque, le mètre classique de ce type d’inscriptions :
Mantua me genuit, Calabria rapuere, tenet nunc
Parthenope; cecini pascua, rura, duces.
« Mantoue m’a donné la vie, la Calabre me l’a prise, à présent Parthénope / me retient ; j’ai chanté les prés, les champs et les chefs. »
Le nom du défunt est toujours mis en relief en vue de le rendre à la vie, ne serait-ce qu’en l’invoquant. Cependant, on le condamne parfois à la damnatio memoria, c’est-à-dire à l’oubli. C’est le cas d’un homme qui assassina sa femme. Celui qui érigea le sépulcre de la pauvre infortunée – sépulcre qui se trouve aujourd’hui au Musée Gallo-Romain de Lyon – passe délibérément sous silence le nom de l’assassin (CIL, XIII, 2182).
Nous remarquons par là, à travers les enterrements que pratiquaient les Romains de l’Antiquité et ceux que l’on pratique aujourd’hui, outre le respect dû aux morts, un désir d’en perpétuer le souvenir.
De nombreuses épitaphes latines furent par ailleurs conçues comme autant de messages prétendument laissés par les défunts en vue d’être gravés sur leurs tombes. Elles contiennent l’idée que celui qui visite les sépulcres lise ces inscriptions et que, par le biais de cette lectio à haute voix – comme elle se pratiquait autrefois –, les Mânes du mort recouvrent un souffle de vie, comme si, more Orphico, un charme démiurgique opérait, capable de lier le monde des vivants à celui des morts ; comme si, par le biais du pneûma, ce charme atteignait la réalité métaphysique. C’est dans ce sens que je fais appel ici à l’inscription que la tradition attribue à Saint Augustin pour être apposée sur sa propre tombe :
« Ta bouche lit ces mots, mais c’est moi qui les pense,
et ta voix, maintenant, devient un peu ma voix »[8]
Ainsi, le chant funèbre, loin d’être douloureux, devient chant de plénitude.
Que serait devenu le saint d’Hippone sans la voix humaine qui le fait revivre ?
J’applique à cette interprétation l’idée que Rainer Maria Rilke développe dans ses Sonnets à Orphée sur la relation entre inspiration et expiration. Le poète aspire la réalité puis la transpose dans un poème. Celui-ci se transforme en un souffle qui nous renvoie de façon taumaturgique au monde invisible. De même, la lecture de l’épitaphe – à haute voix, je le rappelle – fonctionnerait comme l’expiration rilkéenne qui ranime l’esprit du défunt ou, tout au moins, réactualise son souvenir.
Les épitaphes romaines ne rapportent pas l’existence de tourments outre-tombe mais soulignent, en revanche, l’absence dans l’au-delà des petits délices du monde terrestre. On y voit ainsi la nostalgie de ce qui est irrémédiablement perdu – il s’agit, en l’occurrence, de trénoi contenus. La solitude à laquelle la mort condamne est aggravée par le silence qui règne dans le monde des ombres et qui contraste avec l’effervescence et le bonheur du monde des vivants. Il s’agit d’un tópos dont l’origine remonte, en Occident, aux poèmes homériques, dont la nekyia de l’Odyssée est une parfaite illustration. Cette évocation confère aux ombres une sorte de survie tant que dure le souffle de la voix. Pour cette lecture, le désir du défunt est de perdurer à tout prix. Pendant la durée du sortilège de la voix, les nomina recouvrent le statut de numina.
Le souvenir du mort se perpétue également dans le cippus, un pilastre ou partie de colonne érigée en souvenir d’un défunt. De nombreux pilastres portent la formule D. M. « Aux Dieux Mânes », celle-ci se référant ici aux âmes des défunts, et parfois le dessin de deux herminettes ou marteaux de tailleurs de pierre, les Asciae. Ce symbole provenant de Dalmatie et lié au rite de l’inhumation s’est répandu dans le monde romain et son sens, quoique obscur, semble renvoyer au tópos de l’au-delà.
Il ne faut pas voir dans l’évocation et l’exaltation des plaisirs terrestres de la part des morts la défense d’un épicurisme à outrance mais plutôt une invitation subtile à jouir des plaisirs de la vie : la chaleur du foyer, l’amour du pays natal, les succès personnels, plaisirs qui ne sont guère différents de ceux auxquels aspire l’homme actuel. Il s’agit de biens que la mémoire conserve précieusement et dont on espère que le souvenir durera après la mort. Certaines épitaphes font parfois même allusion aux plaisirs sensuels : déguster un bon repas, goûter les plaisirs que procure le nectar de Bacchus.
La fréquence dans les épitaphes de la formule S T T L (sit tibi terra levis « Que la terre te soit légère ! ») nous renvoie à la croyance – ou tout au moins au désir – des vivants que le défunt vive en paix dans l’au-delà. Cette foi en une vie après la mort apparaît dans la formule de salut de certaines épitaphes – et que nous trouvons aussi dans certaines compositions poétiques[9] – : ave atque vale « salut et adieu ».
Dans la culture latine, nombreuses sont les croyances relatives au sort des âmes après la mort, comme elles le sont aussi pour l’imaginaire moderne. Dans l’Antiquité, ces croyances varient en fonction des traditions et de l’adhésion ou non à certains cultes religieux. Ainsi, Cicéron, dans les Tusculanae (I 12, 27), prônant l’idée de l’immortalité de l’âme, invoque-t-il le fait que l’on y croyait depuis l’antiquité et, en ce qui concerne les Romains, l’orateur considère que cette coutume devait être profondément enracinée puisque le droit pontifical y consacra de nombreuses prescriptions ainsi que l’obligation de respecter certaines cérémonies, dont la violation constituait un crime inexpiable.
Le contenu des épitaphes latines qui évoquent la vie après la mort tout en articulant la relation entre ce monde et l’autre témoigne d’une pensée symbolique. Voilà qui est aujourd’hui fondamental puisque ce troisième millénaire qui vient de commencer semble s’orienter vers le modèle d’Hermès en tant que dieu médiateur – le psychagogós des Grecs –, plutôt que vers celui de Prométhée[10], tourné vers un progrès indéfini et clé de voûte du XIXe et du XXe siècle, mais vide car manquant de racines ancrées dans la tradition.
De même, bien que de façon sous-jacente, persiste la notion vague selon laquelle les morts continuent à vivre dans leur tombe, croyance qui, pour les anthropologues, remonte à l’âge de pierre. C’est la raison pour laquelle, de nos jours encore, les tombes sont construites selon des règles précises, on dispose le corps suivant certains rites, on dépose des fleurs, on prie face aux sépulcres et les expressions de douleurs y sont publiques. Qu’il s’agisse de crémation ou d’inhumation, les épitaphes modernes révèlent la survivance dans l’imaginaire européen de rites et de traditions funèbres semblables à ceux de la Rome antique. Voilà qui témoigne d’un fonds commun qui unit les différents peuples d’Europe et qu’il serait intéressant d’approfondir en vue de parvenir à une intégrité substantielle de l’unité européenne.
Bien que sous l’Antiquité classique épicuriens, cyniques et certains stoïciens insistèrent sur le caractère absurde de bon nombre de ces rites, la tradition européenne n’a cessé de les mettre en pratique, encouragée en cela soit par d’autres courants philosophico-religieux – comme l’orphisme, le pythagorisme ou le christianisme – soit par le poids d’une tradition profondément enracinée dans le Latium et réticente à envisager la mort comme une instance définitive. Dans ce sens, F.Cumont signale que « les primitifs, déconcertés par la mort, ne peuvent se persuader que cet être qui se mouvait, sentait, voulait, comme eux-mêmes, puisse être privé de toutes ses facultés »[11]. Certains courants de pensée antiques considéraient que l’âme, souffle diaphane semblable au vent, survivait et, pour cette raison, devait être associée soit au corps du défunt soit à un nouveau corps grâce à la metempsícosis, comme le croyaient les pythagoriciens.
En marge de ce courant sotériologique, d’autres épitaphes, sans se référer à la finitude de l’existence, rapportent en revanche la sévérité de la mort. C’est ce qu’on lit dans l’inscription apposée sur un petit autel dédié à Cn. Cornelio Basso, gravé par son esclave (IIème siècle av. J. C.) et recueilli dans C.I.L. 6, 16169/B. 85 :
Decem et octo annorum natus uixi ut potui bene,
gratus parenti atque amicis omnibus.
Ioceris, ludas hortor: hic summa est seueritas!
« Mes dix-huit ans de vie, je les ai occupés aussi bien que j’ai pu, dans l’affection de tous, ma mère et mes amis. Crois-moi: plaisante, amuse-toi! Car ici où je suis, c’est tout à fait lugubre! »[12]
D’autres inscriptions sépulcrales ne constituent qu’un memento mori ô combien troublant, comme c’est le cas dans C.I.L. 11, 4010/B. 120:
Eus tu uiator, ueni hoc et quiesce pusilu.
Innuis et negatis? Tament hoc redeudus tibi.
« Eh! oh! le voyageur!
Arrête-toi ici un tout petit instant!
Tu fais signe que non? Tu ne veux rien savoir?
C’est pourtant bien ici qu’un jour tu reviendras! »
Ou encore dans une inscription trouvée sur une tombe anonyme de Bonn:
Vos qui transitis, nostri memores rogo sitis:
q(uo)d sumus, h(o)c eritis, fuimus quandoque q(uod) estis…
« Vous qui passez ici, ayez-en souvenance: ce que je suis, vous le serez, puisque je fus ce que vous êtes ».
D’autres inscriptions, en revanche, portent l’empreinte d’un existentialisme avant la lettre qui envisage l’homme comme un être pour la mort. C’est ce que déclare une épitaphe découverte à Tarragone (C.I.L. 2, 4426/B. 1489):
« Aspice quam subito marcet quod floruit ante,
aspice quam subito quod stetit ante cadit.
Nascentes, morimur: finisque ab origione pendet. »
« Considère comment ce qui était en fleur va se faner en un clin d’oeil. Vois comme choit brutalement ce qui était pourtant debout. En naissant, nous mourons. Notre fin est prévue depuis notre début. »
La conception de la mort comme finitude absolue apparaît tant dans les inscriptions sépulcrales que dans les graffiti des murs de Pompéi. L’une de ces inscriptions avertit : Discite, dum uiuo, mors inimica uenit « Sachez-le, cependant que je suis bien en vie, la mort arrive, hostile ».
Ces épitaphes, dont le sujet n’est autre que le caractère tragique de l’existence, semblent annoncer le diptyque « berceau, sépulture », évoqué par Quevedo.
D’autres formules, toutefois, s’appuyant sur l’idée platonicienne du sêma, sôma – le corps sépulture (de l’âme) – proclament une mort libératrice qui permet aux hommes de troquer le poids de la matière contre une dimension spirituelle ; ce que nous voyons, par exemple, dans le distique recueilli dans C.I.L., 10, 4917/B. 1015:
Debita libertas iuueni mihi lege negata
Morte immatura reddita perpetua est.
« La liberté qui m’était due, jeune comme j’étais, et que me refusait la loi, m’a été rendue à jamais par une mort prématurée ».
Cette vision d’une mort libératrice offre un fort contraste avec l’idée d’une mort qui spolie, comme le montre la comparaison avec le papillon capturé par l’araignée :
Papilio uolita(n)s texto religatus aranist:
illi praeda rep(e)ns, huic data mors subitast. (C.I.L. 6, 26011/B. 1063)
« Un papillon saisi en vol par l’araignée qui l’entortille: l’un, c’est la proie inattendue, l’autre, la mort brutale » voilà ce qu’on peut lire sur un sépulcre de Scita, entre la via Salaria et la via Nomentana (Rome).
Le tópos de la mort annihilatrice trouve son expression poétique dans les vers de Lucrèce lorsque celui-ci, évoquant la peste d’Athènes, proclame la victoire de la mort immortelle[13].
D’autres inscriptions sépulcrales comportent des touches chtoniques dans lesquelles le défunt, une fois son individualité apollinienne perdue, devient terre et, naturellement, s’intègre au cycle vital grâce à la dématérialisation de son corps. Voilà ce que nous lisons dans l’épitaphe d’une enfant de dix ans qui divinise la terre à laquelle elle retourne :
Cinis sum, cinis terra est, terra dea est, ergo ego mortua non sum
« Je suis cendre. Cendre est la terre. Et la Terre est déesse! Je ne suis donc pas morte. »
Cette lecture porte le sceau de l’idée dionysiaque selon laquelle la Terre est le séjour auquel nous finissons par retourner. Au XXe siècle, Rilke adopte une position similaire dans ses Sonnets à Orphée qu’il compose telle une stèle funéraire en guise d’hommage à une jeune fille arrachée à la vie dans la fleur de l’âge.
Le poète conçoit son oeuvre poétique comme une stèle funéraire, tout comme Virgile[14] et Horace[15] conçoivent la poésie comme un temple de marbre[16]. Chez Rilke, la stèle se présente comme un souffle qu’il faut parcourir en plénitude à travers le souvenir. C’est dans le souvenir et sa transfiguration esthétique que résident la vie et la mort. Il en va de même sur les stèles sépulcrales lorsque le visiteur, à la lecture à voix haute de leurs inscriptions, leur insuffle son souffle vital.
L’examen de ces vieilles épitaphes et leur comparaison avec celles de nos cimetières modernes nous permet de constater l’existence de buts et d’inquiétudes identiques (natura omnes homines aequales genuit « la nature a engendré tous les hommes égaux »). Cet examen peut s’avérer utile pour fortifier l’union d’un imaginaire européen qui gagne sans cesse en vigueur, sans pour autant négliger la diversité des identités.
Notes
[1] Joël Thomas, « Avant-propos » dans Les Imaginaires des Latins, Actes du Colloque International de Perpignan, PUP, 1992, p. 6.
[4] Cf. les témoignages qu’ E. Vermeule nous fournit ad hoc, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, University of California Press, 1979.
[8] Cité par Danielle Porte, « Préface » à Tombeaux romains. Anthologie d’épitaphes latines, s.l., Le Promeneur, 1993, p. 8.
[11] Op. cit., p. 15; cf. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Libr. Orient. P. Geuthner, 1966, pp. 267-268.
[16] Aussi le poète R. M. Rilke dans les Sonnets à Orphée (en part. dans le I) parle d’élever un temple musical dans l’ouie où habite la totalité orphique.
În căutarea unei mitologii a vechii Europe. Sângele dragonului: Siegfried, Finn, Taliesin şi Tiresias
Philippe Walter
Université Stendhal, Grenoble 3, France
A la recherche d’une mythologie de la vieille Europe
Le sang du dragon : Siegfried, Finn, Taliesin et Tiresias
Searching for a Mythology of Ancient Europe
The Dragon’s Blood: Siegfried, Finn, Taliesin and Tiresias
Abstract: Could there have existed an ancient mythology common to most of the European countries? By taking into consideration a series of ancient and medieval works, and examining as precisely as we can several initiation myths, from the Scandinavian myth of Siegfried and the dragon Fafnir, to the Irish myth of Finn and the salmon of knowledge, or the Greek myth of the soothsayers Tiresias and Melampous, whose ears were purified by serpents, an affirmative answer can be offered to this question. The similarity of the motifs in such diverse stories allows us to presume that a different evolution emerged from the same cultural (linguistic and mythological) pattern. Moreover, a comparison with several European tales gathered throughout the nineteenth and the twentieth centuries illustrates the invariance of these mythical motives inherited from the most archaic European past, attesting the existence of a remote common cultural background. The acquisition of supreme knowledge (simultaneously sovereignty and divination) is a consequence of the intercession of a monster or beast (a serpent, a dragon, or a salmon), and of its absorption, under strictly defined conditions, by a preordained hero.
Keywords: Indo-European mythology, the figure of the seer, the blood of the dragon, Siegfried, Finn, Taliesin, Tiresias
Existe-t-il des supports anciens d’une identité culturelle européenne ? La linguistique d’une part et la mythologie d’autre part ont répondu à cette question par l’affirmative. Il existe bel et bien des langues « indo-européennes » dont on a reconnu l’existence depuis le XIXe siècle. La plupart des langues européennes remontent à une langue mère unique (perdue) dont le sanskrit offre un modèle approchant.[1] Le recours à cette langue matricielle permet d’expliquer nombre de traits lexicaux ou syntaxiques communs à la plupart des langues d’Europe. Il en est de même pour la mythologie ancienne car la mythologie est une variable (au sens mathématique) de la langue. Il a existé, à une époque lointaine, une mythologie indo-européenne qui a laissé des traces dans la plupart des mythes portés par les grandes familles linguistiques indo-européennes (celtique, germanique, hellénique, slave, etc.). L’analyse des motifs mythiques ne peut donc être entreprise en dehors d’un cadre comparatiste qui, juxtaposant les récits mythiques de ces différentes langues, met en évidence le jeu structural des motifs analogiques ou homologiques qui ne peuvent s’expliquer que par un héritage commun de croyances et de conceptions archaïques.
Quatre textes issus de quatre régions d’Europe (Scandinavie, Irlande, Pays de Galles, Grèce) permettent de circonscrire un récit mythique d’initiation où intervient une substance magique (sang cuit du dragon, suc de plantes ou de cuisson) capable d’apporter une intelligence supérieure à un héros. Ces quatre récits, par la nature à la fois spécifique et récurrente de leurs motifs, révèlent en outre le fonctionnement d’une pensée mythique qui se caractérise d’abord et avant tout par une variabilité signifiante. En ce sens, il n’y a pas de forme « primitive » d’un mythe mais un mythe est, comme l’a souligné C. Lévi-Strauss, la somme de toutes ses variantes.
LES TEXTES
SIEGFRIED (Scandinavie)
Alors Sigurdr trancha le cœur du serpent avec l’épée qui s’appelait Ridill. Reginn but le sang de Fafnir et dit : « Accorde-moi une prière qui est peu de chose pour toi : porte ce cœur au feu et rôtis-le, et donne-le moi à manger. »
Sigurdr alla le faire rôtir sur une baguette. Quand il se forma de l’écume, il mit son doigt dessus pour voir si c’était cuit. Il porta son doigt à la bouche. Et quand le sang du cœur du serpent toucha sa langue, il comprit le langage des oiseaux.[2]
FINN (Irlande)
Deimhne [le cerf] partit pour apprendre la poésie auprès de Finnéigeas, qui vivait sur les rives de la Boyne. Finnéigeas y vivait depuis sept ans, en guettant le saumon de Linn Féich parce qu’il lui avait été prédit que rien ne resterait inconnu de celui qui le mangerait. Le saumon fut pris, et Deimhne fut chargé de le cuire, après défense, par le poète, d’en manger une seule miette. Après l’avoir fait cuire, le garçon apporta le saumon. « N’en as-tu rien mangé, mon gars ? demanda le poète. – Non, répondit-il, mais j’y ai brûlé mon pouce, que j’ai ensuite mis dans ma bouche. – Quel est ton nom, petit ? – Deimhne, dit-il. – Ton nom sera désormais Fionn, mon garçon. C’est à toi qu’il a été imparti de manger le saumon, et en vérité tu es le Fionn. » La garçon mangea alors le saumon, et c’est cela qui a donné la connaissance à Fionn : c’est-à-dire que chaque fois qu’il met son pouce en bouche et chante le teinm laodha (incantation divinatoire), tout ce qu’il ignore lui est révélé.[3]
TALIESIN (Pays de Galles)
Il y avait jadis à Penllyn un homme noble que l’on appelait Tegid Voel et son héritage paternel était situé au milieu du lac de Tegid. Son épouse s’appelait Ceridwen. Il lui naquit de cette femme un fils que l’on appela Morvran fils de Tegid et une fille qu’on appela Creirvyw. C’était la plus belle fille du monde. Ils avaient un frère qui était l’homme le plus laid du monde, Afangddu. Ceridwenn sa mère pensa alors qu’il ne lui était pas possible d’être le bienvenu parmi les nobles à cause de sa laideur, à moins qu’il n’ait quelques jeux ou sciences dignes, car cela était la première chose à la cour d’Arthur, à la Table ronde.
Elle ordonna alors par l’art des livres de Peryllt (Virgile) de faire bouillir le chaudron d’inspiration et de science pour son fils, afin qu’il fût accepté dignement pour son savoir et pour son art dans le monde futur. On commença alors à faire bouillir le chaudron et, après qu’on l’eût mis à bouillir, on ne put interrompre l’ébullition avant un an et un jour, jusqu’à ce qu’on en obtint les trois gouttes bénies des grâces de l’esprit. Elle mit Gwion Bach à surveiller le chaudron et un aveugle du nom de Morda pour chauffer le feu sous le chaudron. Elle commanda qu’on ne laissât pas l’ébullition s’interrompre pendant un an et un jour. En vérifiant par les livres d’astronomie et par les heures des planètes, elle cueillit tous les jours toutes sortes de plantes mystérieuses. Comme Ceridwen fut occupée à botaniser et à collecter pendant presque un an à tout instant, il arriva que les trois gouttes de l’eau efficace du chaudron sautèrent du chaudron sur le doigt de Gwion Bach. A cause de la chaleur il le suça dans sa bouche et aussitôt qu’il eut sucé dans sa bouche ces trois gouttes précieuses, il sut tout ce qui devait se produire et il sut avec précision qu’il lui fallait le plus se méfier des ruses de Ceridwen car ses connaissances étaient grandes.[4]
TIRESIAS (Grèce)
Il y avait chez les Thébains un devin du nom de Tirésias, fils d’Evérès et de la nymphe Chariclo et issu de la lignée d’Oudaeos le Sparte. Il était privé du sens de la vue. On rapporte des récits divergents à propos de sa cécité et de son don de divination. Les uns en effet prétendent qu’il a été aveuglé par les dieux pour avoir révélé des faits que les divinités voulaient cacher aux hommes, alors que Phérécyde avance l’idée que c’est Athéna qui lui ôta la vue. Chariclo était chère au cœur d’Athéna (…). Tirésias vit la déesse complètement nue. Mettant ses mains sur ses yeux, elle le rendit aveugle. Chariclo la supplia de lui rendre la vue. Athéna n’en avait pas le pouvoir mais, en lui purifiant les oreilles, elle le rendit capable de comprendre complètement le langage des oiseaux et elle lui donna un bâton en cornouiller avec lequel il marchait, comme les gens qui voient.[5]
Pour comprendre comment Athéna peut purifier les oreilles de Tirésias, il convient de se reporter à un autre mythe de devin grec : celui de Mélampous. “Dans son enfance, Mélampous avait acquis le don de divination de la façon suivante : ayant trouvé un serpent mort, il lui fit des funérailles sur un bûcher. Les enfants (qui se trouvait une femelle), reconnaissants, et aussi parce qu’il les avait élevés, purifièrent ses oreilles avec leur langue, si bien qu’il entendit après cela le langage des oiseaux et, en général, celui de tous les animaux. Mélampous était non seulement un devin, mais aussi un médecin, ou plutôt un prêtre capable de purifier les malades, et ainsi de leur rendre la santé. Il connaissait également les herbes magiques et médicinales”.[6]
On peut donc penser, à partir d’une conjonction des mythes de Tirésias et Mélampous, qu’Athéna purifierait l’oreille de Tirésias grâce à un serpent de son égide. A ce propos, je suis redevable à Monsieur Jean Alaux des précisions suivantes :
Les textes rassemblés par Luc Brisson, Le Mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale, Leiden, 1976 et l’édition annotée d’Apollodore par J.-C. Carrière et B. Massonie, Besançon-Paris, 1991, ne citent apparemment pas de variante du texte qui expliciterait ce point. En revanche, deux détails d’Apollodore, III, 67, permettent d’établir un certain nombre d’échos. 1) Il est bien dit qu’Athéna “purifie” les oreilles de Tirésias (tas akoas diakatharasan) pour le rendre capable de comprendre le langage des oiseaux. 2) Il est fait mention, aussitôt après, du bâton qu’elle lui donne pour l’aider à marcher (cf. Callimaque, Pour le bain de Pallas, 127 : « Je lui donnerai un grand bâton, pour conduire ses pas »). Ce bâton est dit de « cornouiller » (kraneion), mais il s’agit là d’une correction : les manuscrits portent kuaneon, qui signifie « bleu sombre », « bleu nuit » (voir Carrière-Massonie, p. 224 ; c’est la couleur des voiles de deuil de Thétis en Iliade, 24, 93-94 ; voir aussi Platon, Timée, 68c). Mais, comme L. Brisson le signale lui-même, ce terme est souvent utilisé pour désigner la couleur des serpents (p. 54-55). L. Brisson établit un parallèle entre les versions de type « A » du mythe (où Tirésias utilise un bâton pour frapper les serpents) et les versions de type « B » (celles dont il est ici question), en rapprochant le bâton, présent dans les deux versions, de la symbolique médiatrice du caducée d’Hermès, où s’entrelacent et s’associent serpents et bâton (p. 73 : malgré les précisions d’Apollodore et de Callimaque, Brisson écrit « ce bâton… ne semble pas avoir été donné à Tirésias pour suppléer à sa cécité, et… paraît plutôt devoir être considéré comme un emblème de sa fonction de médiateur ». Mais y a-t-il lieu d’opposer la fonction explicite qu’il néglige et la fonction implicite qu’il suggère?). Or, toujours chez Apollodore, en I, 9, 11, est évoquée la figure de Mélampous, dont les serpents qu’il a nourris purifient si bien les oreilles qu’il peut comprendre le langage des oiseaux. Brisson (p. 49-50) cite également un passage d’Eustathe, à propos d’Hélénos et de Cassandre, dont l’ouïe est « purifiée » par des serpents (hupo opheôn katharisthentas tas akoas), et Porphyre, De l’Abstinence, III, 4 : nous pourrions comprendre les animaux « si un serpent nous avait lavé les oreilles » (ei kai hêmôn ta ôta drakôn enipsen).
De cette note, nous pouvons dégager l’analogie des deux motifs suivants : le sang issu du cœur rôti du dragon (Siegfried), le lavement des oreilles par les serpents (Mélampous, Tirésias). En effet, dans la structure du mythe, ces deux opérations aboutissent au même résultat : l’acquisition par le héros de la science divinatoire.
Morphologie des motifs
La lecture de ces quatre textes impose une première observation. Ils sont suffisamment différents les uns des autres pour ne pas avoir été copiés les uns sur les autres. Les histoires qu’ils relatent présentent suffisamment de divergences pour qu’on ne puisse pas conclure à une imitation consciente d’un texte par l’autre. Simultanément, ces textes présentent assez de convergences pour que celles-ci relèvent du seul hasard. Il existerait alors deux explications possibles pour ces convergences :
1) une explication jungienne : Certains « thèmes de légendes et certains motifs de folklore se répètent sur toute la terre en des formes identiques » parce qu’il s’agit de « figurations ancestrales » qui constituent les « potentialités du patrimoine représentatif de l’humanité ».[7] En d’autres termes, l’esprit humain est capable de réinventer spontanément ces récits que l’on pourrait qualifier de fondateurs parce qu’il est programmé pour les fabriquer.
2) une explication dumézilienne : A partir du moment où l’on a pu exclure l’hypothèse de l’imitation directe et consciente d’un texte par l’autre, les ressemblances entre deux textes peuvent s’expliquer par leur dérivation commune d’un texte issu d’une culture plus ancienne qui représentait leur matrice. Ils sont tributaires l’un et l’autre d’un héritage culturel commun que Georges Dumézil qualifie (provisoirement) d’indo-européen.[8] Il en est ainsi des mythes comme des langues. La ressemblance du mot latin désignant le père (pater) et du mot germanique (Vater) ne s’explique qu’en référence à une sorte de langue-mère disparue dont le sanskrit donne une image approximative.
La présente étude retiendra la deuxième hypothèse et tentera de saisir les modalités d’une pensée mythique confrontée à l’étude des motifs analogues de ces textes. Elle se fondera sur la mythologie comparée en vue de rechercher les motifs mythiques isomorphes et récurrents dans les quatre textes. On désigne par motifs isomorphes des séquences de motifs structurés qui font sens par leur assemblage même si des variantes significatives interviennent parmi leurs éléments constituants. En fait, un motif mythique tire toujours sa signification du système de relations qu’il tisse avec d’autres motifs dans un ensemble.[9] Dès lors s’impose une règle simple du comparatisme. On ne peut pas comparer des motifs isolés mais uniquement des faisceaux (grappes) de motifs qui présent le plus haut niveau d’intégration possible.
Quatre personnages (Siegfried, Taliesin, Finn et Tirésias) connaissent une initiation. Dans deux cas (Siegfried et Tirésias), cette initiation se définit par le fait que les personnages, après une opération magique, sont capables d’entendre le “langage des oiseaux”. Dans le cas des héros celtes (Finn et Taliesin), on précise seulement qu’ils deviennent savants.[10]
Néanmoins, l’acquisition du pouvoir de divination pour l’un des membres de la première série (Siegfried) et pour les représentants de la deuxième série (Taliesin et Finn) résulte du contact du doigt et d’un mets particulier (cœur dragon pour Siegfried, saumon pour Finn, liqueur de science pour Taliesin). On voit ainsi se dessiner une chaîne de motifs analogues qui scandent la structure profonde de ce mythe d’initiation.
Siegfried |
Finn |
Rôtit le cœur du dragon Fafnir |
Surveille la cuisson du saumon |
Touche de son doigt le sang du cœur du serpent |
Se brûle le pouce pendant la cuisson |
Met son doigt à la bouche |
Met son pouce à la bouche |
Entend le langage des oiseaux |
Devient très savant |
Les deux récits celtiques présentent des analogies remarquables :
Finn |
Taliesin |
Surveille la cuisson du saumon |
Surveille la cuisson du chaudron avec les herbes |
Se brûle le pouce pendant la cuisson |
Reçoit trois gouttes sur son doigt |
Met son doigt à la bouche |
Suce son pouce |
Devient très savant |
Devient un devin |
Dans cette succession obligée mais significative, les motifs alignés horizontalement dans le tableau (on pourrait les qualifier aussi de fonctions au sens de Propp) seront qualifiés d’isomorphes. Ces motifs établissent des équivalences fonctionnelles dans la pensée mythique. Par exemple, un chaudron magique où cuisent des herbes est exactement homologue au cœur saignant d’un dragon. L’un et l’autre forment la substance magique à partir de laquelle le héros peut être initié. La mythologie invite à méditer sur ces analogies et à en tirer toute une série de conséquences.
Tout d’abord, à l’encontre d’une interprétation symbolique primaire, le dragon n’est pas une créature exclusivement négative puisqu’il possède le pouvoir d’initier le héros au pouvoir de divination. Le dragon est donc ambivalent. N’est-il pas en réalité une sorte d’épiphanie du divin qui possède le pouvoir de vie et de mort sur les humains ? Les herbes relèvent de la même ambivalence. Il n’y a que trois gouttes qui, dans le cas de Taliesin, peuvent conférer la science suprême à l’apprenti druide. Le reste de la substance est nocif et fait même exploser le chaudron une fois que Taliesin a recueilli les trois gouttes précieuses.
Pour la pensée mythique, le sang du dragon Fafnir et les herbes magiques cuites dans le chaudron de la sorcière Ceridwen sont équivalentes. Pour la pensée ordinaire, il n’y a a priori aucun rapport d’évidence entre un dragon et des herbes. On comprend alors que la pensée rationnelle n’a aucune chance de pénétrer dans le langage si particulier du mythe et de lui soutirer le secret de ses symboles analogiques. Le mythe relève au contraire d’une pensée complexe qui transgresse les cadres de pensée rationnelle. Cette pensée mythique établit des analogies de motifs qui sont la base d’un langage que l’on pourrait qualifier de hiéroglyphique et qui entraîne l’herméneute au cœur du mode symbolique du mythe.
Par exemple, pour l’analogie du serpent, du dragon et de l’herbe, on se souvient des remarques de Gaston Bachelard : « Dans le Roman de Sidrac, publié par Langlois (t. III, p. 226), on lit : Tout serpent qui n’est pas tué accidentellement vit mille ans et se change en dragon ». Bachelard établit ainsi l’équivalence mythique du serpent et du dragon. Elle est d’autant moins difficile à admettre qu’en latin le mot draco ayant donné le mot français dragon désigne le serpent. Comme ce serpent/dragon entre souvent dans des mixtures comme les herbes, il rajoute : « On juge mieux aussi certaines pratiques médicales comme le bouillon de vipère ou la poudre de vipère. La lecture du seul livre de Charas sur le sel de vipère suffirait à prouver que la matière aussi a ses légendes. La matière du serpent est une matière légendaire ».[11]
Il existe également une équivalence mythique entre le dragon et le saumon. Cette équivalence mythique est soutenue par une consonance phonétique. En allemand, le dragon se dit Drache. En latin draco (français drac) désigne le dragon et ce mot est aussi un terme poétique pour désigner le serpent (en grec, le serpent est drakos)[12]. En irlandais, le saumon se dit orc.[13] Il ne serait pas invraisemblable qu’à travers leur consonantisme, ces termes résultent d’un étymon indo-européen apparenté qui les relierait originellement à une même base sémantique: celle qui désignerait un animal initiatique. Ainsi la mythologie du saumon rejoint, de manière inattendue mais parfaitement significative, celle du dragon. Manger la chair du « saumon de science » entraîne les mêmes conséquences qu’absorber le sang du dragon.
Le christianisme, religion de synthèse qui assimile et dépasse le paganisme antique, repose lui aussi sur l’ingestion d’une chair sacrée (le Christ est défini comme l’ichthys, le poisson) et d’un sang divin. Cette communion au corps et au sang divins du Christ équivaut à l’assimilation de la Bonne Parole (l’Evangile), celle qui emplit de la sagesse divine. Liturgie eucharistique et liturgie de la parole (lecture des écritures) constituent ainsi les deux pôles de la messe chrétienne. Elles illustrent dans le rite et dans le dogme les anciennes croyances relatives à l’initiation des sociétés indo-européennes.
On pourrait penser que le mythe du sang du dragon s’est évanoui au fil des siècles et qu’il a perdu toute son efficacité symbolique. Il n’en est rien puisqu’au XIXe siècle, en Haute Bretagne, Paul Sébillot recueille un conte qui porte le numéro 673 dans la classification internationale : « La viande de serpent qui apprend le langage des animaux ».[14]
Il y avait une fois un cheminiau (un ouvrier terrassier) qui logeait chez une vieille bonne femme qui passait pour être sorcière. Un jour il lui apporta une couleuvre qu’il avait tuée. La vieille la prit, la mit à cuire et l’arrangea propre à être mangée. Le matin, quand la bonne femme se fut absentée, il en mangea un petit bout. Il sortit mais il fut bien surpris d’entendre le langage des oiseaux. Il s’en retourna dire cela à la bonne femme, qui s’avisa qu’il avait mangé de sa couleuvre; elle lui souffla dans la bouche et depuis ce moment, il n’entendit plus le langage des oiseaux.[15]
Ce conte n’a pas été créé de toutes pièces à partir des récits mythologiques anciens. Il est plutôt la forme différenciée de mythes anciens probablement celtiques et il prouverait la théorie selon laquelle les contes de fées (ou de sorcières) seraient issus d’anciens mythes à valeur initiatique : « Le conte répète sur un autre plan et avec d’autres moyens, le scénario mythique exemplaire. Le conte reprend et prolonge l’initiation au niveau de l’imaginaire ».[16] La survivance de ce conte au XIXe siècle et l’existence de mythes analogues dans l’antiquité laisse entrevoir l’existence de récits semblables dans toute la période intermédiaire (Moyen Age, période classique), même si ces récits ont pu être adaptés sous une forme plus littéraire.
Le sang-dragon
Le thème initiatique contenu dans le sang du dragon (ou la chair du saumon) se retrouve également dans l’iconographie médiévale voire dans certaines dénominations de plantes relevant de ce que Claude Lévi-Strauss appelle la « pensée sauvage ».
Il existe en effet des noms de plantes ou d’arbres qui ont un rapport avec le dragon. Le plus remarquable est le sang-de-dragon ou sang-dragon aujourd’hui appelé dragonnier. Il s’agit d’un arbre dont la tige ramifiée laisse écouler une gomme rouge appelée le sang-dragon. Le mot apparaît en ancien français dès le XIIIe siècle (sanc de dragon). Aujourd’hui, il ne désigne plus l’arbre lui-même mais seulement une résine d’un rouge foncé principalement fournie par le dragonnier, autrefois employée comme astringent et hémostatique, aujourd’hui utilisée comme colorant dans la fabrication des vernis.
Or cet arbre est représenté sur le triptyque du Jardin des Délices de Jérôme Bosch.[17] Ce tableau datant environ de 1510 se trouve au Musée du Prado. Sur le panneau de gauche, Adam et Eve sont créés par Dieu. Derrière eux se trouve l’arbre de la connaissance du bien et du mal ici figuré par un sang-dragon.
La Genèse précise que Yahvé fait pousser dans le jardin d’Eden « toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. » (2, 9) Adam et Eve peuvent manger des fruits des arbres du jardin mais pas de l’arbre qui est au milieu du jardin sous peine de mort (3, 2-3). Cet arbre de la connaissance n’a pas de nom. Ce n’est ni un pommier ni une autre espèce d’arbre. Jérôme Bosch, reprenant toute une série de croyances, en fait un sang-dragon. Lorsqu’on se souvient du symbolisme initiatique attaché au sang du dragon, on ne s’étonnera pas que ce soit précisément le sang-dragon qui joue un rôle d’arbre initiatique du Paradis. Là où le texte biblique restait très évasif quant à la nature de l’arbre, Jérôme Bosch dessine un arbre dont le symbolisme est équivalent à celui de l’arbre biblique.
Si l’arbre s’appelle sang-dragon, il y a en fait une explication. Au début du livre VIII de son Histoire naturelle, Pline évoque le combat du pachyderme et du dragon :
L’éléphant a, dit-on, le sang très froid; aussi est-ce précisément au plus fort des chaleurs que les dragons les convoitent. En conséquence, plongés dans les rivières, ils guettent l’éléphant en train de boire et s’enroulant autour de sa trompe qu’ils immobilisent, ils le mordent à l’oreille car c’est le seul endroit qu’il puisse défendre avec sa trompe. Ces dragons sont si grands qu’ils peuvent absorber tout le sang de l’éléphant: ainsi vidé et mis à sec par eux, celui-ci tombe en écrasant le dragon enivré de sang qui meurt avec sa victime.[18]
Au XVIe siècle, le Traité des simples médecines de Monardes (1565) précise le lien entre le sang du dragon prélevé sur l’éléphant et l’arbre sang-dragon. On citera ce traité d’après la traduction française qu’en donne Littré :
Du sang que le dragon a sucé des veines de l’éléphant, pour esteindre par sa froideur l’ardeur qui le brusle dans ses entrailles, et lequel sang il revomit lorsque l’éléphant tombe sur lui et qu’il l’écrase, comme le récite Pline (VIII, 12), naist et se produist ès isles Canaries, dites fortunées, selon Thévet et le médecin Monardes (C. 38), l’arbre qui porte la gomme appelée sanguis draconis : en témoignage de quoy le fruict porte la figure d’un dragon si expressément empreinte qu’on diroit y avoir esté apposé par un peintre.[19]
Le texte de Pline et la légende mythologique du sang-dragon semblent ainsi jeter une curieuse lumière sur un mythe précurseur du vampire et probablement aussi sur la tradition relative à la mandragore puisque le nom du dragon y est inclus.
C’est ainsi que les vieux récits mythiques relatifs à Siegfried, Finn et Tirésias éclairent certains aspects du symbolisme pictural à la Renaissance mais aussi d’une multitude motifs et de mots attestés dans les traditions européennes. Il existe dans la tradition européenne d’antiques savoirs hérités d’un passé lointain et commun aux nombreux peuples qui constituent l’Europe. Le vocabulaire des langues européennes est là pour en témoigner. Certes, ces traditions n’entraînent aucune stabilité de contenu mais elles relèvent de ce que l’on pourrait appeler la pensée complexe du mythe, une pensée par images, qui a toujours existé en Occident parallèlement à la pensée rationnelle.
L’image et le mythe sont le chiffre du complexe. Ils sont plus riches que le mot ou le concept. Et le mythe est initiateur d’une nouvelle forme de pensée, « sauvage » dirait Lévi-Strauss, symbolique dirait le penseur ordinaire. Pour Jean-Pierre Vernant : « Le mythe met en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction de philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. » Il en appelle à la reconnaissance du « modèle structural d’une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou non, une logique autre que la logique du logos ».[20] Dans cette logique, le sang du dragon ou le suc des herbes relèvent d’une même substance mythique qui contient tous les secrets du divin et du devin.
Notes
[2] La Saga des Völsungar, d’après la trad. de R. Boyer, La saga de Sigurdr ou la parole donnée, Paris, Cerf, 1989, p. 229, ch. 19.
[4] Version de la Myfyrian Archaiology of Wales, 2e éd., Denbigh, 1870 traduit par C. Guyonvarc’h dans : Textes mythologiques irlandais, I, Rennes, Ogam-Celticum, 1980, p. 151.
[5] Apollodore, Bibliothèque III, VI, 7 d’après P. Schubert, La Bibliothèque d’Apollodore. Un manuel antique de mythologie, Editions de l’Aire, 2003, p. 148.
[8] Pour un accès rapide aux thèses duméziliennes majeures : G. Dumézil, Mythes et dieux des Indo-européens. Textes réunis et présentés par H. Coutau-Bégarie, Paris, Flammarion, 1992.
[9] Nous renvoyons sur ce point aux principes structuralistes définis par C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
[10] Sur ce mode d’initiation : F. Le Roux et C. Guyonvarc’h, Les Druides, Rennes, Ouest-France, 1986, p. 322-329.
[12] A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1967, p. 184.
[13] J. Vendryès, Lexique étymologique de l’irlandais ancien, Dublin, Institute for advances studies, 1959, s. v. orc. Voir aussi : Ph. Walter, Perceval, le pêcheur et le Graal, Paris, Imago, 2004, p. 187-200.
[15] P. Delarue et M. L. Tenèze, Le conte populaire français, Paris, Maissonneuve et Larose, 2000, p. 583.
[17] Sur cette identification: C. Gaignebet, Le sang-dragon au Jardin des Délices, Ethnologie française, 20, 1990, p. 378-390.
[18] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, t. VIII, édition et traduction d’A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1952, livre 8, ch. 12, p. 35.
Stratificările culturale ale imaginarului european
Claude-Gilbert Dubois
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, France
Les stratifications culturelles de l’imaginaire européen
The Cultural Stratification of European Imagination
Abstract: European imagination is structured through the superposing of several internally-coherent layers. New ways of thinking are always grafted on preexisting ones, without totally suppressing the latter, despite their initial conflicts. Along this axis of continuity, pagan mythology is partially reintroduced in Christianity, in its turn, the product of Judaism, forming an intricate mixture. The advent of new values has been, since the end of the Middle Ages, a steady characteristic of the period known as modernity, being reinforced nowadays by the concept of “technoculture”. This long history and its particulars allow for the identification of guidelines for a European culture, especially by comparison with other continents (Asia, Africa) or some more recent cultures (North America, above all).
Keywords: European identity, cultural periods, layers of the collective imagination, antique paganism, Christianity, modernity, technoculture.
I. En guise d’introduction : Précautions et principes préliminaires
Peut-on légitimement parler d’une culture européenne ?
La notion de « culture européenne » exige quelques précautions d’emploi en raison des tentatives indues d’appropriation qui ont pu en être faites dans les siècles passés, y compris dans celui qui s’est tout juste achevé depuis cinq ans. Tout le problème réside dans la pertinence d’emploi du singulier : « la » culture européenne ne peut être qu’une propriété collective, dont aucun membre de la collectivité ne peut s’attribuer totalement l’apanage. En outre, le principe unitaire qui préside à l’élaboration du singulier n’est pas le mieux approprié pour en comprendre la nature : les tentatives d’unification, politiques ou idéologiques, autour desquelles on a voulu forger ce concept, se sont révélées illusoires ou arbitraires.
L’échec des impérialismes
Le mot a servi de couverture à une politique impérialiste à dénominateur ethnique – race blanche, souche « aryenne », peuples « indo-européens » -, slogans à l’usage de la plus monstrueuse, mais qui ne fut ni la seule ni la dernière. Edgar Morin nous confie: « Longtemps je fus européen. J’avais été résistant. Pour moi, pour nous, l’Europe était un mot qui ment. J’avais combattu ce que Hitler avait appelé “l’Europe nouvelle”. Je voyais dans “la vieille Europe“ le foyer de l’impérialisme et de la domination plutôt que celui de la démocratie et de la liberté » (1). L’Europe n’a que trop connu cette musique. Tout dénominateur ethnique entraîne cette illusion purificatrice qui se traduit concrètement par des « purges ». Les Messieurs Purgon de la purification ethnique n’ont guère réussi, comme celui de Molière, qu’à tuer le malade et, pour reprendre la formule d’un rescapé d’un autre massacre purificateur ( en l’occurrence, celui de la saint Barthélemy), qu’à « rendre bossus les cimetières » (2).
D’autres tentatives politiques ont été menées au nom d’un fantasme, qui s’est révélé n’être qu’un fantôme : celui de l’« Empire ». En arrière-plan, se profile l’image glorieuse de l’Empire romain, arbitrairement pérennisé ou artificiellement ressuscité sur d’autres bases, avec lesquelles il n’a plus grand chose à voir. Ce fut l’emblème récupéré par les Francs, puis par des princes germaniques, par Charles-Quint, et, nouvel avatar ironique, par Napoléon (3). Mais l’Europe territoriale hérite en fait de deux empires : celui d’Occident et celui d’Orient. On connaît les réactions des pays de l’Orient européen aux tentatives impérialistes occidentales: les barons « francs » des Croisades n’ont pas laissé le souvenir de libérateurs dans les territoires chrétiens d’Orient, et l’évêque de Rome n’a jamais pu s’imposer comme maître des Eglises d’Orient. Rome n’est plus que Rome, Byzance passe à Moscou lorsque survient un troisième larron à partir du XVe siècle, un César asiatique, le Grand Khan mongol devenu le Sultan des Turcs, qui avec le Kaiser et le Csar, s’efforcent tour à tour et autant qu’ils peuvent, de se partager les dépouilles des moindres peuples. Le manteau de César n’est plus que lambeau de pourpre ensanglantée. Le césarisme fut aussi une illusion unitaire.
La notion de Chrétienté recouvre-t-elle l’ensemble européen?
Enfin (et ici, le cas est plus sérieux) l’Europe a été identifiée à la notion de « chrétienté ». La chrétienté définit au Moyen Age l’ensemble des peuples qui ont adopté, sous une forme ou sous une autre, le christianisme et pris pour emblème la croix à des usages, il est vrai, très divers. Ce serait l’équivalent de l’Oumma, notion symétrique du côté musulman. Le mot Europenses apparaît, de manière symptomatique, pour la première fois, dans un texte relatant la bataille de Poitiers, où il désigne l’ensemble des forces franques face au camp adverse (4). Mais il s’agit là d’un rassemblement momentané et circonstancié. Si, au niveau de la croyance, on peut évoquer une « culture chrétienne » comme majoritaire et dominante, il convient également de tenir compte des sécessions et des rivalités au niveau des Eglises: longue procession d’ « hérésies » au début de l’ère chrétienne, sécession de Rome par rapport à l’oecumène et séparation des Eglises orientales au XIe siècle (5), grand schisme d’Occident intérieur au catholicisme aux XIVe et XVe siècles (6), fracture des Réformes dans le territoire occidental. L’époque moderne voit en outre naître des types de pensée qui se veulent indépendantes de la conviction religieuse, et s’implanter ou se réimplanter sur le territoire européen des croyances extérieures au christianisme. Le principe unificateur religieux, qui a joué un rôle évident pendant des siècles, jusqu’à créer parfois le sentiment triomphaliste d’une impossibilité de penser « autrement », ne peut être utilisé, de manière sérieuse, dans le monde actuel . Il reste cependant un fait: c’est que « penser l’Europe » ne peut éluder le fait culturel dans l’image qu’on peut s’en faire et dans la réalité qu’on veut en construire (7).
Conclusion et pause méthodologique
Les composantes ethniques, politiques et confessionnelles jouent néanmoins un rôle dans l’Europe, à condition de les saisir dans leur manifestation pluraliste. Il y a une mosaïque de peuples, une diversité de nations, une pluralité de confessions et de modes de pensée, qui définissent des cultures. Toute négation de ce pluriel initial ne peut susciter que des ambitions illusoires et des conflits interminables. La question est dès lors de savoir si les cultures de l’Europe permettent de dessiner le portrait-robot d’une culture européenne. Il ne s’agit pas de ressusciter arbitrairement une impossible et dangereuse unité, mais de prendre en compte la situation de pluralité, en essayant de voir s’il est possible d’y déceler des principes d’harmonisation et de convergence.
Éléments d‘une terminologie
Avant de poursuivre, résumons ici quelques éléments d’une terminologie des études sur l’imaginaire. Roland Barthes a appelé « mythologies » (M 1) le réseau d’images constitué autour d’un objet usuel, qui prend ainsi place parmi les symboles du quotidien (mythologies du réfrigérateur, de l’emballage plastique ou du transistor). Lorsqu’on a affaire à des symboles qui s’enrichissent d’un sens collectif et contribuent à définir une identité communautaire, comme des emblèmes nationaux ou des héros fondateurs, leur mise en histoire, raccroché à quelques figures essentielles que l’on peut appeler archétypes, s’organise en un mythe (M2) (mythe d’Énée, de Thésée ou de l’Atlantide). L’ensemble des mythes constitutifs d’une nation ou d’une culture prend à nouveau le nom de mythologie (M3), dans son usage le plus courant (mythologies grecque, celte, germanique, slave, etc…). On donnera à nouveau le nom de mythe (M4) à l’ensemble des principes structurants d’une mythologie On peut ainsi parler d’une mythologie de la France qui raconte imaginairement la formation d’une nation, des Gaulois au gaullisme, et d’un mythe français à partir de la définition de ses principes supposés moteurs comme « Liberté, égalité, fraternité » ou « Déclaration des droits de l’homme ». Il s’agit très exactement d’un mythe, forme élaborée de l’imaginaire et reçue par consensus collectif, mais démenti éventuellement par l’histoire en diverses circonstances, ce qui signe par là son caractère imaginaire et anhistorique. Mais le mythe, même contredit par le réel, garde sa force dans l’imaginaire et incite à une conduite. La même question peut être posée à propos de l’Europe: y a-t-il une mythologie fondatrice ? Certainement, elle va de l’enlèvement de la belle Europè hors d’Asie aux premiers textes fondant un accord plurinational sur des données strictement économiques (de la C.C.A. à la C.E.E et à l’U.E.). Y a-t-il des principes moteurs dans cette première esquisse d’un imaginaire européen ? Certainement, ne serait-ce que la volonté de vivre désormais ensemble dans la paix, contresignée par le choix d’emblèmes comme le drapeau et l’hymne retenus par ses membres. Mais, par opposition aux mythes nationaux, déjà bien insérés en histoire, du moins dans des nations depuis longtemps fondées, et dotés d’un caractère qui rejoint le sacré dans l’imaginaire des peuples concernés, ceux-ci restent encore au stade d’une volonté de réalisation, d’un désir plus que d’une réalité établie. La question sera de savoir jusqu’où peut aller la volonté de réaliser ce désir.
Ères culturelles et stratification de l’imaginaire
Il s’agira préalablement de déterminer si, à partir de mythologies ponctuelles, de mythes fondateurs ou identitaires n’ayant qu’une extension locale, les diverses mythologies dont l’usage n’excède pas jusqu’ici les frontières d’un groupe linguistique ou d’une nation, permettent de définir les traits du mythe européen qui est en cours de constitution et pourrait prendre place à côté du mythe américain ou du mythe chinois qui sont déjà bien constitués. Pour ce faire, il est nécessaire de prendre en compte la dimension historique dans l’élaboration d’une Europe culturelle. La diachronicité culturelle européenne met en valeur une succession de strates superposées. Chaque strate culturelle est, non pas balayée ou effacée par la suivante, mais seulement reléguée dans un en-dessous, qui sert de fondement ou de tremplin pour un nouveau dynamisme, appelé à devenir le préconscient d’une conscience autrement organisée. C’est le principe du palimpseste: le texte enfoui resurgit cycliquement à la surface, provoquant des « renaissances » dans la mesure où elles sont conçues non comme des retours nostalgiques, mais des résurrections appelant un nouveau dynamisme.
D’autre part, nous nous efforcerons de désenfouir les archétypes autour desquels s’est constitué ce qu’il faut bien appeler une civilisation, et de déterminer en quoi les rapports qu’ils ont entretenus, par leurs changement de disposition dans le jeu qu’ils exécutent ensemble, correspondent à des « ères culturelles » distinctes, mais enchaînées (comme on parle de « fondu-enchaîné » dans une projection d’images). Ces archétypes seront les plus simples et les plus primitifs qui soient : l’imago paternelle, l’imago maternelle et l’imago filiale, dans une relation qui épouse les diverses formes – oedipienne, prométhéenne, jupitérienne – de la triade symboliquement et primitivement familiale. On distinguera ainsi un imaginaire antique, polythéiste et naturaliste, centré autour d’une image maternelle primitive. Son polythéisme montre bien que les dieux, qui sont multiples, sont issus d’une matrice commune, et son naturalisme, que c’est la notion de « nature » (natura, de même étymologie que natio, le peuple, lié à la naissance, nasci) qui va jouer le rôle d’application de l’archétype maternel. Le rôle du judaïsme, se greffant dans les nations européennes, sous la forme d’un christianisme très contaminé par la structure impériale romaine et par un héritage païen plus ou moins bien consenti, remet en valeur l’archétype paternel – lié à l’idée d’une législation – tempéré par un message d’amour – autant lié à Hermès le messager, qu’à Eros le dieu d’amour – sous la forme du Dieu Fils et de l’Esprit saint, et faisant de la triade initiale une trinité théologique dans laquelle viendra s’insérer plus tardivement le fantôme un peu abandonné à l’origine de la Vierge maternelle. La modernité marque un avènement à l’âge adulte de l’archétype filial, sous la forme de l’homme ou de l’Humanité, qui a à définir ses rapports vis-à-vis du père symbolique – la Loi et l’ordre – et de la mère symbolique, sous la forme d’une Nature prodigue de richesses ou d’une Société pourvoyeuse de sécurité, fécondité et protection étant les deux vertus essentielles attribuées à la fonction maternelle mythifiée.
Conclusion poétique provisoire
On pourrait symboliser, sous une autre forme, plus poétique et plus elliptique, cette histoire, avec ses divers exécutants, donnée à la culture européenne par une image nervalienne :
Colonne de saphir d’arabesques brodée,
– Reparais – ! Les ramiers pleurent cherchant leur nid,
Et de ton pied d’azur à ton front de granit
Se déroule à longs plis la pourpre de Judée! (8)
La « colonne de saphir » est le pilier central qui, de Socrate à l’humanisme moderne, marque une continuité historique dans l’apologie du fait de conscience et de raison (9). Les arabesques renvoient au côté « asianique », complément de l’atticisme fondamental, uni à la colonne dans la figure d’un thyrse. Les « ramiers » qui cherchent leur nid pourraient symboliser les mouvements migratoires de populations extérieures qui cherchent une place dans cette figure. Le « pied d’azur » est la philosophie de la conscience . Le « front de granit » est la modernité. La « pourpre de Judée » symbolise le judéo-christianisme qui joint la base et le front en y maintenant son empreinte.
II. Première ère culturelle : les paganismes antiques et leur héritage (naturalisme, liberté de recherche, laïcité)
Un premier qualificatif vient à l’esprit, celui de la « vieille » Europe. Ce terme, qui s’enracine dans l’imaginaire européen, n’a guère de valeur que par rapport au « nouveau » monde, et de ce fait est de naissance tardive. Les traces culturelles de l’antiquité européenne ne sont pas antérieures au VIIIe siècle avant Jésus-Christ (le reste est préhistoire, qui a nourri l’imaginaire de manière très partielle, ou archéologie). Il n’empêche que l’adjectif joue pour signifier, selon les cas, soit une forme d’expérience et de sagesse – essentiellement face aux peuples dits “jeunes” – soit le poids de l’histoire et une difficulté attribuée à la sénescence pour innover ou favoriser les changements.
La première strate culturelle significative est celle qu’ont formée les mythologies (M3) des divers paganismes qui se sont succédé en Europe. Parmi elles, la mythologie gréco-latine a joué un rôle capital dans les pays qui sont passés sous la tutelle de l’empire romain, imprégné lui-même fortement de culture grecque. Ainsi peut se définir un territoire de la romanité, essentiellement méditerranéen, ou en tout cas méridional, déterminatif d’une Europe du Sud, face à une Europe du Nord et à une Europe de l’Extrême-Est aux caractéristiques fondamentales autrement déterminées. Les mythologies celtes, scandinaves, germaniques, slaves ont marqué de leur empreinte les peuples ou les nations où elles ont pris origine avec, dans certains cas, un élargissement de leur domaine d’influence. Ces mythologies ont parfois servi à réinstaurer des repères identitaires pour des groupes en mal d’affirmation ou saisis par des délires paranoïaques. Cet usage à des fins nostalgiques ne nous importe pas ici. De ces mythologies, on peut dégager un « mythe païen » (M4), à peu près généralement répandu.
Caractéristiques du mythe païen
1) Un rapport d’immanence à la nature. Les dieux sont des forces naturelles personnifiées, avec lesquels des liens peuvent être établis. Ils influencent le cours des choses par échange (sacrifices, offrandes, prières, voeux). Le passage du naturel au surnaturel s’effectue avec facilité par l’humanisation du panthéon et l’établissement d’une chaîne continue des êtres, comportant des intermédiaires (faunes, nymphes, elfes, lutins et autres esprits de la terre, des bois et des eaux; héros et demi-dieux issus de l’union des dieux et des mortelles, d’une déesse et d’un mortel). Cette complicité s’est maintenue dans le naturalisme occidental, qui n’alimente pas seulement la poésie d’un souffle vitaliste ou panique, mais s’érige en philosophie (comme ce fut le cas aux temps de la Renaissance, à la fin du siècle des Lumières et dans le romantisme), inspirant, consciemment ou non, les attitudes de protection de l’environnement culturel, dont l’écologisme est la dernière en date.
2) Le polythéisme, avec une assemblée des dieux qui admet rivalités, conflits, oppositions, développe la fonction du débat comme propédeutique à l’action, une tolérance à l’égard des croyances et une ouverture aux intrusions étrangères, en leur offrant une possibilité d’assimilation. Cette contamination est nette au cours de la période hellénistique où l’on voit les dieux égyptiens et orientaux se superposer aux figures de l’Olympe, et lors de l’extension vers l’Orient de l’empire romain, où l’on assiste à une importation des croyances orientales. La tendance est celle de l’agrégation, avec des recherches synthétiques parfois ambitieuses, que l’on retrouvera dans des périodes dites de néo-paganisme comme le furent la Renaissance, le Romantisme ou les mouvements éclectiques des XIXe et XXe siècles. On en retiendra essentiellement l’esprit d’ouverture et la recherche d’harmonisation intellectuelle dans les périodes d’inflation du savoir.
3) Une séparation, en même temps qu’une coexistence, s’établit entre l’ordre de la raison et l’héritage mythologique. Le cas est particulièrement visible dans la civilisation grecque classique. Ainsi se développe un exercice séparé de la raison, la « philosophie », qui peut ou non s’accorder avec la croyance. La mythologie devient une sorte de pensée figurée qui sert de base à la spéculation rationnelle, comme chez Platon, ou est passée au crible de la raison critique, comme c’est le cas chez Lucrèce ou Lucien.
L’héritage vivant du mythe païen
Ces mythologies ne sont pas fixées; elles se transforment avec le temps. On a pu constater leur évolution vers une conception monarchique et patriarcale, qui fait émerger un dieu plus puissant (Zeus/Jupiter, Odin/Wotan ). Cette évolution a facilité le passage d’un mythe à un autre. Le culte de l’Empereur et la centralisation romaine, après une période de conflits avec le christianisme, pourront ainsi être légués comme modèles institutionnels aux nouveaux maîtres de la spiritualité. Le mythe païen s’assure d’une permanence, au cours de l’histoire ultérieure, sensible dans les débats sur les rapports de l’homme à l’ordre naturel, sur l’exercice de la raison dans ses rapports ou ses conflits avec la foi, dans les problèmes où se confronteront immanence et transcendance. La survivance des dieux antiques, pour reprendre le titre de l’étude de Jean Seznec (10), se manifeste avec acuité dans les périodes dites de “renaissance” ou de “classicisme”, sous une forme apollinienne, ou sous une forme dionysiaque dans le romantisme et les mouvements ésotériques. On voit des auteurs comme Erasme, Budé, Ronsard ou d’Aubigné, manier la mythologie païenne pour conforter le « mythe chrétien » (M4). Chez Winckelmann, André Chénier ou Hölderlin, la réflexion sur l’esthétique aboutit à un dépassement de l’esthétisme pour l’édification d’une métaphysique. Nerval (« Delfica », « Vers dorés »), Hugo (« le Satyre ») ou encore Nietzsche et Bachelard (les « complexes » nommés par des noms antiques), avec des finalités très diverses, utilisent ces références comme figurations de l’avant-garde de la pensée ou préfiguration de la modernité.
III. L’installation du christianisme et son héritage (dignité humaine et principes humanitaires)
Le mythe chrétien, qui prend sa source dans le judaïsme, pénètre dans le paganisme à partir du premier siècle; après une période de conflits et de persécutions, la nouvelle religion s’installe victorieusement dans l’Europe à partir de la fin du IVe siècle, poursuit sa conquête vers le Nord (le dernier territoire christianisé est la Suède) et constitue une forme de “pensée unique”, valant pour la conduite de toutes les opérations de l’esprit du XIIe au XVe siècle.
Point d’origine : l’apport du judaïsme
La « mythologie » (M3) du judaïsme, d’où procède la religion chrétienne, diffère profondément, dans sa structuration symbolique, des caractéristiques par lesquelles nous avons défini le mythe païen (M4). Elle s’inscrit dans une histoire tout entière déterminée par les rapports d’un peuple, inassimilable à nul autre, et d’un dieu unique, qui n’admet ni cohabitation ni concurrence avec nul autre, et qui inscrit sa présence dans l’histoire par la manière dont il entend conduire, avec ou malgré lui, le peuple qu’il a élu. Nous avons affaire à une mythologie qui affirme fondamentalement la différenciation et l’élitisme.
1) Le monothéisme, ou croyance en un dieu unique, doté d’un pouvoir absolu, interdit toute possibilité de cohabitation avec des dieux étrangers. Cette caractéristique, dans laquelle on a voulu voir un apport propre aux Hébreux, n’a sans doute pas l’importance qu’on lui a donnée. On lui a cherché des racines ou des affinités avec les religions de Mésopotamie ou d’Egypte, et nous avons noté que le paganisme gréco-latin évoluait dans le même sens. Beaucoup plus important paraît le principe d’exclusivité dans le culte, qui amène à interdire toute contamination avec des cultures étrangères ( c’est ce qu’on appellle l’exclusivisme, par opposition à l’agrégationnisme des Païens. Plus importante encore est le refus de toute extension du sacré à des créatures, fussent-elles dotées des plus grands pouvoirs terrestres. Il y a là la possibilité d’une relativisation des grandeurs humaines qui aura son importance dans les territoires investis par le christianisme.
2) La transcendance divine nous paraît, dans le même sens, constituer un apport beaucoup plus original et fécond. La figure divine s’institue en objet inaccessible, toujours au-delà de ses manifestations, inassimilable à aucune de ses créatures qui restent entre ses mains, si puissantes soient elles. Il s’ensuit une démythification de tout ce qui appartient à l’ordre de la nature, et une liberté laissée à la connaissance des phénomènes naturels, sans préjugé religieux. La transcendance divine relativise tous les pouvoirs humains, sociaux, guerriers, politiques. Il en découle un espace de liberté et de jugement critique laissé à tout fidèle à l’égard des pouvoirs terrestres, et une capacité de résistance à toute tentative de tyrannie ou de transgression des lois de Dieu transmises par révélation.
3) La révélation est l’apanage d’un peuple, qui fait de lui le peuple « élu », dépositaire de la Parole. L’histoire humaine se réalise en fonction de l’histoire de ce peuple, dont la principale vertu est la fidélité, auquel sont promises, en dernière analyse et à long terme, la puissance et la gloire. Cette caractéristique a pour conséquence un fort sentiment de différence et de supériorité, capable de susciter des énergies, mais susceptible également, comme tout ethnocentrisme, d’inspirer un repli en communauté close et des méfiances et des craintes de la part des “autres”, les goyim relégués dans leur altérité. Les Juifs installés en pays non-juifs, en subiront les conséquences, souvent injustes et terribles.
4) La notion de “promesse” est une notion essentielle, établissant un horizon d’attente qui donne, dans la conception du temps, une place de choix au futur. L’apport principal de la culture du judaïsme à l’Occident réside dans l’importance accordée au temps, qui dynamise le principe d’harmonie, d’origine grecque, essentiellement référé à l’espace ou à la mesure, en un principe d’espérance à réalisation temporelle. Le messianisme, attente et prédication de la venue d’un libérateur, se fait particulièrement actif pendant la période d’occupation de la Palestine par les Romains.
L’effort de synthèse et d’adaptation opéré par le christianisme
Un tel mythe (M4) ne pouvait que difficilement passer dans l’univers du paganisme. De fait, la religion juive n’a pas formé d’adeptes dans le monde païen, et son élitisme ethnique ne peut convenir à une activité missionnaire (la seule tentative importante de conversion a été celle des Iduméens, dont les résultats n’ont pas été probants). La réglementation pointilleuse de la vie quotidienne (temps du travail, alimentation, vie sexuelle et familiale) constituait un obstacle supplémentaire à sa compréhension. La nature spécifique de cette culture a pu, tout au plus, faire l’objet d’une explication de la part d’auteurs juifs contestés au sein de la communauté, comme l’historien Flavius Josèphe ou le philosophe Philon d’Alexandrie, et plus tard Maïmonide ou Spinoza..
L’originalité du christianisme, à travers les propos qui nous ont été rapportés sur la prédication et l’action de son fondateur, et les écrits des premiers disciples (notamment saint Paul) a été, en prenant appui sur cette culture qui n’est pas reniée, d’en proposer des modifications qui la rendent accessible à tous. Des adaptations appropriées, allant dans le sens de l’universalisation, ont permis son intégration dans le monde païen et, après une phase de conflits internes et de persécutions de la part des autorités, sa réussite.
1) Le christianisme considère que le dieu de la révélation faite au peuple d’Israël est le vrai et unique Dieu. Mais tout en maintenant la transcendance divine, il modifie ses rapports en insistant sur la relation d’amour, fortement valorisée par Jésus, son fondateur, qui appelle Dieu « père » (abba en araméen, qui se traduit par papa) et utilise des métaphores familières et familiales pour humaniser l’image divine. L’innovation la plus spectaculaire du christianisme dans ce sens réside dans le dogme de l’ « incarnation » : après des débats assez compliqués pour établir la nature exacte du Christ, l’idée de « Dieu fait homme », investi d’une double nature, divine et humaine, prend le pas sur les autres conceptions et finit par s’imposer. Le Christ, incarné en Jésus, représente la deuxième personne de la Trinité, appelée « le Fils ».Cette innovation ne pouvait avoir l’aval du judaïsme : elle était par contre mieux comprise des Païens, favorisant la familiarité des dieux et des hommes.
2) Le christianisme maintient le caractère élitaire de la révélation (les bénéficiaires de la révélation sont des privilégiés de la grâce divine), mais il y ajoute l’universalisation. L’élitisme ethnique est complètement abandonné : toute l’humanité est concernée et peut avoir accès à cet état. Il s’ensuit une activité missionnaire de conversion, qui eut une influence modeste dans les communautés juives où elle s’exerça en premier lieu, mais connut une réussite progressive dans les milieux païens. L’idée qu’il existe une communauté humaine sans distinction et une égale attention de Dieu face à chaque homme, sans considération pour son origine, sa fortune ou sa position sociale, aura un avenir particulièrement fécond pour son extension humaniste et l’invention des concepts de « dignité » et de « droits de l’homme ».
3) Le christianisme maintient le monothéisme, mais diversifie l ’image divine en fonction de ses manifestations à travers le concept théologique de la Trinité (Dieu « un en trois personnes »), dont l’interprétation se met en place avec difficulté, en donnant lieu à des positions contradictoires. Par la suite des temps, on voit s’amplifier le rôle dévolu à l’entourage du Christ : Marie, la mère de Jésus, ses parents, ses disciples, puis les martyrs, les saints, les guides ou docteurs, instituant un monde d’intermédiaires qui renoue avec la « chaîne des êtres » et s’harmonise mieux à l’univers du paganisme. Les dérives provoquées par les survivances d’un paganisme populaire récupéré par la dévotion chrétienne (cultes des lieux, des reliques, offrandes pour des voeux) ont suscité de temps en temps des efforts de recentration (ainsi s’expliquent l’intériorisation du sentiment religieux à travers le mysticisme, la devotio moderna, puis l’évangélisme, et les appels aux Réformes du XVIe siècle).
4) Le christianisme abandonne ou modifie des pratiques juives concernant la vie qotidienne (circoncision, statut des femmes, rapports avec les étrangers, respect pointilleux du shabbat, fêtes en relation avec l’histoire spécifique des Juifs), par souci d’universalisation et rappel de la primauté du spirituel sur le rituel. Ce sera l’oeuvre de saint Paul qui peut être appelé l’ « instituteur » de la vie chrétienne.
5) L’attente messianique juive se trouve modifiée par le fait de la venue du Christ, considéré par les Chrétiens comme le Messie des Juifs. Cependant les premiers Chrétiens semblent avoir maintenu l’attente eschatologique, avec l’espoir d’un retour imminent du Christ sur terre. Malgré la mise au point effectuée sur ce problème par saint Augustin dans la Cité de Dieu, des mouvements prophétiques souvent enflammés parcourent l’histoire du christianisme. Le texte, conçu dans le sillage de l’apocalyptique juive, fortement discuté et contesté avant d’être déclaré canonique, appelé l’Apocalypse de saint Jean, sert généralement de caution pour les appels à l’instauration de la Jérusalem céleste dans l’histoire humaine. Une autre instance revendiquée est celle de l’ « Esprit », la troisième personne de la Trinité, dont Joachim de Fiore et le joachimisme ultérieur, les adeptes du « libre-esprit » et divers mouvements appelés « charismatiques » font le moteur de l’instauration d’une nouvelle ère. Les institutions établies ont toujours été très réticentes à l’égard de ces mouvements (dont la part de revendication sociale est évidente) et souvent aveugles dans la reconnaissance d’un malaise social (fraticelli, dans le sillage franciscain, malmenés par l’Inquisition, guerre des Paysans dénoncée par Luther, utopies sociales dénoncées au XIXe siècle par le Syllabus).
Le christianisme constitue un effort extraordinaire pour syncrétiser, sans reniement ni amalgame confus (à quoi n’échapperont pas les Gnostiques), l’essentiel de la théologie du judaïsme et le respect de certains caractères et modes de vie du paganisme. L’histoire de la culture européenne s’établit désormais autour de ce pilier, avec des oscillations vers le paganisme (ce qu’on appellera des “renaissances”) et des dérives, qui appellent à leur tour des recentrations (ce qu’on appelle des “réformes”). Cependant il reste difficile d’imaginer aujourd’hui une « Europe chrétienne » qui négligerait les apports latéraux de la laïcité de l’état, conquise de haute lutte par des siècles de combat, et des religions minoritaires (11).
IV. La technoculture ou les mythologies de la modernité (mythes du bonheur terrestre, du progrès et de la promotion de l’homme dans l’univers)
Bref historique de la naissance et du développement de la modernité
A partir du XIVe siècle, dans l’Europe occidentale, sous l’effet d’une amplification des valeurs économiques et d’un développement du savoir technique, s’établit progressivement une nouvelle classe, d’origine urbaine, qui veut faire prévaloir un mode de pensée mieux en accord avec ses intérêts. C’est ce qu’on peut appeler du terme général de « modernité ». Le cas le plus représentatif de ce nouvel esprit est la « république » de Venise. Les dignitaires politiques et religieux se laissent contaminer par les nouveaux principes, en abandonnant les idéaux de chevalerie et d’austérité chrétienne, au nom d’un réalisme de la réussite matérielle et d’une déculpabilisation du luxe et du plaisir. Mais le refus officiel de reconnaître ouvertement ces principes réels d’action, développe une attitude d’hypocrisie manoeuvrière qui prendra plus tard le nom de « machiavélisme ». Dans le sillage des Réformes du christianisme, une réaction se manifeste contre ceux qui affichent trop ouvertement leurs idées, et seront qualifiés d’ « athéistes » ou de « libertins », avec des persécutions qui vont durer plusieurs siècles. La nouvelle idéologie prend corps au XVIIIe siècle: elle se réalise en histoire, sous forme de nations ou de régimes « modernes ». Au XXe siècle, un emballement extrémiste dans le sens de l’efficacité à base scientifique ou réputée telle, et une hyperbolisation des vertus du « pouvoir » comme affirmation exacerbée de la maîtrise imaginée de la nature, aboutit à des tentatives (appelées « prométhéennes ») désastreuses. Une recentration s’effectue par action modératrice, qui pose les bases d’un éthique fondée sur la notion de « dignité humaine », retour aux sources de l’humanisme fondateur, héritage du christianisme débarrassé de son arrière-fond théologique pour une application strictement anthropologique.
Les mécanismes de l’imaginaire dans la technoculture
Bien que les nouvelles doctrines, au nom de la science, de la productivité et de l’efficacité, avec les valeurs épistémologiques et éthiques qui les accompagnent, tendent à effacer le rôle de l’imaginaire, conçu comme évasion du réel, « opium » du peuple ou supercherie cl éricale, on peut déceler en elles un mythe de la modernité dont les principes essentiels peuvent être schématiquement définis de la manière suivante.
1) On constate un déclin ou l’effacement de l’archétype paternel. La fonction divine est pensée en termes technologiques : Dieu est architecte du monde, ingénieur suprême, intelligence garante de l’ordre des choses et de la rationalité (c’est le déisme philosophique). Il s’ensuit une valorisation de la raison, débarrassée du carcan des croyances appelées préjugés. A la limite, l’hypothèse d’une existence divine est carrément balayée, comme pour le « Dieu est mort » nietzschéen, aboutissement et tremplin d’un athéisme repensé, qui prend racine dans l’Antiquité, disparaît sous le triomphe du christianisme, reprend forme, d’abord clandestine ou cryptée, et se manifeste au grand jour dans les siècles dits classiques ou modernes (XVIe-début XIXe siècles) et la période dite contemporaine (XIXe-XXe siècles). Cette attitude déterminée, résultant d’un choix conséquent, ne peut être confondue avec le « Dieu est mort » larmoyant, ou en tout cas « Dieu nous abandonne », qui, des guerres de religion aux diverses formes de romantisme, n’exprime qu’une nostalgie du religieux (12). Autre exemple: le matérialisme dialectique, qui sert de base théorique au marxisme, représente une des formes de la pensée de la modernité athée, associant le principe de matérialité à une idéologie du progrès à processus conflictuel (« lutte » des classes) et conquérant (« dictature », puis triomphe du prolétariat), vecteur d’une promotion de la classe prolétarienne, passant d’un rôle servile à un rôle dirigeant, de celui d’enfant martyr à celui de père protecteur. La part d’utopie, ou en tout de vision strictement théorique, d’un tel projet s’est révélée par une pratique décevante qui a fait surgir à nouveau des « pères » des peuples (résurgence inattendue de l’archétype paternel), mais plutôt tyrans ou bourreaux plutôt que protecteurs.
2) L’exploitation du corps maternel. La fonction symbolique de la mère est dévolue, dans les mythologies de la modernité, soit à la Nature conçue comme réservoir énergétique producteur de richesses lorsque s’y ajoute le travail humain, soit à la Société conçue comme centrale de transformation et de répartition. Nature et Société constituent les deux pôles d’attraction et de répulsion réciproque autour desquels vont s’organiser des choix et des systèmes : ou bien la Nature est garante d’un « ordre naturel » perverti par la Société (choix rousseauiste) ou bien la nature est un chaos (thèse de Hobbes) qu’il convient de réguler par une organisation étatique. Nature et Société, dans un perspective matérialiste (qui peut être de fait, comme dans la plupart des pays industrialisés de type capitaliste, et pas forcément idéologisée) deviennent, pour l’une, la pourvoyeuse et pour l’autre, la transformatrice et dispensatrice, des biens matériels, qu’il faut savoir extraire et valoriser par moyens techniques et commerciaux, et d’avantages sociaux, qu’il convient d’obtenir, de maintenir et de faire fructifier. Ainsi se fonde une morale du travail et une glorification de l’activité créatrice et transformatrice, dont les trois principes sont : avoir ( ou maîtriser), savoir (ou faire fructifier) , et pouvoir ( étendre sa maîtrise).
3) Autour d’un mythe (M4) du pouvoir, se développe celui d’un enfant-dieu (M2), l’homme lui-même, bénéficiant des richesses du corps maternel, appelé à l’établissement d’un parfait équilibre social, si parfait qu’il sera la nouvelle nature. Cet appel, qui est l’incarnation d’un nouveau messianisme, se fonde sur une utopie du progrès et de l’accomplissement social, dans une cité heureuse. Passant par la révolution ou par le développement irénique des bienfaits de la science, cet esprit de conquête engendre les rêves de cité idéale, formes modernes laïcisées de l’eschatologie religieuse.
Apports et insuffisances de la technoculture : de la technologie à la technocratie.
Sous sa forme conquérante, avec un caractère élitiste marqué, le mythe de la modernité développe ce qu’on a pu appeler le « complexe de Prométhée », dont les divers avatars (mythes du surhomme, de la race supérieure, de la parfaite répartition des biens, de la cité idéalement égalitaire) entraînent quelques réactions retentissantes : à l’excès de rationalisation et de mécanisation , développant un orgueil « technocratique », répond un retour de l’ « archaïque » qui revêt un caractère symétriquement excessif dans les fondamentalismes et intégrismes divers, les cultes de l’inversion (satanisme) et de l’irrationalité. Fait paradoxal : c’est dans le pays le plus en avance technologiquement, les U.S.A., que ces formes d’irrationalité sont les plus actives. Aux effets de l’économisme mondial strictement mercantile, répond une demande de restauration identitaire sous la forme sectaire et fanatisée de régionalismes et de nationalismes, résurgences diverses de l’esprit clanique ou tribal. A l’égalitarisme uniformisateur, qui traîne à sa suite le cortège des prêts-à-penser, des langues de bois, des conditionnements standardisés, répond la grève de « a socialité, le repli dans l’individualité, réinventions modernisées du « mythe de Narcisse” auprès de ce que les Anglo-saxons ont appelé la me-generation . Aux excès de l’ordre dominant répondent les excès de la violence débridée et d’un nouveau nihilisme, à l’optimisme technocratique de commande, les actes individuels ou collectifs de désespoir. Cet affrontement stérile de contraires fait apparaître la nécessité d’une modération des écarts par des moyens qui restent à trouver, ne revêtant pour l’instant qu’une forme idéalisée. Il n’est pas interdit de penser que l’utopie d’un jour est la réalité du lendemain, d’autant qu’une tradition européenne, qui va des Grecs à l’humanisme moderne, atteste cette permanence historique.
L’émergence d’une mythologie des temps modernes, qui a suivi la voie habituelle d’instauration des nouvelles cultures, avec ses phases de clandestinité et de persécutions, sa période d’installation, puis les excès d’arrogance du triomphe trop hâtivement imaginé, connaît actuellement une phase de dérives, de fractures et de contradictions. Avec un peu de distance critique, on peut y voir , comme pour les autres strates de la culture, une passation de valeurs héritées du paganisme et du christianisme : de l’un elle emprunte la valorisation des idéaux terrestres, comme le travail, la vie, le bonheur concret, la laïcisation de la connaissance, relativisée et débarrassée des présupposés dogmatiques, de l’autre le sens de la communauté (érigée en vertu sous forme d’esprit de « solidarité ») et de la dignité de l’ « homme » dans sa généralité, pour les porter ensemble au niveau d’une nouvelle « renaissance ». Leur union pose les bases d’un « humanisme », qui est une forme permanente de la pensée européenne et de ses réalisations historiques, mais qu’il est nécessaire de défendre avec vigilance à chaque instant pour sa sauvegarde.
V. En guise de conclusion : bilan provisoire et hypothèse d’avenir
Il existe bel et bien une identité culturelle européenne reposant sur un imaginaire constitué. On peut la situer par rapport à d’autres cultures, asiatiques par exemple, qui insistent sur le multiple ou le gigantal. Le mythe européen peut se définir aussi par rapport au « rêve américain », que l’Europe a engendré et dont elle reste actuellement tributaire : mais l’écart demeure entre le « nouveau monde » et l’ancien, que l’importation brute de modèles venus d’Outre-Atlantique rend à la fois admiratif et sceptique. Ce scepticisme peut être le tremplin d’un nouvel équilibrage, principe dont l’Europe porte la marque en son histoire.
Le principe moteur d’une culture européenne n’est pas l’unité, mais l’harmonie. C’est une vieille notion grecque, qui s’oppose à l’excès, l’hybris qualifiant déjà dans l’Antiquité une forme d’orientalisme. C’est une notion qui contient en elle le désir de mettre en équilibre fonctions et pouvoirs. Appliquée à la politique, il en découle le principe de démocratie. Appliquée à la philosophie, iI en découle un humanisme aux formes elles-mêmes nuancées, mais supposant en tout état de cause la tolérance et le respect des droits. Appliquée aux productions de la littérature et de l’art, il en résulte un équilibre entre la conscience d’hériter et le désir d’innover. C’est cette volonté permanente d’harmoniser le pluriel, inscrit dans sa configuration physique, ethnique, historique, qui donne à l’imaginaire européen son caractère singulier (13)
Notes:
(1) MORIN (Edgar), Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987.
(2) L’expression est d’Henri ESTIENNE (1539-1598).
(3) DUBOIS (Claude-Gilbert), « Postérité des formes politiques romaines: deux modèles mythiques pour former une image de l’Europe, Empire ou République ? », dans les Imaginaires des Latins (sous la direction de Joël THOMAS), Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1992, p.177-192.
(4) Il s’agit du récit d’Isidore le Jeune, daté de 769.
(5) Cette fracture, improprement appelée “Grand Schisme d’Orient”, puisque l’attitude indépendantiste et sécessionniste est prioritairement romaine, et dont les symptômes se manifestent dès le IXe siècle, devient effective en 1054, date de l’anathème réciproque des Eglises.
(6) Le “Grand Schisme d’Occident” (1378-1417) aboutit à l’élection de deux, puis de trois papes, qui s’excommunient réciproquement, et font appel chacun à l’appui des puissances politiques, accentuant ainsi clivages et conflits.
(7) DOMENACH (Jean-Marie), Europe, le défi culturel, Paris, La Découverte, 1990.
(8) “Erythréa”, texte du manuscrit Eluard publié en 1941.
(9) Nous inscrivons également dans cette continuité la découverte et l’élaboration par Freud de l’ “inconscient”. La psychanalyse se fonde en effet sur le désir de voir clair dans les zones d’ombre de la psyché.
(10) SEZNEC (Jean), la Survivance des dieux antiques , Paris, Flammarion, 1980.
(11) Le problème de l’influence de l’Islam, qui a été remis à l’ordre du jour par les problèmes d’immigration en Europe de travailleurs issus de pays musulmans (Pakistanais en Angleterre, Turcs en Allemagne, Maghrébins en Espagne et en France), peut être reposé sur des bases historiques de longue durée. Ce qui a été appelé l’« invasion » arabe du VIIIe siècle, dans l’Europe occidentale, n’a pas abouti à une éradication culturelle immédiate. L’implantation arabe est encore sensible dans la toponymie du Midi de la France, et manifeste en Espagne jusqu’à la fin du royaume de Grenade. L’influence intellectuelle du monde musulman s’opère à travers les traductions des textes arabes inspirés par les traités scientifiques des Grecs anciens, mais aussi par des emprunts visibles de conduite (les Croisades sont une forme, inversée en revanche symétrique, du djihad islamique, les excommunications à grand spectacle sont la forme catholique des fatwas , la confusion des deux pouvoirs, dans l’Europe catholique et romaine, doit plus à l’imitation des conceptions musulmanes des rapports du politique et du religieux qu’au césaropapisme, honni en Occident, de l’Europe chrétienne orientale). L’avancée à nouveau conquérante des Turcs à partir du XVe siècle n’est pas seulement une occupation superficielle; c’est une nouvelle force implantée en Europe dont il faut tenir compte, et certains pays, comme la France ou la République de Venise, ont à cet égard une attitude pour le moins ambiguë, liée à une stratégie politique ou à des intérêts économiques. On peut donc affirmer que si l’Islam n’appartient pas aux forces fondatrices d’une culture européenne, il a servi par ricochet ou par imitation hypocritement couverte sous d’autres vocables, à manifester une réaction identitaire et à jouer ainsi une rôle de partenaire actif. L’implantation en Europe d’une population musulmane numériquement importante devrait, en bonne logique, renforcer le caractère de laïcité des états à la population multiconfessionnelle pour permettre d’ y entretenir la paix civile. En raison de la politique souterraine et des utopies revendicatives des mouvements religieux extrêmes, amplifiés par les problèmes conflictuels du Proche-Orient, le fait n’est pas encore acquis.
(12) MINOIS (Georges), Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998.
(13) Le contenu de cet article est la forme, plusieurs fois remaniée, d’une conférence inédite prononcée en Sorbonne, le 18 décembre 1997, dans le cadre du colloque international organisé par les Centres de Recherches sur l’Imaginaire. Elle a ensuite été refondue, publiée et diffusée de manière restreinte aux adhérents des associations « France-Europe Culture » et « Clubs Europe en Aquitaine ». Cet article en est une version renouvelée et mise à jour.
Bibliographie complémentaire.
1) Méthodologie : BARTHES (Roland), Mythologies , Paris, Gallimard, 1957; DURAND (Gilbert), Champs de l’imaginaire, Grenoble, ELLUG, 1996; ID., Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996; ID., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992 (11e édition); LEVI-STRAUSS (Claude), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 et 1973 (2 vol.); ID., Mythologiques , Paris, Plon, 1964-1971 (4 vol.); THOMAS ( Joël) (sous la direction de), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998.
2) Histoire des idées : DUBOIS (C.G.), « les cultures de l’Europe font-elles une culture européenne ? », dans Actes des Rencontres de Bordeaux (janvier 1993), Bordeaux, CRDP, 1993 ; ID., L’Europe de Montaigne : propositions pour une communauté culturelle européenne , Mont-de-Marsan, Editions Inter-Universitaires, 1992; ID. (sous la direction de), Mythe et nationalisme en Europe , Bordeaux, LAPRIL-Bordeaux-3, 1991; L’Imaginaire de la nation, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1992; Utopie et utopies : l’imaginaire du projet social européen , Mont-de-Marsan, Ed. Inter-Universitaires, 1994; Images européennes du pouvoir (en collaboration avec J.L.CABANÈS), Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1995, « Citoyenneté et nationalité: un dilemme pour l’Europe », dans Citoyens d’Europe, Bordeaux, Pôle universitaire européen de Bordeaux, 2000; DUROSELLE (Jean-Baptiste) (sous la direction de), L’Europe, histoire de ses peuples , Paris, Perrin, 1990; ROUGEMONT (Denis de), Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961 ; ID., L’Un et le divers ou la cité européenne, Neuchâtel, La Baconnière, 1970; VOYENNE (Bernard), Histoire de l’idée européenne, Paris, Payot, 1964 (2e édition).
Mentalitatea de periferie în subcultura urbană română actuală
Ruxandra Cesereanu
Université Babeş–Bolyai, Cluj, Roumanie
La mentalité de la banlieue dans la subculture urbaine roumaine actuelle
Contemporary Suburban Trends in the Romanian Urban Subculture
Abstract: This paper offers a panoramic view of the Romanian suburbs today, areas increasingly permeated by a suburban culture which is manifested in the street language, the manele fad (very fashionable kitsch songs, a kind of Balkan lumpenproletariat music) and the popularity of hip-hop music. The author of this study distinguishes eight types of suburbs in post-communist Romania: linguistic suburbs, sentimental suburbs, masculine/feminine suburbs, fashion suburbs, architectural suburbs, social suburbs, political suburbs, and media suburbs. An analysis of the linguistic suburbs evinces three predominant registers: the register of delinquency, the register of lust, and the scatological register.
Keywords: social imagination, Romanian contemporary subcultures, suburban languages and trends.
La banlieue linguistique
Ma préoccupation pour les aspects de la « banlieue » roumaine dans le sens linguistique du terme a été évidente dès la publication de mon volume L’imaginaire violent des Roumains (Éditions Humanitas, 1993). Analysant exclusivement la violence de langage dans la presse roumaine pendant plus d’un siècle, j’avais décodé neuf registres du langage violent, propres de la mentalité roumaine: sub-humain, hygiénisant, infractionnel, bestiaire, religieux, scatologique, libidineux, funèbre, xénophobe-raciste.
Pour caractériser la banlieue linguistique d’aujourd’hui, la banlieue contemporaine (qui ne relève plus de la presse et du pamphlet, mais du langage de la rue véhiculé au centre-ville et dans la banlieue ou dans les « manele » (chansons kitsch très à la mode à présent et qui represente des lumpen-chansons – note du traducteur) et dans les chansons hip-hop à la fois, trois registres sont évidents par leur usage abondant : le registre des infractions, libidineux, et scatologique.
À travers le registre infractionnel, on mise sur un statut de délinquance du type frondeur, dont le but est de défier et de provoquer le monde civilisé. Il existe, d’ailleurs, une teinte argotique promue de manière tendancieuse, de sorte qu’elle occasionne la rupture évidente entre le monde des riches indifférents et celui des pauvres pâtissants. La décadence est l’un des thèmes favoris des « manele » et du hip-hop, décadence que l’on considère être catalysée par l’arrogance et la corruption du soi-disant beau monde. Parce que le prétendu beau monde est, en fait, mis en cause pour être impur, le déclassement est projeté comme une décoration honorifique. Le taux d’infractions de droit commun est, pour cette raison, vu comme naturel, légitimé par l’indifférence des puissants du moment et par le processus d’invalidation continue des autorités.
Le deuxième registre, libidineux, transgresse bon nombre de tabous linguistiques du roumain. La dénomination agressive des organes sexuels est faite même avec une sorte de volupté orgasmique. La vulgarité et l’obscénité sont considérées comme des armes de purification forcée des préjugés, et leur utilisation est presque rituelle dans certains cas. Cependant, l’effet n’en est pas assainissant, mais trivialisant. Les jeux linguistiquement licencieux sont pathétiques, et l’effet obtenu est grotesque et dégoûtant. Les pratiquants du hip-hop agressif, par exemple, seraient-ils les adeptes de l’obtention dans l’éprouvette d’une catharsis inédite, née de la répulsion ?
Le troisième registre évident est celui de la scatologie, la technique de la fécalisation étant assez souvent employée. Ce ne sont pas seulement les individus qui sont vus comme des êtres excrémentiels, mais on parle même d’un état général d’ordure. Même si elle n’est pas nommée comme telle, l’image de la Roumanie en tant que fosse d’aisance ou latrines étendues est suggérée, par exemple, par l’intermédiaire de l’accusation de corruption généralisée.
L’individu est vu comme une déjection (objet négligeable et négligé par les autorités), dans un pays qui est lui-même presque une déjection, l’abjection linguistique étant considérée, cependant, comme un possible instrument chirurgical de désinfection. Les choses sont, pourtant, loin d’être telles.
Fuck you, Romania !, le titre d’une chanson du groupe Paraziţii (Les Parasites), est centré, au niveau de l’imaginaire linguistique, justement sur une hygiénisation cynique du pays incriminé. Dégoûtés par la « banlieue » (politique) de la Roumanie, les « dératiseurs »-chanteurs ont l’intention de la purifier par le choc et par l’insolence, mais la répulsion produit de la répulsion toujours, laissant voir le seul plaisir d’éclabousser et de souiller. Le cynisme du groupe Paraziţii ne sauve point la chanson Fuck you, Romania! de la sensation de fange morale (même si, dans le vidéoclip promu par les Paraziţii, on incrimine à juste titre le régime Ion Iliesco de la période 2000-2004, fameux pour son caractère mafieux au niveau national). La tentative de faire un modèle de la vulgarité naturelle et de l’agressivité est vouée à l’échec : on ne peut pas ériger en modèle comportemental celui qui part d’un état de délinquance linguistique, quelque assumée comme fronde fût-elle et quelque justifiées fussent les raisons de cette fronde !
Sur les forums en ligne au sujet des « manele » et du hip-hop roumain, mais non seulement dans ces endroits, les débats sont agressifs et enflammés. Les combattants y utilisent le registre sub-humain (qui vise l’accusation, au niveau moral et psychique, de l’autre d’être un avorton, un paria, un rebut, un handicapé, dans le but de le déclasser et de le déconsidérer); un registre assez utilisé est également le registre du type bestiaire, qui est centré sur une animalisation dénigrante, relativement courante dans ce qu’on pourrait appeler de nos jours le zoo-langage quotidien : l’accusation de cirque et de ménagerie, habitée par une faune qui suscite la répulsion, fonctionne souvent comme un lieu commun.
Plus rarement, on utilise aussi le langage raciste ; d’ailleurs, en Roumanie il fonctionne un anti-tziganisme alimenté, cependant, par le taux d’infractions fréquemment médiatisé de l’ethnie respective.
La banlieue sentimentale
La trivialisation de l’amour et de ce qu’on prenait, dans la société canonique, pour de hauts sentiments, engendre une banlieue sentimentale à effet grotesque. L’eros est déchu, « banlieue-tisé ». Tout comme les quartiers de la périphérie des grandes villes sont devenus des banlieues, les sentiments forts sont devenus de la même manière « banlieue-tisés », étant hurlés et crachés en public, dans des vers pénibles et risibles. L’affection ou la tendresse est devenue sexe, étant verbalisée de manière triviale et grossière. La banlieue est entrée dans les âmes, car la banlieue concrète, spatiale, a provoqué la naissance d’une banlieue des sentiments. L’impureté, la superficialité, la vulgarité se sont coagulées dans une forme de crétinisme verbalisé en ce qui concerne l’eros.
La banlieue de la masculinité et de la féminité
Dans le contexte de la nouvelle banlieue postcommuniste la masculinité n’a plus rien d’héroïque. Même si les hommes ont assez l’air belliqueux-justicier, la masculinité quotidienne et celle qui est véhiculée par les « manele » et le hip-hop, avec ses données péniblement masochistes et triviales, est piteuse et périphérique, sans égard à la variante – violente (de violeur, profiteur ou mercenaire sexuel, etc.) ou facile à vaincre (d’homme quitté par les femmes, méprisé).
Le quotidien roumain est plein de poufiasses, garces, vampes, filles des quartiers, putes, et polissonnes. Quoique des figures comme celle de la mère, de l’épouse, même de la pucelle, existent encore, ce ne sont que des repères faciles à laisser de côté à tout moment. Avec les ci dernières on ne peut pas pratiquer la débauche et la luxure, tandis qu’avec les premières, cela est possible. Du voyeurisme à trois sous, de l’obscénité et de la grossièreté, ce sont les éléments de la ferveur sexuelle théorique de l’homme contemporain, ou du moins c’est telle que les « manele » et le hip-hop roumain, mais aussi la vie quotidienne, tendent à nous la faire comprendre.
La banlieue vestimentaire
Les vêtements du « péri-urbanisme » sont faits à sa mesure : il ne s’agit pas d’une pauvreté extrême, qui susciterait une compassion naturelle (des vêtements râpés, rapiécés), mais du fait de cultiver un style kitsch de vêtements provocateurs. La stridence et surtout le mauvais goût sont présents dans les vêtements aux fanfreluches, coupures et collages sans logique, aux décolletés soi-disant à sex-appeal extrême, aux couleurs inadéquates, aux accessoires voyants.
Au lieu de camoufler les corps dépourvus de grâce, ces vêtements mettent en évidence les embonpoints, les maladies, les difformités, ou tout simplement ils déshabillent sans raison apparente des corps normaux, par un manque démonstratif de pudeur. C’est comme si la « banlieue-tisation » aurait trouvé des vêtements à sa mesure : la commère, la balourde et la vampe (pour ne prendre que trois avatars de la féminité de périphérie) ont dans leur manière de se vêtir l’intuition d’une forme de langage « accrocheur » pour les récepteurs qu’elles ont en vue.
La banlieue architecturale
Les périphéries des villes roumaines, mais aussi le centre des quelques cités communistes, dévoilent un pays quasi-ghetto-isé. Même si on ne peut pas parler de bidonvilles classiques, ceux-ci sont contenus du moins symboliquement dans l’architecture héritée du communisme (les quartiers ouvriers) et peuplée au-delà du normal. Il existe de nombreux autres espaces envahis par la banlieue : par exemple, la gare, ou l’auto-gare, ou bien les marchés alimentaires.
Les bistrots sordides ne sont point en voie de disparition, mais ils risquent de proliférer, envahissant les zones autour du centre-ville. L’atmosphère de ces micro-bidonvilles ressemble à un monde de la geôle et du marché aux puces. Le « péri-urbanisme » semble constituer l’avenir des villes roumaines et c’est pour cela que plaide l’ « échopp-isation » concrète, visible à la périphérie et au centre à la fois, la stabilité des boutiques (et des boutiquaires, un métier encore très bien perçu), celles des guérites, etc.
La banlieue sociale
L’urbanisation forcée des paysans chassés des villages pendant le communisme (par l’intermédiaire de la réorganisation des villages roumains et par le besoin urgent de main d’œuvre au cadre des complexes industriels) a implanté en ville une forme de rustique déchu ; cette population dé-ruralisée a été mélangée à la masse déjà « péri-urbaine » d’ouvriers et à l’intellectualité paupérisée des grands quartiers en marge des villes.
L’hybride composé surtout du prolétariat décavé et des paysans aliénés a formé un nouveau type de lumpen qui, après la chute du communisme, a essayé de survivre à l’aide du commerce illicite ou bien a accepté avec fatalisme l’appauvrissement et le chômage, secondés par une délinquance d’entretien (si un tel terme de constatation nous est permis).
La Roumanie d’aujourd’hui est dominée par la « péri-urbanisation », la culture de la pauvreté étant prépondérante. C’est pourquoi un monde compensatoire est né : celui des trafiquants, des parvenus, des spéculateurs, des délinquants plus ou moins notoires, pour la plupart des « filous » moyens. Le déracinement, le schisme campagne-ville, l’incohérence existentielle, la désarticulation interne des individus ont alimenté en milieu urbain la renaissance spectaculaire de la banlieue.
De nos jours, la banlieue est assimilée exclusivement à l’idée de fraude et d’infraction ; et l’Eldorado de la périphérie est le désir de parvenir. Le monde des blocks, à côté des blocks et au-delà d’eux est un monde malade de misère : si l’on peut parler d’un mal du siècle, alors celui-ci aussi est un mal déchu.
La banlieue politique
Depuis plus de dix années, la revue Academia Catavencu, de son air malin et vitriolant-ironique, nous a habitués à une manière acide de portraiturer les politiciens roumains : vains, illettrés, insipides, ridicules, ou bien imbéciles, pour la plupart. L’insolence satirique de cet « hebdomadaire aux mœurs durs » avait pour but de sanctionner par son persiflage extrême les vices de la nation, notamment en donnant pour exemples ses politiciens. On a joué sur un grotesque corrosif et sur l’hilarité, sur la gouaille, la prise à rebrousse-poil, le cirque et la singerie, sur une fantaisie pamphlétaire spectaculaire, sur une catégorie que j’appellerais le scato-clownesque.
Les journalistes de l’Academia Catavencu ont deviné et sanctionné justement ce trait suburbain des politiciens roumains, peints dans des portraits démystifiants : Ion Iliescu alias « (père) Nelu », « pépère », « le tyran de Calarasi », « le Titan », « le Feldwebel de Cotroceni » au sourire de « Très-Blanche-Neige », « Jean-Bouche D’or », « Son Émanation », « Le Successeur du Fusillé au Sceptre », « Jean le Pauvre » ; ou bien « Le Führer » C. V. Tudor (réplique roumaine de Jean-Marie Le Pen), « héros bouffi », « goinfre national », « inégalable banlieuelogue », « bacille » qui répartit les anciens sécuristes dans des emplois de « bonnes » des Roumains, étant « Mère des chiens abandonnés et des sécuristes sans abri », « lécheur professionnel à la langue rouge et soyeuse comme le drapeau du Parti », ou « le cochon national » Adrian Paunescu.
La politique roumaine était sanctionnée comme étant dominée par des « bouche-bée-istes », « majordomes » et « aventuristes », le pays étant gouverné par des « vachers » et des « levachers » (allusion au nom d’un ancien premier ministre, « Vacaroiu » – note du traducteur), députés, sénateurs et ministres goujats, illettrés, mais munis de toupet, dirigés par le « Bordel » de Cotroceni (le palais présidentiel).
Cependant, une figure notable de la banlieue politique est devenue visible pendant la campagne électorale de 2004, et on se doit de la cartographier avec plus d’attention, parce qu’elle paraît être assez emblématique : George (Gigi) Becali. Entré dans la politique ayant déjà une position de force financière (patron de l’équipe de football Steaua) et jouissant du nom d’ un parti soi-disant progressiste (Le Parti La Nouvelle Génération), Becali n’incarne pas seulement l’homme simple et sans études arrivé dans les sphères du pouvoir, mais le banlieusard (spécialisé en menaces et jurons envers toute personne qui ne l’agrée pas) obsédé par le fantasme de la cité à conquérir et à contrôler.
L’attitude de maffioso le flatte, l’image de gangster gâte son ego, il prend ses manières de banlieusard pour du naturel et du bon instinct : on l’a surnommé, et à juste titre, « Vadim venu des moutons », c’est-à-dire un C. V. Tudor de périphérie. Sa goujaterie a choqué et elle a amusé en même temps, pendant la campagne électorale de 2004, ses mufleries ont suscité la perplexité et le dégoût, et son grotesque inégalable, évident dans ses illettrismes et dans une vague forme de retardement verbal inacceptable pour un candidat au siège de président de la Roumanie, a provoqué des éclats de rire (amer). Le simple fait que Becali ait pu déposer sa candidature pour la fonction la plus haute de l’État en dit long sur la banlieue politique de chez nous.
La banlieue des médias
Pour que les banlieusards dominants et le lumpen-prolétariat puissent tout comprendre, les médias roumains de l’époque post-communiste (ou de la transition) ne font rien d’autre (avec peu d’exceptions) que de cultiver un sentiment roumain de la banlieue. Les émission télévisées proposent comme archétypes les figures de goujat, de polisson, de balourde, commère et vampe (tous faciles à reconnaître dans la typologie du VIP contemporain) : ces prétendus archétypes doivent démontrer aux téléspectateurs l’accessibilité au « beau monde » (au monde des riches, mais aussi des gens simples et chanceux ou des artistes), insinuant l’idée (d’ailleurs, fausse) qu’il existe une communauté et une communion de vie et de quotidien. Je n’en donne qu’un seul exemple : les spectacles réalisés sur la chaîne ProTv par le groupe Vacanţa Mare incarne le plus grotesquement possible la face visible de la banlieue des médias. À son tour, la presse écrite joue sur un langage polisson, aux blagues insipides et avec un semblant de culture, comme une forme de captatio benevolentiae envers le lecteur inculte et ignorant issu notamment du lumpen-prolétariat.
Une Roumanie second-hand, voire third-hand?
Naturellement, la Roumanie n’est pas le plus misérable des pays de ce monde, mais à cause de sa banlieue qui s’étend et essaie d’en recouvrir le centre, la Roumanie tend à paraître de moins en moins européenne, de certains points de vue. Probablement ce n’est non plus l’ancien pays communiste le plus déchu, mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui inquiète est, je le dirais, la prédisposition ou la vocation de la Roumanie pour la banlieue : car il existe chez les Roumains un penchant spécial, un instinct de la banlieue et de la goujaterie. Les élites ne sont (heureusement) pas absentes, mais leur existence ne peut aucunement camoufler l’invasion barbare de la banlieue chez les Roumains. L’abondance de la périphérie, le provincialisme agressif et accaparateur, les tonnes d’ordures (nationales), la boue des rues, l’invasion de la grossièreté (les inévitables mangeurs et cracheurs de graines de tournesol), l’insalubrité, et le manque d’instruction consacrent la Roumanie comme un état de périphérie mélangée à un abrutissement social et politique, un pays qui semble fait plutôt d’exclus, que d’inclus.
Traduction en français par Maria Matel
http://caieteleechinox.lett.ubbcluj.ro/?p=1726
Iacob Mârza
Université ”1 Décembre 1918”, Alba-Iulia, Roumanie
Identité et altérité à Blaj sous le « Vormärz » : le cas des écoles
Identity and Alterity in Blaj during the « Vormärz »
Abstract: The author examines Augustin de Gerando’s book La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, 1845, which is a valuable source of information regarding the modern cultural dynamics of identity and alterity. The book describes the schools from Blaj (in the centuries before the 1848 Revolution). The French writer Augustin de Gerando married Countess Emma Teleki from Transylvania, where he eventually settled and wrote about his experiences. Due to his notes we have an interesting narrative and historical source, which offers us a convincing image, provided by an outsider, of the Blaj schools during the modern age (a presentation of the schools and of the education authorities, as well as the shock he experienced on making some close inspections there). The author also introduced unpleasant considerations on the Romanian elite, which can be explained by analyzing the relationship between the Romanians and the Hungarians in the years before the 1848 Revolution.
Keywords: Augustin de Gerando, 19th Century Habsbourg Transilvania, Romanian schools, minority / majority dynamics.
À une époque où l’enseignement moyen et supérieur dans la Grande Principauté de Transylvanie, est ravivé par l’assimilation d’idées modernes et par l’application de plusieurs réformes (Cluj, Sibiu, Braşov, Aiud, Beiuş, Sighişoara, etc.), sans laisser de côté l’intérêt pragmatique des citadins roumains ou des marchands de Braşov par rapport à l’école, on prend à Blaj d’importantes mesures de restructuration des institutions d’éducation. La fondation du lycée en 1831, institution d’enseignement supérieur similaire à d’autres lycées transylvains de tradition (dont les diplômes étaient reconnus par les autorités gouvernementales) ; l’attention accordée aux mathématiques et à la physique dans les programmes scolaires, à part l’étude de l’histoire, de la géographie et de la philosophie ; l’activité soutenue d’une pléiade d’enseignants patriotes qui ont commencé à donner leurs cours en roumain (Simion Bărnuţiu, Timotei Cipariu, Ioan Rusu et autres) les propositions de réformation de l’enseignement dans le domaine de l’organisation et du contenu ; les orientations de quelques érudits vers des collaborations avec des centres roumains d’une autre confession (Brasov, des villes du Banat) ; l’intérêt manifesté par rapport à la culture de la Valachie et de la Moldavie (la circulation des livres et des périodiques roumains ; les échanges épistolaires ; divers voyageurs et activités temporaires en dehors de l’arc des Carpates, etc.) mettent en relief un profil à part du centre scolaire de Blaj sous le « Vormärz »[1], plaidant pour une identité indiscutable avec des accents nationaux.
Une perspective moins connue – et qui n’a pas été mise en valeur de manière systématique avant ce moment – sur le centre culturel de Blaj sous le « Vormärz » avec comme point d’intérêt entre autres ses écoles et ceux qui les servent, nous est offerte par les relations d’Augustin de Gérando dans le volume La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, 1845[2]. Dans le cas où, à partir d’un support documentaire qui peut soulever des discussions et envoyer à diverses connotations nationales, nous voulons obtenir une image plus complète sur les institutions scolaires dans les années précédant la Révolution de 1848-1849, les notes de voyage d’Augustin de Gérando (1820-1849) écrivain et politicien français établi en Transyilvanie par le mariage avec la comtesse Emma Teleki, doivent être interprétées comme source historique narrative intéressante[3] qui nous offre, d’une manière suffisamment convaincante, « l’image de l’autre » sur Blaj à l’époque moderne. Les clichés et les images qui se détachent du texte de l’écrivain français peuvent constituer, à la portée d’un certain horizon historiographique, autant d’éléments nécessaires contribuant à une compréhension plus nuancée de la situation de Blaj, important centre ecclésiastique et scolaire des Roumains transylvains de la première moitié du XIXe siècle, dans la direction de l’identification de quelques phénomènes d’identité et altérité.
Les représentations sur les écoles de Blaj sous le « Vormärz », telles qu’elles peuvent être rencontrées dans les relations de voyage d’Augustin de Gérando[4] que nous essayons d’interpréter ici et maintenant dans la perspective de recherches d’imagologie effectuées sur encore un autre centre culturel des dimensions de celui situé à la confluence des deux Târnave[5], doivent être rapportées, dès le début, au but suivi par leur signataire : la tentative de connaître le mouvement intellectuel roumain après avoir suivi un phénomène similaire pour les Hongrois de la Transylvanie, à Aiud[6]. En précisant que, à Blaj, se trouve la résidence de l’évêque gréco-catholique, Aug. de Gérando présente sans connaître de manière suffisamment claire – ce qui n’est pas une reproche – la situation scolaire des Roumains unis de la Transylvanie : « […] à Balásfalva, le travail analogue qui s’accomplit parmi les Valaques. C’est à Balásfalva que réside l’évêque du culte grec uni, et que se trouve le meilleur ou plutôt le seul collège qui appartient à cette communion. »[7] L’information est, en son essence, exacte si l’on tient compte du fait que, à Blaj fonctionnait, depuis 1831, sous la direction de l’évêque Ioan Lemeni, le seul lycée roumain soutenu par l’église gréco-catholique en Transylvanie, qui ne doit pas être confondu ni avec le gymnase, ni avec le séminaire théologique, tout comme l’on ne peut pas laisser de côté l’existence, depuis 1828, du lycée de Beiuş, fondé par l’évêque Samuil Vulcan[8].
En rapport direct avec la spécificité du centre ecclésial et culturel de Blaj et comme preuve péremptoire de l’horizon spirituel de facture romantique de l’auteur, Augustin. de Gérando se lance dans une longue digression sur le passé de l’Église gréco-catholique de Transylvanie. Les informations n’ont plus de rapport direct avec le but principal de l’investigation, raison pour laquelle ces questions ne seront pas discutées ici[9]. En faisant référence à la situation précaire sous rapport matériel de l’église, l’auteur note à un moment donné : « Trois cents élèves pauvres, qu’il doit pour la plupart nourrir, sont admis à Balásfalva, et l’entretien des quatorze cents paroisses répandues dans le pays est à sa charge »[10]. Le nombre des élèves, mentionné par le narrateur, même s’il doit être mis sous le signe de l’interrogation, aussi bien que l’indication de la tâche de l’évêché de les nourrir en grande partie, constituent, en leur essence, des données déjà acceptées par l’historiographie du thème[11].
En continuant de suivre les relations d’Augustin de Gérando, nous sommes confrontés à une série de considérations de nature historique, dans une vision romantique, sur l’élément roumain de Transylvanie, notamment des prêtres de campagne devenus « chefs nationaux » des paysans, vivant parmi eux, travaillant à côté d’eux, parlant leur langue, faisant partie de la même nation. Tout ceci fait comprendre à l’érudit français pourquoi les prêtres, conscients du rôle qu’ils devaient accomplir dans la voie des Roumains vers un futur meilleur, faisaient « l’objet de l’adoration populaire »[12] : « Aussi s’habituent-ils à regarder les popes comme leurs chefs naturels. Les popes vivaient parmi eux, comme eux, labouraient comme eux, parlaient leur langue, étaient de leur race : ils devinrent l’objet de la vénération populaire. Le clergé comprit admirablement ce rôle et l’accepta. Regardez ce paysan aux longs cheveux qui sort de sa chaumière : il ôte lentement son chapeau parce qu’il voit passer la voiture d’un magnat mais il fera un détour pour aller baiser la main de son prêtre […] Dans ce réveil solennel, le peuple valaque, qui hier encore était serf, ne peut être que le dernier venu. C’est à la voix de son clergé qu’il se mettra en mouvement. Il suivra ceux en qui il a foi depuis tant de siècles, et qui ne l’ont jamais abandonné. J’avais donc un désir légitime de visiter Balásfalva. Ce n’était pas une excursion motivée par une vaine curiosité : j’allais juger à la fois la tête et le cœur d’une nation. »[13]
Dans un contexte culturel pareil, au niveau de ses connaissances, Augustin de Gérando met en discussion la question des remous religieux des habitants de la principauté transylvaine, la propagation du culte gréco-catholique, les quatre points qui différenciaient l’Église orientale de celle occidentale (après le concile de Florence de 1439) les tentatives des princes du XVIIe siècle de convertir les Roumains au calvinisme, l’offensive de l’empire des Habsbourg sous rapport politique et religieux sur la Transylvanie et sa transformation en province soumise à la couronne des Habsbourg et l’union d’une partie de Roumains transylvains avec l’Église de Rome[14], etc.
La description du voyage d’A. de Gérando vers Blaj dans le chariot d’un paysan roumain, avec ses informations pittoresques visant certaines réalités géographiques et des mentalités typiques pour le « Vormärz » n’est pas dépourvue d’intérêt : « Pour me rendre à Balásfalva il me fallait quitter la grande route, ce que j’ai dû faire souvent, et m’engager dans un étroit chemin labouré d’ornières où j’aurais infailliblement versé si je n’avais eu la prudence de louer une voiture du pays. Je fis prix avec un cocher valaque, qui de soubresauts en soubresauts nous conduit, non sans peine, à Balásfalva. Notre homme déclara qu’il ne connaissait pas d’auberge où nous puissions descendre, ce qui ne m’étonna que médiocrement ; mais il se hâta d’ajouter que l’évêque était fort hospitalier. Il paraissait si flatté d’honneur de conduire sa voiture dans la cour de l’évêque, et de souper avec les gens de l’évêque, que je dus en passer par où il voulait. »[15]
La relation d’A. de Gérando se maintient tout aussi captivante lorsqu’il décrit son entrée dans l’immeuble du palais épiscopal où il aperçoit quelques jeunes prêtres et la manière de décrire une partie de l’intérieur du palais : « Il arrêta donc ses chevaux à la porte du palais épiscopal, et, sans attendre mes ordres, cria à tue-tête qu’un voyageur demandait à entrer. Il exerçait ses poumons dans une cour assez vaste, où se promenaient quelques jeunes prêtres fort graves. Un valet l’entendit, gagna l’appartement du maître, et rapporta l’ordre de m’introduire. On me fit passer par un escalier et des corridors, au bout desquels se trouvait une longue salle décorée des portraits des évêques grecs de Transylvanie. Cette pièce n’était éclairée que par la bougie que portait mon guide, et, à mesure qu’il passait, ces figures austères s’illuminaient et semblaient s’approcher. Le valet poussa la porte qui se trouvait au fond de la salle, et je me trouvai dans une chambre où étaient assis deux personnages. »[16]
L’intérêt de la relation se maintient dans la perspective de « l’image de l’autre » si nous avons en vue les principaux personnages ecclésiastiques qui y apparaissent, le voyageur français étant accueilli par l’évêque gréco-catholique Ioan Lemeni – il accomplissait aussi la fonction de directeur des écoles de Blaj – qui avait comme invité l’évêque orthodoxe Vasile Moga, dont la résidence était à Sibiu. Essayons de nous rappeler que, dans les décennies 4-5 du XIXe siècle se sont enregistré quelques actions politiques communes à Blaj et à Sibiu sur le compte des Roumains transylvains dirigés par les deux représentants du clergé suivant une réorientation politique nationale[17]. Nous donnons, une fois de plus la parole au narrateur : « Le visage vénérable de l’un était orné d’une longue barbe blanche. L’autre, à la physionomie vive et fine, avait une barbe grisonnante artistement coupée. Ce fut ce dernier qui m’accueillit. Il se leva, me tendit la main, ma présenta son collègue l’évêque d’Hermannstadt, et répondit affectueusement au compliment que je lui débitai en latin, attendu que je ne me sentais pas assez sûr de mon allemand ni de mon hongrois, et que je n’étais pas fort en état de lui parler valaque. Après les paroles indispensables sur la France et sur la Hongrie, sur les mauvaises routes et sur le beau temps, j’essayai d’amener la conversation sur un sujet qui me touchait beaucoup. »[18]
La discussion sur la situation politique de la Transylvanie, la reconnaissance par l’évêque Ioan Lemeni du fait qu’il appartenait à une famille hongroise, la spécificité des voyages à aspects fort agréables et avec des choses difficiles à supporter, la conversation pimentée de latin sur diverses questions quotidiennes non exemptes de banalités, etc., constituent le sujet d’une autre partie de la relation d’A. de Gérando : « Nous parlions de la situation de la Transylvanie. Comme l’évêque s’étonnait qu’un étranger pût discourir sur des sujets aussi difficiles, je lui appris qu’attaché à une famille hongroise, j’étais presque citoyen de son pays. J’ajoutai que mes voyages ne laissaient pas que de m’être agréables, par la raison que les fatigues semblent plus légères quand on se trouve deux pour le supporter. ”Je suis accompagné, dis-je résolument, d’une personne qui ne me quitte pas. Où est-elle ?” demanda l’évêque. In curru, répliquai-je (j’ai dit que nous parlions latin), ”dans le char”, regrettant d’appliquer ce mot poétique à l’abominable carriole qui nous avait cahotés jusque là. J’attendais l’effet de ce mot décisif ; mais à ma grande surprise mon interlocuteur resta impassible. Il ne paraissait ni charmé ni embarrassé ; évidemment il n’avait pas entendu. Je pensai que les Hongrois, qui font plier à tous leurs besoins la langue de Cicéron, avaient pu imaginer une expression nouvelle pour signifier “voiture “, comme ils ont inventé le mot scalpetum pour dire ” fusil “. »[19]
Mais un passage d’intérêt maximal pour la problématique de base de cette recherche est celui où apparaît nominalisé le professeur de philosophie Iosif Pop[20], qu’il connaît à l’occasion de la visite du lycée : « Nous n’eûmes qu’à nous louer de l’hospitalité de Balásfalva. Dès le lendemain je visitai le collège, conduit par le professeur de philosophie, M. Joseph Papp, jeune homme plein de cœur et d’intelligence. J’ai dû beaucoup à ses bons et utiles renseignements et je me plais à le remercier de son chaleureux concours. M. Papp, que ses fonctions astreignent à un travail incessant, a trouvé moyen, dans ses moments de loisir, d’étudier les principales langues de l’Europe, et il parle français, italien, allemand, latin, hongrois, valaque et turc. »[21]
Après ce portrait intellectuel du professeur du lycée de Blaj dont la fin tragique surviendra en avril 1845[22], année pendant laquelle apparaîtra à Paris le texte d’A. de Gérando, nous pouvons prendre contact avec un autre fragment de très grande importance documentaire par rapport au profil des écoles de Blaj sous le « Vormärz », en suivant le fil de l’identité et de l’altérité des institutions qui s’y trouvent : « Comme tout ce qu’il y a d’intelligence chez les Valaques réside dans le clergé, il s’ensuit que le collège de Balásfalva est proprement un séminaire. Les jeunes gens qui y sont admis en sortent prêtres. Ils y entrent à huit ans, apprennent les langues et la liturgie ; après quoi on les marie et on leur confère l’ordination. Je parcours avec plaisir les salles d’étude et les classes, « écoutant cette douce langue valaque, qui me semblait harmonieuse comme le Vénitien. Je fus frappé de la physionomie intelligente de plusieurs d’entre les élèves. Parmi les professeurs, quelques uns me représentaient ce qu’ont dû être les bénédictins ; d’autres, au regard rapide, avaient une vivacité toute méridionale. J’ai dit que ce séminaire était la seule institution qui appartînt aux grecs unis ; j’ajouterai que deux élèves des plus distingués sont envoyés à Vienne pour y achever leurs études. »[23]
La situation scolaire de Blaj, telle qu’elle est relatée par le voyageur français, supporte quelques amendements, même si le texte est important dans la perspective de « l’image de l’autre » pour les institutions d’éducation qui s’y trouvent. La confusion entre lycée et séminaire, deux institutions indépendantes, même si conçues par les organisateurs « ab initio » dans une unité dialectique ; la mise en évidence superficielle du contenu de l’enseignement qui ne se limitait pas seulement à l’enseignement des langues et de la liturgie ; le fait de signaler le séminaire de Blaj comme seule institution de ce genre appartenant aux Roumains gréco-catholiques, etc., autant de stéréotypes erronés[24] qui doivent être compris en rapport direct avec les chances de documentation d’A. de Gérando, accompagné par le professeur Iosif Pop[25] pendant son séjour à Blaj. Évidemment, nous ne pouvons pas sous-estimer les appréciations correctes et favorables sur une réalité culturelle. En ce sens, se détache de loin la comparaison surprenante de la langue roumaine au vénitien grâce à son harmonie, les considérations sur les élèves aux physionomies intelligentes, l’impression laissée par les professeurs qui lui semblaient le prototype culturel des bénédictins pour cette époque-là, les boursiers à Vienne (dont le nombre était, évidemment, plus grand), etc.
À la fin des relations sur la visite à Blaj et la rencontre de quelques uns de ses intellectuels parmi lesquels A. de Gérando nomme seulement l’évêque gréco-catholique Ioan Lemeni et le professeur de lycée Iosif Pop, nous trouvons plusieurs appréciations du voyageur français clairement favorables dans les cercles officiels concernant les rapports entre les Roumains et les Hongrois en Transylvanie avant la Révolution de 1848-1849, de l’effervescence du journalisme à l’époque où les connotations politiques nationales ne sont pas absentes, ayant pour point de départ la polémique entre Gazeta de Transilvania et Erdélyi hiradó de la cinquième décennie, notamment entre les deux centres culturels, ecclésiastiques et politiques de la taille de Braşov et Cluj, de l’attitude des nobles hongrois par rapport aux Roumains en comparaison avec celle du patriciat saxon, de la pétition de 1791, Supplex Libellus Valachorum, adressée, au nom de la nation roumaine, par les évêques Ioan Bob et Gherasim Adamovici, par l’effort politique commun de 1843, provoqué par les remous politiques et les travaux de la Diète auxquels se sont engagés les évêques Ioan Lemeni et Vasile Moga[26], etc.
En fait, beaucoup des actions politiques et culturelles que le voyageur français présente d’un point de vue personnel qui va donner lieu à des discussions et même à des polémiques de la part de quelques intellectuels roumains – si nous pensons aux opinions de George Bariţ et Timotei Cipariu[27] ont eu comme point de départ la petite ville de la confluence des Târnave.
Notre tentative de surprendre des aspects de l’identité et de l’altérité à Blaj sous le « Vormärz » offerts par le cas des écoles, à partir des notes de’A. de Gérando, La Transylvanie et ses habitants, où nous trouvons d’indiscutables qualités mais aussi des défauts inévitables, nous conduit vers quelques conclusions. L’attitude de l’auteur français marié à une représentante de la noblesse hongroise de Transylvanie où nous trouvons une oscillation constante entre des images préexistantes et le choc des constats sur place[28] auxquels l’on ajoute, plus d’une fois, des informations inconfortables pour l’élite des Roumains transylvains sous le « Vormärz », explicables jusqu’à un certain point par les rapports entre les Roumains et les Hongrois dans les années qui ont précédé la Révolution de 1848-1849, indiquent de manière indiscutable des différenciations de civilisation aussi bien qu’absence de communication entre divers groupements ethniques dans un espace particulier et en différents moments historiques et politiques.
L’identification, dans les notes d’A. de Gérando, d’autres images sur les Roumains et leur identité – avec référence directe aux écoles de Blaj sous le « Vormärz » donne lieu naturellement à des préjugés propre à la nation majoritaire – comme on l’a remarqué dans la littérature de spécialité[29] – mais confèrent aussi un plus d’authenticité et relativisme typiques pour une source historique pareille qui a fait appel au prêtre Urmösi Sándor et a été citée par Nicolae Iorga[30]. En dernière instance, dans le cas des observations d’A. de Gérando, nous sommes aussi devant un phénomène intéressant de relativisation des images sur l’autre à partir de la manière dans laquelle « un français lié par mariage à l’aristocratie » a perçu les problèmes qui ont préoccupé l’élite des Roumains transylvains dans les années précédant la Révolution de 1848-1849. Si quelques images surprises dans les notes du voyageur étranger confèrent un plus de couleur pour le profil intellectuel d’un centre culturel de la taille de Blaj sous le « Vormärz », d’autres renvoient au « bon sauvage roumain » si nous avons en vue l’entendement et même la sympathie pour le charretier (un cocher valaque) qui l’a accompagné pendant son voyage à Blaj.
Les notes d’A. de Gérando qui ont attiré l’attention à un moment donné à Nicolae Bălcescu, peut-être par les feuilles même de Bariţ (où l’on signale et l’on reproduit des fragments de La Transylvanie et ses habitants[31] présente un intérêt indiscutable pour ceux qui vont tenter une approche des aspects de la constitution de l’imaginaire social dans la Transylvanie de la première moitié du XIXe siècle en voie vers l’établissement de l’identité nationale[32]. Mais les notes d’A. de Gérando doivent être attachées et interprétées avant tout dans le contexte d’une évaluation historiographique située dans la perspective de quelques aspects d’identité et d’altérité du Blaj de l’époque pré-révolutionnaire avec des institutions et des personnalités qui ont eu un rôle indiscutable dans la renaissance nationale des Roumains transylvains[33].
Notes
[1] Iacob Mârza, Scoala si natiune, Scolile de la Blaj în epoca renasterii nationale, Cluj-Napoca, Dacia, 1987, pp. 44-45.
[2] Exemplaire consulté dans la Bibliothèque Nationale de la Roumanie, Philiale Batthyaneum, Alba Iulia, cote Q4 VIII 2 a.
[3] Des données biographiques sommaires, dans le contexte de la valorisation des relations sur Alba Iulia, chez Iacob Mârza, Augustin de Gérando sur Alba Iulia in Apulum, VIII, 1971, pp. 197-214. Voir aussi N. Edroiu, Călători străini despre răscoala lui Horea, in Apulum, XI, 1973, pp. 387-388.
[4] A. de Gérando, La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, Au Compt. des Imprim. Unis, 1845, pp. 211-222 (Chapitre VIII. Enyed – Balásfalva).
[5] Des commentaires sommaires en marge de quelques fragments traduits, chez Ioan Georgescu, Blajul de altă dată, in Cultura creştină, II, 11, 1912, pp. 337-340.
[13] Ibidem, p. 213. Pourl’étape actuelle de l’historiographie sur les rapports politiques au XVIIIe siècle, l’union avec l’Église de Rome, l’instauration du régime autrichien, au diplôme de l’Union, etc, cf. David Prodan, Supplex Libellus Valachorum. Din Istoria formării naţiunii române. Nouvelle édition revue et corrigée, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1984, PP, 134-150 ; Mathias Bernath, Habsburgii şi începuturile formării naţiunii române. Traducere de Marionela Wolf . Prefaţă de Pompiliu Teodor, Cluj, Dacia, pp. 25-158.
[17] Cf. les conclusions de Ladislau Gyémánt, Mişcarea naţională a românilor din Transilvania între 1790 şi 1848, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1986, pp. 119-335.
[20] Pour sa vie et son activité voir: Iacob Mârza, Cultură, religie şi destin la Blaj în « Vormärz » : profesorul Iosif Pop (1812-1845), Muzeul Naţional al Unirii, Bibliotheca Musei Apulensis, X, Universitatea « 1 Decembrie 1918 » ; Spiritualitate transilvană şi istorie europeană. Editori Iacob Mârza et Ana Dumitran, Alba iulia, 1999, pp. 463-468.
[21] A. de Gérando, op. cit., p. 218. Dans le contexte de la mise en évidence de l’attachement des Roumains pour la langue, comme une r2flexion de la culture romantique, A. de Gérando mentionne aussi l’intérêt de Iosif Pop pour la culture populaire : « M. Papp, de Balásfalva, nous a communiqué quelques chansons que nous nous empressons de reproduire à cause du mérite incontestable de la poésie et parce qu’elles ont un caractère national ; » A. de Gérando, op. cit., p. 341-342.
[22] Cf. pour quelques détails, Iacob Mârza, Cultură, religie şi destin la Blaj în « Vormärz » : profesorul Iosif Pop (1812-1845), in op. cit. pp. 463-468.
[24] Voir Iacob Mârza, Scoala si natiune, pp. 58-156 (Evolutia scolilor pâna la 1848. Profesorii, continutul învatamîntului)
[25] Considéré “comme un des jeunes genies de son temps” G. Bariţiu, Urmările primei publicaţiuni a lui Simion Bărnuţiu, in Observatorul, IV, 6, 1881, p. 22.
[26] A. de Gérando, op. cit., pp. 218-222. pour l’étape des recherches, cf. David Prodan, op. cit., passim, Ladislau Gyémánt, op. cit., passim.
[27] Reste édifiant, de ce point de vue, l’échange épistolaire entre Timotei Cipariu et George Bariţiu, notamment les lettres de Blaj, 13/25 février 1846 et 12/14 mars 1846, où nous trouvons reflétée l’attitude des érudits de cette région suite à l’intervention journalistique de George Bariţ vis-à-vis des observations partiales d’A. de Gérando (op. cit., p. 221-222 dont il est considéré responsable jusqu’à un certain moment, et le professeur Iosif Pop (trouvé en ce moment dans le groupement proche à I. Lemeni) ; la protestation du consistoire de Blaj contre le hongrois ; envoyé à la Diète en 1842 ; l’image déformée de ville de « l’Harmonie » qu’A. de Gérando confère à Blaj domin2 par la partie de l4évêque I. Lemeni ; l’interprétation fréquente des réalités politiques, culturelles et religieuses de la Transylvanie pré-révolutionnaire etc. Cf. George Bariţ şi contemporanii săi, Vol. IV, Ediţie de Ştefan Pascu, Iosif Pervain, Ioan Chindriş, Dumitru Suciu şi Ion Buzaşi. Coordonnateurs : Ştefan Pascu et Iosif Pervain, Bucureşti, Minerva, 1978, pp. 251-252, 252-253, 258.
[28] Des propos intelligents et modernes par rapport à cette recherche chez Melinda Mitu, Sorin Mitu, Românii văzuţi de maghiari. Imagini si clişee culturale din secolul al XIX-lea, Cluj-Napoca, EFES, 1998, passim.
[31] George Em. Marica, Studii de istorie şi sociologia culturii române ardelene din secolul al XIX-lea. Vol. III. George Baritiu – istoric, Cluj-Napoca, Dacia, 1980, p., 45, nr. 79.
[32] Des directions de recherche intéressantes chez Sorin Mitu, Geneza identităţii naţioale la românii ardeleni, Bucureşti, Humanitas, 1997, passim.